11. 1. La question de la politesse dans une perspective comparative

La politesse est universelle: dans toutes les sociétés humaines, on constate l’existence de certains procédés de politesse, qui permettent de maintenir entre les interactants un minimum d’harmonie. Mais en même temps, rétorque C. Kerbrat-Orecchioni, la politesse n’est pas universelle, dans la mesure où ses formes et ses conditions d’application varient sensiblement d’une société à l’autre. En situation interculturelle, continue-t-elle, il est fort possible que celui qui se comporte de façon « brutale » sera jugé « impoli » par celui dont les normes communicatives imposent une formation adoucie. En situation intraculturelle en revanche, aucun jugement de ce type ne sera porté par les participants à l’interaction, qui partagent en principe les mêmes normes. Or l’analyste doit se donner les moyens de rendre compte de ces différents points de vue.

« Je veux une baguette »: formulation impolie pour un Français, mais « apolie » pour un Vietnamien (même chose pour l’absence de remerciement); « je voudrais une baguette s’il vous plaît »: formulation polie pour un Français et hyperpolie pour un Vietnamien.

Pour Brown & Levinson, ce sont surtout les principes généraux constitutifs du système de la politesse qui sont universels (parce que tous les sujets parlants possèdent en commun certaines propriétés, telles que le souci de préservation du territoire et la pulsion narcissique, et que les interactions sont partout soumises à des contraintes communes), l’application de ces principes différant considérablement d’une culture à l’autre.

C. Kerbrat-Orecchioni estime que le chercheur doit prendre en considération tous les faits pertinents sans se laisser aveugler par ses propres normes. Ainsi, étant habitué à associer la politesse d’une requête au conditionnel, on aura tendance à décréter polis les « je voudrais » et impolis les « je veux », alors que la politesse peut bien venir se loger ailleurs, par exemple dans quelque suffixe diminutif (espagnol, portugais, grec ou russe). Voyons en russe: « Plesni-ka mné kofejku polčašečki » (« Verse-moi une petite demi-tasse de petit café »). Ou dans quelque appellatif tendre à fonction d’amadouage (russe ou portugais brésilien), sans parler du rôle adoucisseur de la prosodie, souvent trop méconnu des LNN.273 Il est à prendre en considération des variations internes aux sociétés examinées: les comportements de leurs membres varient selon le « sous-groupe » auquel ils appartiennent. Par exemple, les citadins sont réputés plus polis que les populations rurales.

Il est important aussi, considère C. Kerbrat-Orecchioni, de tenir compte de la diversité des situations communicatives: s’il n’est pas absurde de comparer, dans une situation donnée, le degré de politesse observé ici ou là (ainsi n’est-il pas interdit d’affirmer qu’au volant, les Anglais sont plus courtois que les Français, lesquels sont dans les magasins plus polis que les Russes ou les Vietnamiens), il est beaucoup plus périlleux de généraliser à l’ensemble des situations. Par exemple, en Russie, les comportements changent radicalement selon que l’échange s’effectue dans la sphère publique ou dans un espace privé.

La première question qu’il convient de se poser lorsqu’on travaille dans une perspective comparative, avant celle du comment s’exerce la politesse, c’est bien de savoir envers qui et dans quelle situation s’applique le devoir de politesse.

Notes
273.

KERBRAT-ORECCHIONI C., Le Discours-en-interaction, op. cité, p.300.