Lorsque l’on travaille sur le discours-en-interaction, explique C. Kerbrat-Orecchioni, l’objectif est de saisir comment les locuteurs se comprennent mutuellement. Il s’agit toujours, pour les participants à la conversation comme pour les analystes de la conversation, de construire à propos d’un segment donné une hypothèse interprétative, qui pour les participants va en principe servir de base à l’enchaînement. En réalité, l’enchaînement manifeste l’interprétation que le second locuteur prétend avoireffectué du tour précédent. Le sens d’un énoncé n’est pas assimilable au sens qui sert de base à l’enchaînement, précise C. Kerbrat-Orecchioni. L’analyste a le droit de prendre en compte des significations qui ne sontpas ouvertement traitées dans l’interaction.
Selon C. Kerbrat-Orecchioni, l’interprétation des discours dialogaux est encore plus complexe que celle des discours monologuaux, puisqu’elle consiste à reconstituer tour après tour, à partir de ce que l’analyste suppose être leurs compétences communicatives respectives, les interprétations à la fois possibles et affichées par les différents participants. L’analyste de conversations doit effectuer des hypothèses sur les hypothèses interprétatives effectuées par ceux qui se trouvent engagés dans ce processus dynamique qu’est la construction collective de l’interaction. Plus le nombre des participants est grand et le cadre participatif complexe, plus sera difficile la tâche de l’analyste. Elle doit être conçue comme une sorte d’idéal descriptif, vers lequel on tend sans espérer pouvoir jamais l’atteindre. Par rapport aux participants, l’analyste est à la fois handicapé (à moins qu’il ait participé lui-même à l’échange) et avantagé dans la mesure où il peut repasser l’enregistrement à loisir, et y découvrir sans cesse de nouveaux détails pertinents.
C. Kerbrat-Orecchioni remarque que l’analyse doit se faire du point de vue des participants et dans leurs propres termes.
Elle ajoute que les catégories que l’on manipule en analyse de discours ne sont jamais des catégories « naturelles », mais construites dans le cadre d’une théorie, parfois de toutes pièces, parfois à partir des catégories de la langue ordinaire. Les définitions sont nécessaires, et d’autant plus que l’emploi technique du terme est plus éloigné de son usage ordinaire (comme on l’a vu pour la notion d’action). Des catégories dégagées une fois à partir d’un corpus suffisant de données, sont incorporées à la théorie, au prix d’un incessant travail d’affinement et d’enrichissement.
L’interprétation du point de vue des participants doit être, selon C. Kerbrat-Orecchioni, une reconstitution (toujours plus ou moins aléatoire) des interprétations effectuées par tous les participants à l’interaction, qui se formule explicitement dans un métalangage adapté.
Cette spécialiste d’analyse du discours sous-entend sous le sens d’un énoncé « quelque chose » qui s’y trouve plus ou moins profondément caché, et que l’on découvre en mobilisant diverses ressources interprétatives dont on dispose: savoirs sur les systèmes linguistiques et plus largement sémiotiques à partir desquels est constitué le « texte » de l’interaction; savoirs extralinguistiques concernant le contexte étroit et large, des « scénarios » culturels », qui permettent par exemple de reconstituer la cohérence de l’enchaînement; connaissance des maximes conversationnelles (Grice) et des principes de politesse (Leech, Brown & Levinson), etc.254 Ce qui vaut pour l’interprétation des actes de langage vaut également pour celle des échanges, dont la reconstitution mobilise des considérations concernant le contenu des tours tout autant que leur séquentialité. En l’absence de certaines informations contextuelles pertinentes, l’analyste exploite les traces du contexte qui se trouvent souvent nombreuses (indices de contextualisation).
Or, selon C. Kerbrat-Orecchioni, la tâche de l’analyste consiste d’abord à reconstituer le processus de co-construction du discours (à la fois dans ses mécanismes de production et d’interprétation): il s’agit de décrire « ce qui se passe » au fil de l’interaction envisagée en temps réel. Comme le rappelle Traverso, l’objet auquel l’analyste a affaire, c’est le produit de ce travail de co-construction, c’est-à-dire un objet fini: il peut remonter et descendre de part et d’autre de chaque instant, et sa compréhension des phénomènes interactionnels est le résultat de ces va-et-vient. Si les participants ont à accomplir des activités dont l’analyste doit rendre compte (s’emparer du tour ou l’abandonner, construire une question ou une réponse, mener un récit ou une argumentation), celui-ci doit aussi décrire des unités plus ou moins stabilisées, et composant une sorte de texte dont il lui revient de reconstituer de façon globale la cohérence et la signification. L’analyste a enfin des obligations vis-à-vis du système interactionnel: en dernière instance, sa tâche consiste à enrichir l’inventaire des règles sous-jacentes à la production/interprétation du discours-en-interaction, ou du moins du type particulier de discours auquel il s’intéresse. Ces trois niveaux d’intervention coexistent toujours.
L’observation du fonctionnement du discours-en-interaction contraint les linguistes à admettre, avec Blanche-Benveniste, l’hétérogénéité et l’instabilité foncières de la langue, et plus généralement de l’ensemble des « ressources » qui permettent l’exercice de la parole.
Dans un contexte donné, à partir de représentations et d’attentes préalables, des sujets vont échanger du discours, et changer en échangeant.
Ces mécanismes d’ajustements, qui permettent aux improvisations collectives que sont les conversations (et autres formes de discours-en-interaction) de se dérouler sans trop de heurts, sont désignés par C. Kerbrat-Orecchioni sous l’appellation générique de « négociations (conversationnelles) ».255
KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.85.
KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité,p.92.