Conclusion

Nous venons d’analyser le corpus 2 transcrit à partir d’un enregistrement audio d’un polylogue pédagogique réalisé dans les mêmes conditions et avec les étudiants du même niveau que ceux du corpus 1, sauf que les apprenants du polylogue 2 s’étaient initiés au FLE à l’université, ayant étudié à l’école secondaire des langues étrangères différentes du français.469 Le point commun des deux activités est leur enseignant non natif.

Nous nous sommes convenus que chaque polylogue pédagogique analysé peut être subdivisé en quatre épisodes.470

Globalement, les épisodes se ressemblent. Après leur ouverture par une Question suit une Désignation de la personne à y répondre, effectuée par l’apprenante protagoniste ou – assez souvent - par l’enseignant. Ensuite vient une Réponse partielle, soutenue ou interrompue par le professeur à cause d’une erreur, suivie d’Une partie de Métacommunication avec Correction et Reprise. Puis, l’apprenant(e) termine son énoncé. Le professeur peut soit reprendre sa phrase entière, soit seulement la fin de celle-ci; ou il fait répéter l’énoncé par l’étudiant, ou il donne lui-même une Paraphrase, ou encore il exprime son appréciation et dit de passer à la question suivante.

La participation de l’apprenante protagoniste dans l’organisation des polylogues pédagogiques est un premier pas vers des échanges pluridirectionnels, en s’écartant ainsi de l’échange strictement bilatéral (P –> E, E –> P). Mais il s’agit d’une activité pédagogique et non pas d’une véritable conversation, puisqu’elle se déroule sous le contrait didactique.

Nous nous sommes basés sur le principe de la confrontation permanente des résultats obtenus par les membres des deux groupes pour vérifier la cohérence du contenu du support et l’adaptation au type de relation créée. Nous avons constaté que malgré que le texte étudié représentât une source authentique, il provenait néanmoins du domaine de l’écrit littéraire et ne pouvait pas servir d’échantillon de la parole française. D’autre part, en milieu hétéroglotte d’apprentissage organisé, l’enseignant incarne en soi le principal modèle d’expression pour ses apprenants. Mais sa manière de parler et de se comporter révèle en lui un non-natif. Il véhicule souvent une interlangue de haut niveau, une version francisée se basant sur un « socle » linguo-culturel russophone.

Le texte étudié n’abordant pas le sujet actuel pour les apprenants de deuxième année, l’ensemble des deux groupes est resté passif. Les analyses ont montré que le second groupe a même été moins impliqué que le premier: les étudiants ont participé ponctuellement, réagissant suite à des insistances de l’enseignant; le fait d’un choix préalable de l’étudiante protagoniste n’a malheureusement pas redonné à l’activité plus de dynamisme, on dirait même qu’on a obtenu un effet contraire: étant mieux pré-organisée, l’activité a perdu en naturel.

La dissymétrie importante propre à la culture de l’enseignement russe ne fait que favoriser cette passivité. Pour sa part, l’enseignant s’est systématiquement basé sur des procédés positivant et encourageant toute démarche de l’apprenant. Il s’agit, dans les deux cas, des procédés globalement similaires, puisqu’à leur origine se trouve le même enseignant.

Les questions sont plus ou moins abouties grâce généralement aux interventions de l’enseignant, aux bilans de ce dernier terminant chaque question.Il remplit fidèlement et avec enthousiasme ses fonctions d’organisateur, d’évaluateur et d’informateur, souvent en en cumulant plusieurs à la fois. Ses manifestations visent le déroulement de la thématique planifiée, la facilitation du traitement de l’input, l’établissement et la gestion du lien communicatif, ou elles sont explicitement focalisées sur le code, toujours dans le but d’assurer un bon déroulement de l’activité, selon le plan pré-établi, certaines déviations ou improvisations dans le cadre du sujet étant acceptées.

Les actes langagiers relevant de la Métacommunication sont surtout l’Information, l’Incitation à la parole, la Correction, la Reformulation et la Répétition.

En fait, il n’y a pas de relation terme à terme entre les opérations et leurs réalisations. Par exemple, la paraphrase peut représenter à la fois une évaluation positive (opération appréciative) et un apport d’information (métadiscours informatif). Il s’agit de la plurifonctionnalité des interventions qui constitue un des traits les plus spécifiques du dialogue pédagogique en langue non maternelle.471 D’autre part, la complexité du dialogue métacommunicatif est l’aspect le plus fondamental de l’acte éducatif.

