2. 3. 8. Une ambiance « à la russe » et «à la française »

Souvent, pour davantage impliquer ses apprenants, établir un lien communicatif avec eux, l’enseignant fait intensément recours à leur langue maternelle:

487E: <INT> comment ? moi je n'ai pa:s = compris ah ? votre votre phrase
s'il vous plaît pouvez-vous la répéter ah ? enfin X la faire comme il faut *pajalousta zdélaïté vachou phrasou euh: padabaïouchtchim obrasom kak ana zvoutchit ah ?386* pouvez-vous répéter mhm = ce que vous voulez dire ? mhm = alors↑? </INT>
488A10: ==
489E: <INT> *nou pa rousski skagité tagda snatchiala mhm chto vi khatitïé skazat'? mhm*</INT>
490A10: *zdés’ pakazana XXXXX*
491E: <INT> *tak * </INT> <…>.’

Les apprenants lui rendent pareil: en voulant préserver le déroulement du polylogue, ils recourent au russe, s’il y en a urgence, surtout lorsqu’il s’agit de se focaliser explicitement sur le code:

446A3: <elle toussote> = je croi:s en première leçon↑ euh: il faut = parler de == de de moi
447E: <INT> il faut↑ </INT>
448A3: de lui *a sékak skasat' a sé 387 ?*
449E: <INT> bon a- alors le professeur doit↑ parler↑ de lui-même↓ </INT>
450A3: ah de lui-même <…>.’

Voici un autre exemple du même genre. Il s’agit d’un réajustement « technique », d’une vérification du fait qu’on se comprend mutuellement. L’enseignant pose la question en russe (tak vét' ?), l’apprenant(e) lui répond aussi en russe (da):

279A2: il est poli
280E: il est poli *on vejlif↓ tak vét'↑ ?*388
281A2: euh: *da*389 <…>.’

Nous constatons que ces brefs échanges en russe apportent une nuance d’intimité dans le dialogue pédagogique: la langue maternelle amoindrit la distance d’inégalité entre l’enseignant et ses apprenants , ce qui joue en faveur de l’intensité et des résultats finaux de leurs échanges.

Par ailleurs, l’expression de l’altérité est bien présente tout au fil du polylogue. Voir ci-dessus 209A2 et 211A2:

208E: oui voilà la question tout à fait vraiment intéressante↓ ah↑?
alors s'il vous plaît == mhm voulez-vous demander↑ Anne↑ = à d'autres personnes↑? mhm == eh bien
209A2: * Ma cha* 390
210E : <INT> mhm </INT>
211A2: peut-être tu↑ ?
212E: <INT> bon Marie est ^un peu malade↓<…>.’

L’apprenante protagoniste distingue en permanence deux « univers »: celui du polylogue pédagogique (de son contenu) et celui qui l’encadre (consignes, personnes qui y participent). Comme s’il s’agissait de séparer deux phénomènes: celui de la réalité (le processus d’apprentissage) et celui de la fiction (leur polylogue basé sur un extrait littéraire asservissant cet apprentissage). Le prénom de sa camarade de groupe est prononcé par elle à la russe (209A2), de même que la structure elliptique de la question peut-être tu ? rappelle fort celle des constructions typiques à la langue maternelle des apprenants.

L’enseignant veille, de son côté, à préserver une ambiance langagière authentique, en déclinant le prénom de la jeune fille « à la française » - Marie. Lorsque il a envie de dépasser un peu le cadre formel d’un polylogue pédagogique, il introduit des questions du genre plus personnel, comme ci-dessous:

400A4: elle nous = ^aimait beaucoup
401E: oui vous vous rappelez son:↑ nom son prénom↑?
402A4: Ioulia Ogovna
403E: Ioulia Agavna
bon voilà c'est bien ah ? puisque depuis: huit ans quand même ah ? vous vous rappelez ah ? de ce prénom↑ ce: nom↑ <…>.’

