Dans son article cité ci-dessus, L. Filliettaz se charge de répondre à la question si nos actions sont préformatées par des plans ou résultent d’une accommodation située et intrinsèquement indexée au circonstances locales.
Dans les années 80, Suchman 298 transpose dans le champ des théories de l’action des principes de l’ethnométhodologie de Garfinkel. Ces travaux se fondent sur une conception essentiellement émergentiste de l’action. La capacité des agents de s’accommoder aux circonstances locales en mobilisant leurs ressources collectives constitue dès lors une proposition alternative à l’invocation des plans (divers scripts et autres scénarios).
Dans un article publié en 1953, « Sens commun et interprétation scientifique de l’action humaine », Schütz 299 décrit au moyen de trois étapes les conditions psychologiques et sociales liées à l’accomplissement des actions. Dans le cadre de leurs conduites finalisées, les agents ont accès à des connaissances relatives à leurs expériences passées, à celles de leurs amis, leurs proches, de la société en général. Ces expériences passées partagent avec les actions réalisées une certaine forme de typicalité. C’est parce que ces « préexpériences » sont intersubjectivement partagées que l’agent va développer ce que Schütz appelle des autotypifications de ses propres conduites. Cette conception typifiante de l’agir admet donc que les agents disposent de ressources préalables pour agir, en s’adaptant aux circonstances locales et singulières.
Or, il semble dès lors logique d’articuler planification et accommodation et de les envisager comme deux composantes essentielles de l’agir saisi dans sa complexité:
C’était Bange 300 qui a énoncé l’idée que toute forme d’agir procède nécessairement d’une tension entre deux pôles, et combine en définitive des mécanismes « schématiques », fondés sur des attentes préalables, et des processus « émergents », provoqués par les circonstances singulières. Selon cette logique, on considère schématisme et émergence comme deux modalités différentes de saisie de l’agir: dans ce qu’il a de préconstruit, de collectivement interprétable et de récurrent d’une part; et dans ce qu’il y a de particulier, de contingent aux circonstances.
L. Filliettaz sous-entend sous le terme d’activité, au plan socio-historique, des pratiques attestées, qui se distinguent par leur caractère récurrent, par le fait qu’elles sont collectivement validées et qu’elles sont propres à un sous-domaine de la vie sociale.301 Par contraste, selon lui, le terme d’action saisit des conduites finalisées adoptées par des agents de chair et d’os dans des circonstances effectives et nécessairement singulières. Dans ce sens, l’action constitue une occurrence située, unique et particulière d’une activité sociale. L. Filliettaz illustre ceci par un exemple: une leçon de langue donnée par le stagiaire X dans des circonstances particulières peut être décrite dans ce qu’elle a de singulier, de propre à la situation locale, comme un cours d’actions; mais elle peut également être identifiée comme une occurrence d’activité didactique et être étudiée dans ce qu’elle mobilise ou reconduit de cette forme d’agir stabilisé.
L. Filliettaz montre que certaines pratiques sociales mobilisent à l’évidence fortement leur pôle schématique (ex: certaines interactions dans les commerces) et se présentent dès lors dans une large mesure comme des « réduplications d’activités ». D’autres en revanche, dont les pratiques enseignantes, mobilisent plus massivement leur pôle émergent dès lors qu’elles ne reposent que partiellement sur des cadres pré-formés et qu’elles sollicitent davantage les capacités d’accommodation des agents qui en assument la responsabilité.
L. Filliettaz définit les notions de typifications, d’intentions, de planifications.302
Il remarque que les typifications correspondent à des propositions tenues pour vraies dans un espace social donné, à propos d’un sous-domaine d’activité. Elles constituent pour les agents des ressources pour s’orienter dans des actions futures. Lorsqu’ils sont confrontés à des situations d’actions effectives, les individus ne mobilisent pas que des représentations typifiées.
Les intentions - des réalités psychologiques qui sous-tendent l’action située - sont propres à des individus singuliers, et portent sur des portions de comportements attestés. Dans une perspective interactionniste, on considère que les intentions ne sont pas seulement projetées par les agents, mais également affectées par le co-agent, et donc en négociation dans le processus d’interaction.
Les planifications occupent uneposition intermédiaire entre les typifications et les intentions (voir le schéma ci-dessus) et représentent une mobilisation contextualisée de ressources typifiantes et des projections propres à des situations particulières, à laquelle on fait recours avant, pendant et après l’accomplissement de l’action.
L. Filliettaz qualifie ainsi les typifications de produits de planifications antérieures et de leur confrontation à des actions effectivement évaluées. La capacité des agents à affecter des intentions et des motifs aux actions réalisées dépend beaucoup des typifications et des ressources planifiantes qu’ils sont à même de mobiliser.
SUCHMAN L. A., Plans and Situated Actions: The Problem of Human-Machine Communication, Cambridge University Press, 1987.
Voir: SCHÜTZ A., Le Chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987.
BANGE P., Analyse conversationnelle et la théorie de l’action, Paris, Hatier-Didier, 1992, p.211.
FILLIETTAZ L., « Mise en discours… », op. cité, p.25.
Idem, p.26.