C. Kerbrat-Orecchioni considère la politesse comme un phénomène fondamental, représentant l’ensemble des procédés conventionnels ayant pour fonction de préserver le caractère harmonieux de la relation interpersonnelle, en dépit des risques de friction qu’implique toute rencontre sociale. 264 Si on admet que toute rencontre sociale est « risquée » pour les acteurs qui s’y trouvent engagés, on doit corrélativement admettre l’universelle nécessité de ces mécanismes compensatoires que sont les rituels de politesse. Les grammairiens et les linguistes s’intéressent, au mieux, à quelques items isolés, alors que la politesse organise en système une masse considérable de faits. Depuis une vingtaine d’années, l’étude des phénomènes de politesse constitue l’un des domaines de recherche les plus importants et productifs en pragmatique et sociolinguistique. La politesse a acquis le statut de concept scientifique et dispose de cadres théoriques efficaces.
Par rapport à ce qu’on entend ordinairement par politesse, C. Kerbrat-Orecchioni détermine son objet de recherche d’une manière à la fois plus étendue (comme ensemble des procédés du face-work) et plus restreinte, entre autres parce qu’on l’envisage exclusivement dans ses manifestations linguistiques, alors que la politesse est un phénomène transsémiotique, les manuels de savoir-vivre privilégiant justement les formes non langagières de la politesse, comme les manières de table, ou d’autres types de comportements rituels.
C. Kerbrat-Orecchioni définit la notion de rituel comme un comportement répétitif, stéréotypé, codifié. Il s’agit d’un caractère plus ou moins sacré de l’objet du rituel: c’est une « valeur-totem » dotée d’une forte charge symbolique. Goffman nous dit que la face est un objet sacré, auquel chacun voue un véritable culte, lequel doit s’exercer par un certain nombre de pratiques cérémonielles.265
Pour C. Kerbrat-Orecchioni, la politesse ne se limite pas aux formules figées, mais englobe toutes sortes de procédés (comme la formulation indirecte des actes de langage) et d’emplois (par exemple, de l’adjectif « petit » ou du conditionnel), dont l’ensemble compose le « système de la politesse » tel qu’il fonctionne en France, et qui ne semble pas fondamentalement différent de ce que l’on observe dans d’autres sociétés plus « ritualisées » comme la Corée et le Japon. Il s’agit notamment de l’existence, en langue française de tous ces « adoucisseurs » dont c’est pour certains la fonction principale (« s’il vous plaît », « merci », « excusez-moi », etc.), alors que pour d’autres il s’agit de valeurs plus occasionnelles (« petit »; un adverbe comme « déjà », dans l’énoncé « Comment vous appelez-vous déjà ? »). D’autre part, les exigences de la politesse exercent des pressions sur le système linguistique, qui en conserve nécessairement des traces. Par exemple, c’est bien la politesse qui invite à préférer «Pierre et moi » à « Moi et Pierre » (dans le syntagme nominal comme lorsqu’il s’agit de passer une porte, le « je » doit s’effacer devant l’autre), et « Je voulais vous demander quelque chose » à « Je veux vous demander quelque chose ».
C. Kerbrat-Orecchioni conclut que la politesse est un phénomène pertinent tant pour l’observation du fonctionnement du discours que pour la description du système de la langue, car c’est dans la langue que se trouvent engrangées ces diverses « ressources » permettant, en discours, l’exercice du « travail des faces ».
KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.189.
Idem, p.192.