9. 3. La négociation des identités et des relations

Tout au long de l’échange, chaque participant va produire un certain nombre d’indices de son identité, lesquels vont être captés et décryptés par les autres participants, grâce aux détecteurs dont ils sont à cet effet pourvus.

C. Kerbrat-Orecchioni remarque que l’identité investie dans l’interaction peut être plus ou moins riche ou pauvre selon la nature de la situation communicative. L’accès des participants à leur identité mutuelle pertinente repose sur un certain nombre de savoirs préalables (concernant à la fois leurs partenaires et le type d’interaction engagée), mais aussi sur le décryptage de certains marqueurs ou indices identitaires de nature verbale, paraverbale ou non verbale. Au cours du déroulement d’une interaction, les représentations identitaires des participants ne cessent d’évoluer et de se réajuster. L’identité de chacun est une « construction interactive »: on se compose une identité en composant avec autrui.

Au cours du déroulement de l’interaction, en même temps que se construisent les identités mutuelles, s’instaure entre les interactants un certain type de relation – de distance ou de familiarité, d’égalité ou de hiérarchie, de conflit ou de connivence, les différentes facettes que comporte la dimension relationnelle pouvant être ramenées à deux axes principaux: l’axe « horizontal » et l’axe « vertical », selon C. Kerbrat-Orecchioni. Dans la terminologie anglo-saxonne on parle de facteur D, pour Distance, et P, pour Power. Dans les deux cas, la relation qui s’établit entre les interactants dépend à la fois de facteurs « externes » (leurs caractéristiques propres – âge, sexe, statut…, leur degré de connaissance mutuelle, leurs liens socio-affectifs, leur rôle interactionnel, la nature de la situation communicative, etc.) et de facteurs « internes » (le comportement adopté tout au long du déroulement de l’interaction).

En général, la négociation de la relation se fait par des moyens plus subtils et moins ouvertement polémiques. C. Kerbrat-Orecchioni évoque de nombreux procédés assez variés qui permettent au locuteur d’exprimer la distance plus ou moins grande (éloignement, familiarité, intimité).262

En français, c’est d’abord sur ce puissant relationème qu’est le pronom d’adresse que repose la construction de la relation horizontale. La règle veut qu’au cours du déroulement d’une conversation s’observe un mouvement de rapprochement entre les interactants. Tout comme la relation horizontale, la relation verticale (de « hiérarchie », « pouvoir », « dominance » ou « domination ») dépend à la fois des données externes, et de la manipulation de certaines unités conversationnelles qui se contentent parfois de confirmer les déterminations contextuelles, mais peuvent aussi les remodeler ou inverser.

Du point de vue des données externes, C. Kerbrat-Orecchioni distingue:263

(1) les interactions symétriques (comme les conversations, où tous les participants jouissent des mêmes droits et ont les mêmes obligations) vs les interactions que l’on peut dire à la fois dissymétriques et complémentaires, dans la mesure où elles engagent des rôles différents mais dont l’un est inconcevable sans l’autre et réciproquement;

(2) parmi les interactions complémentaires: celles qui sont hiérarchiques (ou « inégales ») comme les interactions adulte-enfant, professeur-élève, patron-employer vs celles qui sont non hiérarchiques, n’impliquant pas intrinsèquement de relation de dominance claire entre les participants (p. ex., les interactions interviewieur-interviewé).

Au cours de l’échange lui-même, certaines relations de domination peuvent se constituer dans les interactions en principe non hiérarchiques, et dans les interactions hiérarchiques, le rapport de place peut être plus ou moins gravement subverti; cela grâce au jeu des « relationèmes verticaux » que C. Kerbrat-Orecchioni définit comme taxèmes. Parmi les taxèmes verbaux, elle mentionne, par exemple, les formes de l’adresse, la quantité de parole et le fonctionnement des tours (interruptions, intrusions), la distribution des « initiatives » (ouverture et clôture de l’interaction, et des échanges qui la composent), ainsi que les actes de langage produits de part et d’autre, qui jouent à ce niveau un rôle décisif. Se mettra ainsi en « position haute » celui qui parviendra à imposer à l’interaction sa langue, son script, sa durée, ses thèmes, ou son vocabulaire; à l’emporter dans les luttes pour la prise de parole, les « batailles pour la dénomination », ou les négociations d’opinion.

C. Kerbrat-Orecchioni conclut ainsi que le discours-en-interaction est bien régi par des règles, et par des règles floues. Les négociations sont massivement représentées dans les interactions verbales en tous genres. Leur mécanisme général est partout identique, même si certains types de négociations sont privilégiés par tel ou tel type d’interaction. Par exemple, pour les interactions en classe, il s’agit des négociations sur les signes et les contenus de savoir, mais aussi sur les tours de parole, les initiatives et les opinions, négociations qui toutes débouchent elles aussi sur celle de la relation hiérarchique.

Pour qu’il y ait négociation à proprement parler, précise C. Kerbrat-Orecchioni, encore faut-il que se trouvent en présence deux négociateurs (ou plus).

Considérer le discours-en-interaction comme le produit d’incessantes négociations entre les interactants, c’est admettre d’une part, l’existence de règles conversationnelles qui préexistent à l’interaction dans la mesure où elles sont intériorisées par les interactants; et d’autre part, le caractère « plastique » de ces règles, qu’il s’agisse de ce qu’il est convenu d’appeler la « langue », ou des règles plus spécifiquement conversationnelles.

C. Kerbrat-Orecchioni qualifie la négociabilité de phénomène graduel, dépendant à la fois du type d’élément impliqué et du type d’événement communicatif engagé.

Si l’échec trop radical d’une négociation peut entraîner la mort de l’interaction, sa réussite trop parfaite peut aussi être fatale à la communication, car le consensus ne mène qu’au silence.

Notes
262.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.p.157-186.

263.

Idem, p.p.170-171.