Nous voyons que l’apprenante prononce le prénom et le patronyme de son institutrice « à la française », en se sentant « encadrée » par des conventions formelles, tandis que l’enseignant insiste, cette fois-ci, sur le côté personnel des informations en reprenant ces prénom et patronyme d’une manière russe naturelle (402A4, 403E). Il déformalise la conversation pour engager tous les participants dans le sujet.

Parallèlement, l’enseignant veille soigneusement à ce que les tournures employées ne soient pas des calques du russe mais bien celles dont se servent des natifs, en procédant avec de discrètes corrections instantanées, sans jamais se lancer dans de longues explications théoriques:

406A4: euh: quand = nous ^avons été = à classe
407E: <INT>en</INT>
408A4: en en cinquième classe
409E: <INT>entrés en cinquième</INT>
410A4: euh: nous =
411E: <INT> mhm </INT>
412A4: = nous la rapp[e]laient
413E: <INT>comment ? comment ? </INT>
414A4: mi iéio fspaminali <tout bas> nous la↑
415E: <INT>nous euh: nous la rapp[e]lions </INT>
416A4: nous la rapp[ e ]lions
417E: <INT>eh bien voilà </INT>
418A4: souvent↓
419E: <INT>souvent↓ euh:
oui ça va comme ça mhm</INT>
420A4: nous ^avons allé = chez: elle↓
421 E: <INT>oui euhalors voilà euh: nous s- = nous la visitions par exemple ah ?
mhm mhm d'accord</INT> <…>.’

Notre enseignant fait fréquemment recourt au russe comme langue médiatrice. Par exemple, en expliquant le sens d’une question, il cumule son rôle du facilitateur du traitement de l’input avec sa focalisation explicite sur le code:

218E: euh non qu’est-ce que c’est défauts ?
219A2: défauts ? <tout bas>
220E: nédastatki peut-être des fautes *vot euh: v évo pavéniï vi kak moget bit' fsio taki né tak davno prichli is chkoli vot vi zatili kakié-ta moget bit' euh: nédastatki fsio gé ?* quelques défauts *katorié iziani katorié mojna ispravit' i katoriï fpal iéstestvénni ras éta bil perviï ourok↓ ?* 391 ah↑? puisque c'était sa première leçon <…>.’

L’enseignant procède ici par un moyen prosodique, en insistant intonativement sur le mot clé défauts qu’il paraphrase en français et en russe. L’enseignant s’y présente donc comme un organisateur persévérant , puisqu’il recourt à une reformulation détaillée de la question initiale dans le but d’obtenir enfin une réponse souhaitée. Il essaie de familiariser ses apprenants avec la situation, en les faisant revenir dans leur passé encore très proche, afin de les intéresser davantage au problème. L’enseignant crée de l’ambiance, par l’intermédiaire du russe, en s’occupant de la gestion du lien communicatif. Il alterne le français et le russe; des bribes de ses phrases bilingues et son intonation insistante traduisent son impatience et son grand espoir d’entendre enfin une réponse plausible; l’enseignant se préoccupe d’assurer le déroulement de la thématique planifiée par l’intermédiaire des interventions visant la facilitation de l’input ou explicitement focalisées sur le code:

234G: XXXXX
235E: bon comment↑? = vous dites↑? = alors↑ euh: enfin il hésitait: ah↑? *kalébalsia naprimér i tak daléié* euh mais on peut /// hum↑? *no éta tchistaé moget bit' euh: iéstéstvénna néourénniï ton kalébaniïa abi'asnima achipkami tak↑? euh ap- abi'asnima émotsiïami valniïém évo a vot ↑iés' li achipki↓?* quand même↓ quand même↑ est-ce qu'i[l] y a des défauts↓? ah↑? ↑des défauts à reprocher↓ *f katorikh bi mojna oupréknout' étava natchinaïouchtchéva prépadavatélia↓* 392enfin ce débutant ce professeur débutant↓? <…>.’