L’analyse des épisodes prouve bien que la langue maternelle des étudiants – le russe – est massivement présente à travers les deux polylogues, tant dans les interventions de l’enseignant que dans celles des apprenants, puisqu’elle facilite une entente mutuelle.

Nous avons plusieurs exemples dans les deux corpus où les apprenants s’adressent à l’enseignant afin de lui demander un terme manquant, mais aucun exemple portant sur une explication d’ordre syntaxique. Nous estimons que le niveau des apprenants ne leur permet pas encore de distinguer nombreuses structures syntaxiques. Ils choisissent des constructions simplistes (SVO, le présent de l’indicatif, etc.) et remplissent ces dernières d’un matériel lexical convenable. Sinon, ils se réfèrent au texte étudié.

Les préliminaires de chaque corpus sont brefs et concrets, le second est vraiment laconique.

Le deuxième épisode du second corpus démarre d’une manière plus organisée que celui du premier, puisque la jeune fille protagoniste préalablement désignée se met immédiatement au travail. L’enseignant avait certainement l’intention de ne pas piétiner au début comme cela s’était produit avec le premier polylogue. En pratique, l’apprenante dominante n’était concentrée que sur ses fonctions de « responsable du questionnaire », sans pratiquement se soucier du contenu du polylogue.

Le deuxième épisode est donc dédié à une analyse de l’extrait d’un texte littéraire proposé (style questions-réponses). Les apprenants montrent leurs niveaux de compréhension en s’exprimant oralement. Le plus souvent, cela se fait avec des phrases très proches de l’original, sans trop d’implication; les échanges « tiennent debout » grâce aux efforts de l’enseignant.

Ensuite (l’épisode trois), l’enseignant propose aux apprenants de tracer une parallèle avec leur propre vécu et de démontrer le savoir-faire de construire de petits monologues dans un dialogue, c’est-à-dire de présenter des réponses développées et spontanées à des questions posées. Nous avons constaté que cet épisode est plus réussi dans le premier polylogue: il y a eu de l’implication, un vif intérêt au sujet discuté, de courts passages proches des échanges informels, ce que nous n’avons pas retrouvé dans l’épisode analogique du second polylogue. Ceci confirme l’idée que le thème a touché le Moi des étudiants: ils ont souhaité s’exprimer par nécessité de le faire. Même si ce n’est qu’une personne qui a été la plus active durant cet épisode du premier polylogue, le groupe entier s’est impliqué plus ou moins dans la discussion (interventions ponctuelles, rires, etc.). Dans le second cas, cette partie du polylogue est peu créative.

Le quatrième épisode est consacré à la clôture. Elle est plus progressive et plus longue lors de la première activité; on peut même observer un petit débat entre l’enseignant et le groupe sur le contenu de l’extrait étudié: les étudiants osent (!) énoncer et défendre leur point de vue personnel, différent de celui du professeur. Peu importe que ce fût finalement l’enseignant qui a eu le dernier mot, l’essentiel est que les apprenants ont voulu s’exprimer, malgré leurs ressources lexico-grammaticales réservées. Le second polylogue a une clôture prématurée, « imposée » par une apprenante. Ceci et certainement un problème technique n’ont pas permis à l’enseignant de terminer le second polylogue d’une manière prévue, la clôture s’étant avérée brève et incomplète. Quoique le point fort de la deuxième activité est la conclusion tirée par les apprenants – avec l’aide de l’enseignant - au sujet du rôle des premiers professeurs dans la vie de chacun.

Finalement, le premier polylogue est deux et demie fois plus long que le second.

Les corpus 1 et 2 contiennent respectivement 529 et 208 tours de parole.472 L’enseignant ayant repris le même type de travail la deuxième fois, a tiré certaines conclusions de sa première expérience, en procédant cette fois-ci par des moyens plus économiques et plus pointus pour obtenir des résultats voulus. De son côté, la jeune fille co-dirigeant le questionnaire dans le second polylogue s’est montrée plus organisée que sa « collègue » du premier groupe. Les étendues des corps de l’interaction des deux corpus sont égales à 456 et 199 tours de parole respectivement.

