Compte tenu de ce que l’enseignement a lieu dans une situation exolingue et que l’enseignant a en commun avec ses étudiants le russe comme langue maternelle, cette dernière - nous l’avons déjà bien observé lors de l’analyse du corpus 1 – joue un rôle de médiateur indispensable lors de la co-construction des interactions en français en deuxième année d’apprentissage.
Un climat bilingue est parfois ressenti par l’intermédiaire de petits indices, tels que le genre des mots « emprunté » du russe:
‘ 47A4 : tous les ^élèves euh: de son classe↓Certaines légères déformations phonétiques s’y rattachent aussi, comme par exemple la prononciation des [n] et [l] durs et non pas de [ŋ] et [l’] dans régnait et voulait courante pour les locuteurs russophones auxquels sont propres des consonnes dures devant les voyelles ouvertes:
‘ 79A1: ↑peut-^on↓ juger de: l'efficacité des méthodes appliquées par le jeune professeur à partir de la descrip- description de l'ambianc[e] qui régnait[n] en classe lors de la première l[e]çon↓? <…>;Sans parler de toute sorte de commentaires méta- qui se rencontrent régulièrement à travers ce polylogue:
‘ 87E : est-ce qu'on peut dire que c'est quand même le = recul euh: *to iést' nékataraïé atstouplénié at traditsionnaï métodiki*le recul de: des: de la méthodologie traditionnelle hum↑? <…>;L’enseignant insiste intonativement sur les mots clés qu’il paraphrase tout de suite en russe.
Les apprenants, de leur côté, recourent à leur langue maternelle au cas où ils souhaitent trouver un terme convenable en français pour préserver une compréhension mutuelle: ils font explicitement appel à leur enseignant comme une personne plus compétente:
‘ 100A8 : et: et: ils n- = ils n- ils ne veulent pas euh: l'é- l'écouter et: euh: = e:t au moins = euh: *patchiniatsa* <demande l’équivalent du mot en français>Dans ce polylogue, on ne trouve pas de si vastes échanges en russe entre l’enseignant et ses apprenants que nous avons observés à travers le corpus 1. Il s’agit sans doute, dans le présent cas, d’une certaine économie de parole basée sur une expérience précédente: l’enseignant refaisant la même activité avec les étudiants du même niveau que ceux du premier groupe, s’y situe évidemment mieux comme interlocuteur et professeur.
Dès le début, l’apprenante protagoniste s’adresse à ses camarades « à la française », en trouvant des équivalents francisés à leurs prénoms russes: Nathalie, Marie, Valentine, etc. L’enseignant fait pareil: André, Dmitry. Bien que parfois il préfère insister sur des origines russes des participants pour les encourager et leur témoigner son soutien implicite:
‘ 167E: bon↑ vous réfléchissez↑ qui peut dire↑? s'il vous plaît↑ = bon Eugène↑ = allez-^y = Evguény bon <en souriant> <…>.’Parfois, l’étudiante dominante met en relief son altérité, en s’adressant à d’autres apprenants « à la russe ». Il parait qu’elle souligne ainsi son intimité avec ses derniers au dépens de la langue étrangère qui n’est pour eux tous qu’une matière à apprendre, un épisode dans un encadrement scolaire qui n’est pas lié à leur quotidien:
‘ 54E : <INT>eh bien↑ </INT>Nous voyons que dans le dernier exemple, l’enseignant rectifie délicatement son apprenante protagoniste, en proposant une variante plus francophone du prénom, avec un [ã] au milieu – le son qui n’existe pas en russe. Il tente de construire un climat francophone authentique dans une situation d’apprentissage formel.
D’autre part, nous retrouvons ici le phénomène que nous avons déjà observé lors de l’analyse du polylogue précédent: l’étudiante dominante distingue au fond d’elle-même deux réalités - celle du polylogue pédagogique (son contenu) et celle qui l’encadre (consignes, personnes qui y participent).457 Sauf qu’ici, ce fait est moins mis en relief; on a l’impression que le deuxième enregistrement est davantage préparé par avance. Il se peut aussi que le niveau général des étudiants ayant pris part dans ce dernier enregistrement soit meilleur.
En deuxième partie de l’activité (sa troisième phase) l’enseignant fait un parallèle avec le vécu de ses apprenants, comme dans le polylogue 1. Une étudiante dit que son premier professeur s’appelait I ri na Dmi trievna, en gardant des accents toniques « à la russe » et en articulant « à la française » des voyelles et des consonnes, y compris le [r]. On dirait une sorte d’interlangue qui parait être assez naturelle dans les circonstances données.
Souvent, le professeur se focalise explicitement sur le code, en rajustant discrètement des mots et des tournures employées de sorte qu’elles se rapprochent de celles des natifs:
‘ 152A9: i:l il n'avait pas asse:z d d'expérance↑L’enseignant est ici encore un organisateur déterminé , amenant le groupe vers la réalisation du but. Il fait tout son possible pour impliquer ses étudiants au maximum. L’alternance du français et du russe y joue son rôle inappréciable.
« …une conduite un peu libre en public ».
Le diminutif de Valentine.
Cf. la page 298.