10. 1. Le ménagement des « faces »

Selon Goffman (1955)266 la politesse s’identifie au face-work (« figuration »). A la base, se trouve l’idée que tout sujet est pourvu d’un face-want,c’est-à-dire du besoin de préserver son « territoire » et sa « face ». Le « territoire » peut être étendu au sens propre comme au sens métaphorique: territoire corporel, matériel, spatial, temporel, cognitif, etc. Goffman considère la « face » (celle que l’on peut « perdre » ou « garder ») en tant que « valeur sociale positive » qu’une personne revendique à travers ses comportements sociaux. Comme le territoire, elle comporte plusieurs « facettes ». Certaines cultures privilégient plutôt le territoire et d’autres plutôt la face. Brown & Levinson ont rebaptisé «face négative » le territoire, et « face positive » la face. Ces deux « faces » sont en relation de complémentarité, même si elles peuvent à l’occasion entrer en conflit. Brown & Levinson ont construit le concept intégrateur et basique de « FTA » (Face Threatening Acts, « acts menaçants pour les faces »). Les faces sont à la fois la cible de menaces permanentes, et l’objet d’un désir de préservation. Pour Goffman, un « travail de face » (face-work) désigne « tout ce qui entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même) », car la perte de face est une défaite symbolique, qui risque de mettre à mal « l’ordre de l’interaction ».

C. Kerbrat-Orecchioni considère la politesse comme un moyen de concilier le désir mutuel de préservation des faces, avec le fait que la plupart des actes de langage sont potentiellement menaçants pour telle ou telle de ces mêmes faces. Elle consiste essentiellement à adoucir l’expression des FTAs, de les « polir ».

C. Kerbrat-Orecchioni a proposé d’introduire dans le modèle théorique un terme qui désignerait des actes valorisant pour les faces - Face Flattering Act (FFAs). Tout acte de langage peut donc être décrit comme un FTA ou un FFA.

L’acte est en réalité intrinsèquement « hybride », comme, par exemple, le compliment, dont Brown & Levinson considèrent surtout la valeur de FTA (le compliment est avant tout une manifestation d’envie: toute louange est forcément menaçante pour la face négative du complimenté), alors que c’est aussi et surtout un FFA pour la face positive du complimenté, ces deux composantes pouvant être hiérarchisées diversement selon les contextes (en général le FFA a plus de « poids » que le FTA mais les choses peuvent s’inverser).

D’habitude, si les FTAs sont adoucis, les FFAs ont au contraire tendance à être renforcés. Nous trouvons, par exemple, chez C. Kerbrat-Orecchioni: « (en dépit de certaines apparences) je ne te veux pas de mal ». Oule cas contraire: « je te veux du bien ».267

Puisque les macro-actes correspondent à des « genres », C. Kerbrat-Orecchioni en déduit qu’on peut avoir des genres « impolis » (macro-FTAs: lettres d’injure, libelles et pamphlets), des genres « polis » (macro-FFAs: le compliment comme genre, le discours d’éloge ou de remerciement), ainsi que des genres « apolis » (macro-FNAs: recettes de cuisine, modes d’emploi, textes réglementaires, etc.). Un macro-FTA peut bien sûr comporter localement des FFAs et inversement.

Le système de politesse se ramène, selon C. Kerbrat-Orecchioni, à un « archiprincipe » de ménagement ou de valorisation des faces (négative et positive) du ou des partenaire(s) d’interaction. Les énoncés sont généralement interprétés de manière qu’ils se conforment au PP (« principe de politesse »). Pour Goffman, le face-work est « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même)».268

La politesse s’exerce avant tout envers autrui, c’est l’« altruisme au quotidien » On ne parle pas de « politesse envers soi-même », mais éventuellement du « respect envers soi-même » (principe de « dignité »). L’auto-dénigrement peut basculer dans l’impolitesse, car il plonge autrui dans l’embarras, ce qui fait une atteinte indirecte sur les faces d’autrui. Dans certaines circonstances, on évite de parler en mal d’un tiers anonyme. La politesse est avant tout une affaire de communication en face à face.

Les FTAs deviennent polis dans la mesure où ils sont adoucis par quelque procédé, alors que les FFAs sont intrinsèquement polis, souligne C. Kerbrat-Orecchioni.

Brown & Levinson insistent sur le fait que l’exercice de la politesse dépend de divers facteurs contextuels, et principalement de la nature de la relation interpersonnelle envisagée dans ses deux principaux aspects, le facteur D(istance) et le facteur P(ower): d’une manière générale, le travail rituel serait d’autant plus important que s’accroît la distance « horizontale » et « verticale » entre les partenaires de l’interaction. L’effet-de-politesse (ou d’impolitesse) produit par un énoncé est la résultante de son contenu sémantico-pragmatique, de sa formulation (plus ou moins « policée »), de son « ton » (notion aussi importante que difficile à définir), de son accompagnement mimo-gestuel, et de divers paramètres contextuels, au premier rang desquels il y a la nature du canal. C. Kerbrat-Orecchioni y réserve, entre autres, de l’importance au contexte, situationnel et culturel.

Ensuite, C. Kerbrat-Orecchioni passe en revue les adoucisseurs rituels qui peuvent se réaliser par des moyens verbaux, non verbaux (sourire, inclinaison latérale de la tête) et paraverbaux (le fameux « ton », dont tout le monde reconnaît le rôle décisif en la matière).269 La panoplie des adoucisseurs verbaux (lexicaux et morphosyntaxiques) est extrêmement riche en français. Certains sont « passe-partout », d’autres s’appliquent de préférence à un type particulier d’actes de langage. On peut d’autre part distinguer les procédés substitutifs (remplacement de l’expression « menaçante » par un équivalent qui l’est moins), et les procédés accompagnateurs (qui mettent comme un bémol à l’énoncé menaçant). Selon les situations (et selon les langues et les cultures), telles ou telles catégories seront privilégiées.

A l’inverse des adoucisseurs, remarque C. Kerbrat-Orecchioni, les intensifieurs ont pour fonction de renforcer l’acte de langage.

Elle montre ainsi sur des exemples concrets que lors des analyses, il ne s’agit pas de prendre en compte seulement la réalisation proprement dite de l’acte de langage, mais aussi l’ensemble du matériel dont l’énoncé est fait.

Notes
266.

GOFFMAN E., « On face-work: an analysis of ritual elements in social interaction », in Psychiatry: Journal of Interpersonal Relations, n°18, 1955, p.p.213-231.

267.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.198.

268.

Idem, p.202.

269.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.p.210-216.