Les étudiants du premier groupe ayant débuté avec le français à l’école secondaire, osent s’exprimer plus facilement, malgré leurs difficultés et lacunes, tandis que les participants du second corpus se montrent plus réservés, quoique ils commettent moins d’erreurs: leur oral est plus « à niveau » en étant moins « vivant » à la fois (comparons surtout les troisièmes épisodes des deux polylogues pédagogiques). Il est vrai, en même temps, que l’enseignement/apprentissage des langues étrangères aux écoles russes – comme d’ailleurs au niveau secondaire dans un nombre d’autres pays - reste encore souvent très académique, proche de sa version écrite, ce qui ne donne qu’une idée approximative de la langue authentique, sous tous ses aspects. Bref, à l’université située dans un milieu hétéroglotte, il est plus facile d’initier les débutants au FLE que de réajuster leurs savoirs et savoir-faire approximatifs dans cette même langue. En même temps, les pratiques dans une langue étrangère s’acquièrent en général très progressivement: ainsi, les étudiants du premier groupe se sont trouvés dans une situation privilégiée par rapport à leurs camarades de l’autre groupe ayant « découvert » le français seulement à l’université. En ce qui concerne les niveaux de compréhension et de réception du FLE473, ils se sont avérés à peu près similaires dans les deux groupes. Ce savoir-faire s’acquiert au fur et à mesure, grâce à des pratiques intenses. Mais c’est ce qui manque à nos étudiants à force de se trouver dans une situation exolingue « en compagnie » de l’enseignant russophone. Ils ont donc plus de facilités de construire des mini-monologues en français que de réagir habilement et spontanément à la parole française leur étant adressée.

Or pour développer les facultés de la parole dans une langue étrangère (la réception et la réaction ultérieure), la période des pratiques intenses est indispensable. Et il faut que les sujets parlant soient motivés de participer au dialogue, que ce dernier leur semble personnellement important. Nous revenons ainsi sur la thèse de la nécessité de créer systématiquement et dans les limites du possible aux interlocuteurs des motivations naturelles de communiquer dans une langue étrangère. Par exemple, parler d’un personnage littéraire vivant dans un autre pays et même à une autre époque, ayant l’âge et éducation différents des leurs, n’est pas trop motivant pour nos apprenants de deuxième année. Le sujet sur les loisirs des étudiants français les aurait passionnés davantage.

Dans le corpus 1, la discussion à base du questionnaire sur le contenu du texte s’étend à 293 tours de paroleconsécutifs, - ensuite d’ailleurs l’enseignant revient sur la caractéristique du personnage principal et sur les impressions générales des apprenants sur le texte à partir du tour de parole 425 et jusqu’à la fin de l’enregistrement, c’est-à-dire encore durant 104 tours de parole, mais en posant, cette fois-ci, ses propres questions, - tandis que dans le corpus 2 on en réserve seulement 165, donc plus de deux fois moins que dans le premier corpus. Au cours des deux enregistrements, les étudiants répondent aux questions en consultant le texte du manuel, leurs phrases entières sont fréquemment empruntées à l’original, ils n’osent pas improviser. Pour obtenir la réponse attendue, l’enseignant procède souvent par d’insistantes incitations et par de longues reformulations en français et en russe.

La discussion spontanée sur le premier instituteur/professeur préféré des apprenants prend 132 tours de parole dans le corpus 1 et seulement 44 tours dans le second !

Lors de nos analyses du premier polylogue pédagogique, nous avons observé, durant une période de temps de deux questions, une coopération langagière très active de l’enseignant et d’une apprenante (A4), se trouvant en opposition avec une passivité relative des autres, malgré tous les efforts du professeur. On entend de temps en temps des rires de l’assistance, mais personne ne s’implique davantage, par peur des erreurs ou par indifférence au sujet. A notre avis, il aurait été plus rentable de ne pas redonner la parole à Olga, mais de proposer une question modifiée (ou différente), pouvant impliquer davantage la majorité du groupe. Ou même demander aux apprenants de se mettre par deux et discuter le même problème.

En même temps, au cours de ces 44 tours de parole de la troisième phase du corpus 2, plus de personnes ont eu le temps de s’exprimer que dans le corpus 1; tout s’explique paradoxalement par la passivité générale des étudiants du second groupe – ils n’ont pas parmi eux d’apprenante aussi enthousiaste que celle du groupe parallèle ayant parlé de son institutrice: leur réponses sont laconiques et réservées; l’enseignant tente de mobiliser d’autres personnes capables de dire quelque chose au sujet traité.

Réunissons dans un tableau général des traits communs et particularités des deux polylogues:

Corpus 1 2
Droits de participants :
- enseignant
- protagonistes
- assistance

un dirigeant très actif
se laissent mener par l’enseignant; défendent leur point de vue à la fin de l’activité
coïncide avec les protagonistes ; les étudiants se prononcent devant leurs pairs; le groupe réagit toujours d’une façon bienveillante mais passive

un dirigeant actif
se laissent mener par l’enseignant 
la même chose
Nombre de participants 11 11
Quantité de tours de parole
529 (dont 235 non-préparés par avance, y compris 20 consacrés à la défense d’un point de vue personnel (groupal?))

