9. 5. Peut-on « naturaliser » l’enseignement des langues ?

Henri Besse 332 met en relief l’idée que l’objet « langue » n’est pas exactement le même, selon que cette langue est enseignée comme langue maternelle (L1), puisque les étudiants sont alors supposés déjà en parler au moins une variété plus ou moins intercompréhensible avec la variété enseignée/apprise, ou selon qu’elle leur est enseignée comme L2, puisque dans ce cas-ci, les apprenants débutants n’en parlent encore aucune de ses variétés. Il précise ensuite que les « discours des méthodes et des approches », tels qu’ils se sont développés en Occident depuis des siècles, proposent deux représentations polaires de l’enseignement/apprentissage des L2, l’une qui en fait des objets plutôt « naturels », enseignables à la manière dont un « usage » peut transmettre hors institution, sans avoir recours à un spécialiste qualifié; l’autre qui en fait plutôt des objets « artificiels », enseignables à la manière d’un « savoir », en ayant donc recours à un spécialiste qualifié.

H. Besse nous amène en XIXe siècle, en faisant savoir que C. Chesneau Du Marsais distinguait trois approches dans l’apprentissage des L2.333 Selon lui, on apprend les langues par usage ou par règles, ou en joignant l’usage avec les règles et les observations. Apprendre la langue par usage signifiait pour Du Marsais de l’entendre parler par ceux à qui elle est naturelle, parler ladite langue avec eux, et s’exercer ensuite à écrire dans cette langue, en se conformant à la pratique et aux observations de ceux qui passent pour bien parler et bien écrire. Du Marsais considérait la troisième manière d’apprendre les langues – aussi vivantes que mortes - comme la plus courte et la plus sûre. Cette catégorisation ternaire de Du Marsais se retrouve dans nombre d’écrits de la fin du XXe siècle.

H. Besse confirme que l’opposition « par usage vs. par règles » de Du Marsais se maintient fortement dans la réflexion occidentale actuelle sur l’enseignement des L2. Par exemple, R. Galisson oppose un « « hier » structuraliste » regroupant les méthodes audio-orale et structuro-globale audio-visuelle, à un « aujourd’hui » réputé « fonctionnaliste » inspiré des travaux du Conseil de l’Europe.

H. Besse rappelle, en se basant sur les résultats des recherches concernant la méthode communicative, que dans les classes où l'on se bornait à simuler des « communications » en L2 sans trop corriger les étudiants pour ne pas gêner « le flux de la communication », ils avaient tendance à développer une variété de cette L2 propre à leur micro-communauté, une sorte d'interlangue (entre leur L1 et L2) ou de sabir (entre la L2 et leurs différentes L1), bref d'un « baragouinage communicatif » assez éloigné de l'usage que les natifs font de cette L2.334

Le chercheur remarque que l’enseignants et les apprenants sont co-présents pour enseigner/apprendre une L2, qui est pratiquée par le premier alors qu'elle ne l'est pas (ou encore peu) par les derniers. Cette situation de « communication inégale » existe certes en dehors d'une classe de L2, mais celle-ci lui impose des contraintes spécifiques, particulièrement quand l'enseignant y utilise, par nécessité ou par méthode, la seule L2. H. Besse explique que si, pour être compris de ses étudiants, l'enseignant a recours, comme la mère avec son petit enfant ou l'ingénieur avec le travailleur immigré, à un parler-bébé, un charabia qui ne respecte pas la morpho-syntaxe de la langue enseignée, on l'accusera, par exemple, de « parlotage ». Il cherche donc à simplifier la L2 dont il use avec ses étudiants d'une autre façon, en réduisant ses énoncés à des propositions dont les termes sont pris dans leur sens « propre » et dont les verbes n’ont que les modes et les temps familiers à ces étudiants. Si l'enseignant a recours à des extraits de textes, à des enregistrements ou à des « documents authentiques », afin de présenter à ses apprenants une L2 qui soit plus conforme aux usages des natifs, il sera contraint de les commenter, en L2, à l’aide de divers procédés métalinguistiques (de l’autonymie à l’explication, en passant par la paraphrase ou glose). Recourir aux dramatisations, jeux de rôles et autres simulations ne lui évitera pas d’expliquer, dans une L2 que les étudiants maîtrisent encore mal les consignes, forcément métalinguistiques, à la mise en place de ces activités « communicatives », et les apprenants, sachant qu’ils s’y livrent pour apprendre la L2, éviteront difficilement de focaliser leur attention sur les formes utilisées. Bref, constate H. Besse, communiquer dans une classe de L2 est autre chose que le « par usage » qui permet d’apprendre « naturellement » une langue. Ainsi, la maîtrise scolaire d’une L2, dans les activités de classes ou aux examens, ne suffit pas à assurer une réelle compétence dans cette langue; il faut la compléter par des séjours dans le pays où cette L2 est pratiquée . La même chose est valide pour l’acquisition d’une compétence communicative dans une langue étrangère (LE).

H. Besse estime que la troisième manièrede Du Marsais d’apprendre les langues vivantes et les langues mortes étant effectivement la plus courte et la plus sûre, n’est pas la plus simple à appliquer. Par exemple, elle s’est heurtée aux difficultés des manuels « communicatifs » à intégrer le « par règles » ou « par usage ».

H. Besse résume que les difficultés d’appropriation d’une LE proviennent des caractéristiques de cette LE telle qu’elle a été socio-historiquement travaillée par une partie de ses natifs à des fins diverses, en particulier pour l’enseigner/apprendre à des étudiants qui n’en partagent pas la culture ordinaire.

Notes
332.

BESSE H., « Peut-on « naturaliser » l’enseignement des langues en général, et celui du français en particulier ? », dans: Ploquin F. (réd. en chef), Le Français dans le monde, juillet 2001, p.p.29-57.

333.

DU MARSAIS C. CH., Les Véritables Principes de la grammaire et autres textes 1729-1756, Paris, Fayard, 1987, p.60.

334.

BESSE H., « Peut-on « naturaliser » l’enseignement… », op. cité, p.37.