Mais il obtient le contraire de ce qu’il souhaitait: sa pressiondécourage les étudiants qui se montrent alors unanimes dans leur décision de clore la discussion de la question. Les deux participants de l’interaction – enseignant et groupe - s’échangent pendant un moment des non comme des balles de tennis:

236G: non <tout bas>
237E: non↑?
238G: non ↓ <tout bas, avec plus de détermination>
239E: non↑? vous n'avez rien à remarquer↑? non↑?
240G: non <tout bas>
241E: non <…>. ’

La persévérance de l’enseignant, son intonation décidée fait finalement qu’une apprenante sélectionnée par lui ose entamer une phrase tout de suite approuvée par ce premier; quoique la suite de la réponse de l’étudiante soit interrompue par une intervention métalinguistique du professeur en français et en russe, explicitement focalisée sur le code:

246A7: le défaut: c'étai:t
247E : <INT> bon </INT>
248A7: que: le jeune professeur se rangeait XXX
249E : <INT> voulait se ranger ah↑? voulait se com- ↑comment↓? ↑qu'est-ce que c'est se ranger↓?rangermettre au rangs↓ les ^élèves↓ ah↑ ? c'est pas se ranger↓ ah↑? j[e] crois ah↑? <il sourit> se ranger *v dannam sloutchaïé paloutchaïétsa samamou pastroïtsa vmesté s nimi da↑?*393 <…>.’

La pression insistante de l’enseignant contraint l’apprenante et le groupe à reprendre un silence « protecteur », qui sera bientôt à nouveau rompu face à la persévérance du professeur: il dirige ses étudiants vers des réponses plausibles, en facilitant le traitement de l’input et en se focalisant explicitement sur le code; ses commentaires métadiscoursifs en français et en russe servent à évaluerles productions laconiques des apprenants:

252A7: XXX
253E: oui XX alors c'est ça↑? = vous ^êtes d'accord↑?
254G: ==
255E: *to iest' v dannam sloutchaïé vot i mojna skasat' chto vot takoï a:: no éta vét' né safsém naverna achipka mogét bit' fsiotaki*394
alors s'il vous plaît
256A: j[e]pense qu'il était euh: = *stroguiï*
257Ax: <INT>X </INT>
258E: <INT> sévère </INT>
259A: il était euh:
260E: <INT> trop sévère↑?</INT>
261A: trop sévère le premier jour
262E: <INT> le premier jour↓ ah↑ ? c'est↑ ça veut dire il pourrait réagir euh: de manière plus douce = *boléé miakhka = moget bit' vesti da↑?* </INT>
263A: * boléé miakhka* <tout bas, en écho>
264E: <INT> *né tak stroga otchén' stroga* voilà
merci</INT><…>.’

Nous observons ici l’enseignant remplir deux rôles – celle d’organisateur local des échanges et celle d’évaluateur – intrinsèquement liés, secondant l’un l’autre. La langue maternelle des apprenants reste un aide précieux de l’enseignant dans sa fonction d’organisateur.

Notes
386.

« Faites votre phrase d'une façon appropriée, s'il vous plaît. Comment doit-on dire ? »

387.

«Comment dit-on « parler de soi-même» ?»

388.

« C'est ça ? »

389.

« Oui. »

390.

Le diminutif de Marie.

391.

« Vous qui venez de terminer l'école secondaire, avez-vous peut-être remarqué quelques défauts qu'on peut réparer et qui sont tout à fait naturels, parce que c'était sa première leçon ? »

392.

« Par exemple, il hésitait et ainsi de suite ... Mais peut-être que ce ton peu assuré et ces hésitations puissent être expliqués tout naturellement par des fautes, par des émotions ? A propos, dites-moi, y avait-il des fautes... qu'on pourrait reprocher à ce professeur débutant ? »

393.

« Cela signifie: se mettre en rang avec eux, n'est-ce pas ? »

394.

« C'est-à-dire, dans ce cas-ci, on pourrait dire que ce... euh... mais peut-être ne serait-ce pas vraiment une faute ? »