7. 1. L’acte de langage

Il est évident pour C. Kerbrat-Orecchioni que l’ADI ne peut pas se passer de la notion d’acte de langage.249 La CA récupère une théorie implicite des actes de langage, recourant massivement aux notions de « question », « requête », « salutation », « offre », etc., le plus souvent sans les définir, c’est-à-dire en en faisant un usage « pré-théorique ».

C. Kerbrat-Orecchioni résume la façon d’identifier les paires adjacentes. Il y a des normes (ou des règles) qui sous-tendent les enchaînements d’énoncés, et qu’on peut décrire avec la théorie des speech acts. Cette théorie a en effet montré qu’à certains types d’énoncés (définis sur des critères lexico-syntaxico-prosodiques) correspondaient « normativement » certaines valeurs pragmatiques dont découlaient leurs propriétés séquentielles. La séquentialité découle de la valeur des énoncés et non l’inverse.

Selon C. Kerbrat-Orecchioni,les analyses effectuées dans le cadre de la CA enrichissent considérablement la théorie au sujet d’un fonctionnent réel des actes de langage en contexte interactif; ceci a surtout permis de mettre en évidence le fait que les énoncés possédaient, outre leur valeur illocutoire, une valeur conversationnelle liée à l’enchaînement séquentiel: fonction initiative, réactive ou « évaluative » au sein de l’échange; rôle d’ouvreur (qui peut être rempli par des actes divers: salutation, question sur la santé, commentaire de site) ou de clôtureur (salutation, vœu, « projet ») au sein de l’interaction; fonction de bornage ou de préface, etc.

Dans la perspective descriptive, C. Kerbrat-Orecchioni distingue les trois grands niveaux suivants, constitués d’unités que l’on peut dire respectivement « pratiques », « fonctionnelles » et « relationnelles »:250

(1) Niveau de la gestion locale de l’alternance des tours (la « machinerie de la conversation »).

(2) Niveau de la cohérence syntaxico-sémantico-pragmatique du dialogue et de son organisation aussi bien « micro » que « macro ». De ce niveau relèvent ces unités pragmatiques que sont les actes de langage, les interventions et les échanges, mais aussi ces unités syntaxiques que sont les phrases, ou plutôt les « clauses » (plus pertinentes à l’oral) – aussi et même d’abord, car les interventions dépendent directement des clauses (et non des tours dans lesquels elles sont simplement « logées »), comme il apparaît clairement en cas de « coénonciation ». En cas d’intervention constituée de plusieurs actes de langage, c’est en principe de l’acte directeur que dépendent ces valeurs (mais les actes subordonnés jouent un rôle important au niveau relationnel).

(3) Niveau de la relation interpersonnelle (gestion de divers types de « relationèmes », contraintes rituelles, face-work).

Tout énoncé peut être envisagé à ces différents niveaux. Par exemple, un énoncé tel que « Je peux vous demander quelque chose ? » est tout à la fois un marqueur de dérivation illocutoire (confirmant la valeur de requête indirecte de la question), et un adoucisseur de cette « menace » que constitue toute requête.

C. Kerbrat-Orecchioni définit l’acte de langage (ou « acte de parole », appelé « action » par des adeptes de la CA) comme l’unité minimale de la grammaire conversationnelle et l’unité la plus familière aux linguistes.251

Il existe les AL (actes de langage ou actions langagières) et les ANL (actes ou actions réalisés par des moyens non verbaux). La gestualité dite « communicative », ou les « gestes praxiques » sont, selon C. Kerbrat-Orecchioni, par excellence des « actes » comparables aux actes de langage.252

En admettant qu’un acte se définit par son aptitude à opérer une transformation de l’environnement, ce ne sont pas les mêmes types de transformations qu’effectuent les AL et ANL, affirme C. Kerbrat-Orecchioni. Si les actes non langagiers peuvent opérer une transformation matérielle du monde environnant, les AL ont les possibilités transformatrices plus réduites: la production d’un énoncé peut modifier l’état cognitif et les dispositifs mentales du destinataire (dans le cas par exemple des assertions, jugements, etc.), ainsi que ses dispositions affectives (compliments, critiques, injures…) et l’état de la relation interpersonnelle (ordre, confidence…). Elle crée aussi certaines « obligations conversationnelles », c’est-à-dire des contraintes sur l’enchaînement, contraintes exercées sur le destinataire mais aussi sur le locuteur lui-même, qui « s’engage » par son dire. Le pouvoir d’action des énoncés est fortement contraint par les conditions et les modalités bien particulières dans lesquelles il s’exerce. Une insulte blesse indirectement, via le sens que véhicule l’énoncé. Dans le cas des AL, l’action sur le monde est indirecte, puisque le faire est médiatisé par un faire savoir. L’action d’un énoncé est dépendante d’un tiers, le destinataire, et entièrement tributaire de sa bonne volonté communicative. Entre le dire et le faire viennent donc s’interposer deux instances: le sens et l’autre.

C’est en contexte seulement que les ANL se sémiotisent, remarque C. Kerbrat-Orecchioni. L’action de fermer la porte n’est « intelligible » qu’en contexte, alors que l’énoncé « Ferme la porte » possède un sens hors contexte – et c’est précisément ce qui peut paraître gênant dans cette inflation actuelle du terme d’« action ». Il semble ainsi préférable de parler d’« acte de langage » plutôt que d’« action ».

Dans les conversations constituées essentiellement de matériel langagier, les principaux ANL impliqués sont de nature mimo-gestuelle (encore qu’une conversation puisse faire intervenir occasionnellement des gestes instrumentaux comme allumer une cigarette, ouvrir la fenêtre ou verser à boire).

On assiste alors, d’après C. Kerbrat-Orecchioni, à un double mouvement de sémiotisation des ANL et de pragmatisation des AL.

Notes
249.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.62.

250.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.p.65-66.

251.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Les Interactions verbales…, op. cité, p.229.

252.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.67.