1. 6. La complexité polylogale

Souvent, raisonne R. Bouchard, l’enseignant évalue la « bonne » réponse de l’étudiant non seulement par une qualification évaluative, mais aussi en re-produisant cette réponse ou en y ajoutant un élément supplémentaire ou en la reformulant de manière importante. Les caractéristiques intonatives de l’énoncé professoral y sont déterminantes. R. Bouchard remarque qu’à cette frontière entre répétition et reformulation se joue la question de la prise en charge énonciative de l’énoncé: dans le premier cas, il peut s’agir d’une simple prise en compte, dans le second par contre c’est clairement l’enseignant qui intervient au nom de l’institution scientifique dont il est le représentant.

Il est fréquent que l’enseignant demande à un étudiant de terminer son énoncé ou sa réponse. L’apprenant n’intervient alors qu’en tant que sujet du savoir, sans investissement énonciatif véritable. Il s’agit alors d’une co-locution qui est, selon R. Bouchard, aussi caractéristique du fonctionnement didactique.

Or R. Bouchard nous démontre comment lors d’un cours ordinaire, se conjugue une complexité due à la gestion a priori de la prise de parole de plusieurs individus, mais aussi au règlement a posteriori de la variété des incidents due à la co-présence active de tous ces participants. Cette complexité est caractéristique de la nature manifestement polylogale de la communication pédagogique.

La complexité polylogale se combine d’autre part à la pluralité des fonctions correspondant au métier d’enseignant. C’est ce qui différencie, selon R. Bouchard, le polylogue pédagogique d’une assemblée politique, par exemple, moins hétérogène de ce dernier point de vue. Cette combinaison engendre une grande hétérogénéité énonciative. Elle est à l’origine de la nature forcément polylogique des énoncés des enseignants. R. Bouchard évoque ainsi la nature polylogale de l’intervention pédagogique.

L'interaction pédagogique donne lieu à un polylogue situé. Comme tout polylogue situé, interactif de surcroît, elle ne peut se dérouler sans une distribution précise des droits et des devoirs de co-locution et de co-action entre les participants. Elle donne donc lieu, selon R. Bouchard, à des (ensembles d') événements langagiers planifiés, qui sont plus oralographiques que véritablement oraux et où s'exerce le savoir-faire professionnel de l'enseignant, le seul à connaître vraiment la finalité de l'interaction. Ce savoir-faire se manifeste par une organisation a priori de l'interaction par la préparation d'un ensemble, organisé séquentiellement, de documents spécialisés d'« encadrement » didactique et par une organisation « on line » au moyen de l'échange pédagogique ternaire. Comme toute interaction praxéologique, elle demande à ses participants de construire un contexte cognitif spécifique.

Si l'interaction pédagogique est praxéologique, elle l'est donc, conclut R. Bouchard, de manière différente pour ses participants. Pour l’enseignant, c'est une interaction professionnelle construite, correspondant pour une part à une formation universitaire et professionnelle. Pour les apprenants, c'est une interaction sociale vécue, plus ou moins clairement finalisée, où ils jouent une gamme de rôles beaucoup plus ouverte.

D’un point de vue didactique, résume R. Bouchard, cette interaction inégale ne peut donner naissance qu'à des prises de parole inégales et limitées; ou plus précisément encore, à un phénomène de co-locution, de co-énonciation dominée, qui ne saurait favoriser l'apprentissage de la (prise de) parole autonome. L'immersion linguistique dans d'autres disciplines n'est donc pas une panacée pour l'apprentissage de la langue (maternelle ou étrangère) si l'enseignement de ces autres disciplines n'est pas aménagé en conséquence.

L’analyse de ces polylogues pédagogiques devrait, selon R. Bouchard, favoriser une conception interdidactique du fonctionnement des classes permettant de mieux comprendre à la fois la culture pédagogique générale des apprenants vivant dans une institution éducative donnée mais aussi l’effort d’adaptation relatif qu’on leur demande implicitement quand ils passent d’une discipline à une autre au sein de cette institution.

La responsabilité didactique de l’enseignant est, souligne R. Bouchard, de favoriser l’apprentissage simultané de l’ensemble des étudiants.

R. Bouchard estime que l’étude des polylogues particuliers puisse avoir des conséquences sur la conception pragmatique du polylogue en général. La notion de tour de parole devient plus un tour de rôle, impliquant un ensemble d’actions verbales et non verbales, visant éventuellement un ou des participants différents.