208 (dont 44 non-préparés)
Qualité de tours de parole
Ceux des apprenants sont généralement peu étendus, se basent principalement sur les phrases du texte analysé, sur des variantes de réponses proposées par l’enseignant dont les étudiants se sentent fort dépendants. Seulement à la fin de la discussion, ils osent insister sur leur point de vue à eux.
Nombreuses tournures sont « calquées » sur la langue maternelle des étudiants.
Ceux de l’enseignant sont abondants, en français et en russe, nombreuses sont des périphrases, des phatiques. Il mène la discussion, souvent même la « tire par les oreilles », encourage beaucoup la parole de ses apprenants, en surveillant systématiquement de près celle-ci.

Les mêmes caractéristiques que pour le corpus 1, sauf que cette fois-ci les étudiants n’avancent pas leur point de vue différent de celui de leur enseignant à la fin de l’activité, mais, à la place, ils tirent une belle conclusion – non sans l’aide de l’enseignant finalement - sur le rôle du premier professeur dans la vie d’une personne, ce qui est un point fort du dialogue.
Composante culturelle Linguistiquement, elle est réduite au contenu d’un texte littéraire analysé. Pour des comportements de l’enseignant et de leurs apprenants, ils sont plutôt typiques à des locuteurs russes se trouvant dans les mêmes conditions. La même chose que pour le corpus 1.
Encadrement Un extrait du roman de P. Guth « Le Naïf aux quarante enfants ». le même extrait.
Support d’organisation Un questionnaire après le texte. le même questionnaire.

Les deux polylogues analysés sont, en grands traits, pré-planifiés et préparés à l’avance. R. Van Dijk 474 classait le discours pédagogique parmi les « textes de l’enfermement », au même titre que l’interrogatoire policier ou la consultation médicale. La spécificité de la classe de langue étrangère est que le savoir à transmettre est à la fois un outil de communication – non préalablement maîtrisé par l’étudiant –, un objet de description et même un outil de description !

Nos analyses de polylogues confirment l’hypothèse de C. Carlo 475 que l’effet de réel se dégageant de la lecture du corpus résulte, d’une part, d’une dynamique qui fait alterner régulièrement des énoncés focalisés sur le code et sur son traitement cognitif, et des énoncés provenant de la conversation ordinaire, et d’autre part, d’une sorte de théâtralisation (l’enseignant crée une ambiance propice à un bon déroulement de l’activité).

En effet, tout groupe d’apprentissage reconstitue en miniature des relations adoptées dans la société où l’enseignement a lieu. Nous sommes donc obligés de tenir compte de la spécificité de l’enseignement du FLE aux étudiants russes conformément au mode de relation pédagogique propre à la Russie. Selon L. Dabène, F. Cicurel et al.,476 ces obstacles culturels à l’apprentissage « sont … aussi importants, sinon plus, que les difficultés d’ordre linguistique ». Elles considèrent l’apprentissage d’une langue non maternelle comme « …un phénomène d’acculturation, où ce qui est déterminant ce sont les modes de passage d’une culture à une autre, autant que les cultures elles-mêmes ». Et non pas l’action de construire les interactions françaises suivant les modèles russes.

C’est de ce point de vue que nous avons voulu étudier ci-dessous les simulations des communications téléphoniques faites toujours par le même niveau d’étudiants que les polylogues pédagogiques, aussi bien que par les apprenants de troisième année, afin de comparer leurs degrés de performance.

Notes
469.

En général, il s’agit de l’anglais ou de l’allemand.

470.

Voir ci-dessus Méthodologie d’interprétation des données.

471.

DABÈNE L., « Communication et métacommunication … », op. cité, p.p.134-135.

472.

Pour la notion de tour de parole voir Méthodologie d’interprétation des données ci-dessus.

473.

BOURGUIGNON C.,« Le point didactique. Évaluation et perspective actionnelle. CECR: du contrôle des connaissances à l’évaluation des compétences », dans: Ploquin F. (réd.), Le Français dans le monde, n° 353, septembre-octobre 2007, p. 24.

474.

VAN DIJK T., Les Textes de l’enfermement. Vers une sociologie critique du texte, Contribution au Colloque sur l’Enfermement, Amsterdam, 1979, novembre, ronéo.

475.

Revoir la page 241.

476.

DABÈNE L., CICUREL F.et al., Variations et rituels…, op. cité, p. 20-21.