11. 0. Deux grands types d’études du discours-en-interaction

Selon Tarde,271 une histoire complète de la conversation chez tous les peuples et à tous les âges serait un document de sciences sociales du plus haut intérêt.

C. Kerbrat-Orecchioni présente deux grands types d’études que recouvre le vaste domaine de la linguistique interculturelle:272

(1) Les études comparatives (ou contrastives), qui consistent à décrire en parallèle le fonctionnement de tel type d’interaction ou de tel type de phénomène dans les sociétés S1 et S2 afin de dégager in fine les similitudes et les différences. Perspective cross-cultural.

(2) Les études de la communication interculturelle (interactions se déroulent entre les membres appartenant à des groupes culturels différents), et des problèmes inhérents à ce type de rencontres. Perspective dite intercultural.

D’après C. Kerbrat-Orecchioni, les approches (1) et (2) peuvent être combinées, grâce à la méthode dite « des trois corpus » - idéalement: deux corpus d’échanges intraculturels enregistrés dans des situations comparables en S1 et en S2, et un corpus d’échanges interculturels entre locuteurs du premier et du deuxième corpus (ou leurs semblables). Cet idéal ne peut évidemment jamais se rencontrer à l’état pur. En tout état de cause, l’interprétation du troisième corpus n’est possible qu’à la lumière des généralisations obtenues dans les deux corpus intraculturels, car le comportement d’un LNN peut s’expliquer par l’influence de sa culture d’origine, mais aussi à l’inverse par une sorte d’« hyperadaptation » conduisant à commettre des « hypercorrections pragmatiques » par exagération des différences observées (et aussi bien sûr, par des difficultés purement linguistiques). Bref, l’approche de type (2) présuppose l’approche de type (1).

La pragmatique contrastive étudie essentiellement les actes de langage, tandis que les interactions comparées s’intéressent d’un spectre plus large. Les approches et les méthodologies adoptées dans ce champ de recherche sont tout aussi diverses.

D’une manière générale, il s’agit de comparer les normes et comportements communicatifs attestés dans deux sociétés ou plus (les situations et les phénomènes envisagés pouvant être très divers). Les différences observées sont supposées relever de facteurs culturels et non purement linguistiques.

L’approche interculturelle présuppose l’existence de grandes « tendances générales » au sein des speech communities envisagées. D’un point de vue méthodologique, la principale difficulté consiste à neutraliser les autres facteurs de variation (liés aux caractéristiques particulières des interactants et de la situation d’interaction).

Il est certain que le caractère peu « naturel » des méthodes expérimentales (en tous les sens de ce terme) fausse sensiblement les résultats obtenus. Par ailleurs, c’est avant tout sur la base de corpus authentiques que doit s’effectuer l’analyse, éventuellement secondée par différents procédés (par exemple, les tâches de production sous forme de questionnaires ou de jeux de rôles, le recours accessoire à des données fictionnelles). Les corpus authentiques ne sont utilisables que si sont réunis les conditions de représentativité et de compatibilité, ce qui est moins évident qu’on ne peut le penser (et l’est autant moins que les cultures comparées sont plus éloignées l’une de l’autre). Par exemple, remarque C. Kerbrat-Orecchioni, il n’est pas si facile de trouver « le même petit commerce » en France, en Syrie ou au Vietnam. L’établissement du corpus (choix du terrain et des faits à observer) doit donc impérativement être précédé d’une étude « ethnographique » préalable. Il existe encore les problèmes de la traduction des données en langue étrangère (différente de la langue de l’analyse). La description privilégie inévitablement un certain « point de vue », imposé par la langue de description avec ses termes et ses catégories descriptives, mais aussi par les normes culturelles intériorisées par le chercheur. La recherche a donc tout à gagner à se faire dans le cadre d’équipes pluriculturelles. Mais cela ne résout pas la question de la langue de l’analyse (qui ne se fait pas en espéranto…).

C. Kerbrat-Orecchioni constate que les différences apparemment « superficielles » dans le maniement des formules et autres routines de politesse ne sont que la partie émergée d’un vaste iceberg constitué de l’ensemble du système des valeurs qui fondent la société considérée. Corrélativement, la frontière se brouille quelque peu entre les phénomènes de nature pragmalinguistique vs sociopragmatique. Par exemple: dire, sous l’influence de l’anglais, « Bon matin ! » au lieu de « Bonjour !» ressemble à un « calque » du type purement pragmalinguistique; mais appeler,sous l’influence du français, son patron australien « Mister Smith » quand tous l’appellent « Bob », c’est une « fêlure » sociopragmatique.

Les difficultés d’interprétation concernent, selon C. Kerbrat-Orecchioni, trois types de valeurs intriquées: valeurs illocutoires et perlocutoires (le type d’acte réalisé), valeurs sématico-sociales, valeurs relationnelles (en particulier en termes de politesse/impolitesse). Seuls les recours à l’intuition des LN, ainsi que l’observation minutieuse des conditions d’emploi de ces formules et des réactions qui suivent, peuvent faciliter la réponse à ces questions.

Notes
271.

TARDE G., « La Conversation » [extrait de L’Opinion et la Foule, Paris, Alcan, 1901], dans: Sociétés, 1987, n°14, p.p.3-5.

272.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.p.288-289.