1. 2. « Parlons affaires ! »

Le corps de chaque interaction contient des remerciements pour l’invitation suivis d’annonce de sa prochaine arrivée et des reprécisions au sujet de l’itinéraire ou de l’adresse.

L’ouverture « glisse » plus ou moins vite vers la cause de l’appel – la décision prise de visiter son amie habitant en France (ou éventuellement quelque part en Russie). La personne commence par remercier son interlocutrice à l’autre bout du fil de son invitation et communique la date et l’heure de son arrivée, en se renseignant parallèlement comment il vaut mieux accéder au domicile de son interactante. Cette dernière donne quelques conseils et propose de venir la chercher à la gare. Finalement, tout cela prend 4 ou 7 tours de parole. Les interactantes font semblant que la communication n’est pas bonne et demandent de répéter, insistent sur certains mots, etc. En fait, elles auraient pu dire la même chose en deux phrases. Voyons un exemple de deuxième année (interaction 5):488

6 I: <…> je veux te remercier
7N: quand ?
8 I: merci pour ton invitation
j'arriv[e]rai le trois janvier
9N: quand ?
10 I: le trois janvier
puis-je prendre l'autobus numéro quatre ?
11N: je pourrais aller te prendre à la ga:re
12 I: oh merci <…>. ’

Il n’y a rien de concret au bout de l’échange: I n’a annoncé ni le moyen de transport par lequel elle arrive ni l’heure exacte de son arrivée, ayant néanmoins remercié son amie de sa promesse de venir la chercher à la gare. Comment pourra-t-elle le faire en pratique en l’absence de tout élément concret sur l’arrivée de sa copine ? Elles ont prévu sans doute de se rappeler, sinon le dialogue n’a pas de sens. D’ailleurs, les transcriptions du LANCOM sont aussi faites un peu dans ce style; quoique la façon de communiquer assez familière nous laisse supposer que les deux garçons se connaissent depuis un moment et qu’ils n’auront pas de problème pour se retrouver; nous ne le ressentons pas à travers les dialogiques de nos apprenants russes. Les échanges des étudiants de troisième année sont plus réalistes du point de vue du contenu. Mais il y a un moment illogique: les interlocutrices qui s’adressent l’une à l’autre par des prénoms francisés - Nicole, Catherine, Irène, etc. - s’entendent pour se retrouver dans une ville russe. On dirait que les jeunes Russes ont choisi le français pour garder leur rendez-vous en secret. Trois jeunes filles des interactions 2, 5 et 8489 se sont par hasard prises le même prénom-pseudonyme français Nicole, sûrement dans le but d’augmenter l’authenticité des simulations. Les autres interactantes de deuxième et troisième années ont modifié leurs propres prénoms « à la française ». Le fait de changer de prénom sous-entend que les participantes ont chacune le double rôle à jouer - celui de l’apprenante (bien réaliser l’activité proposée) et celui d’un personnage créé -, ce qui leur impose d’être doublement vigilantes et multiplie par deux la complexité de leur tâche à réaliser. Cette dernière s’avère d’autant plus difficile que sous les prénoms français se cachent les jeunes russes n’ayant encore jamais visité la France ni côtoyé les natifs. Elles ne peuvent qu’inventerleurs façons de se comporter et de réagir. A ce propos, nous pouvons nous référer sur l’approche ethnométhodologique des interactions didactiques en classe de langue et constater que la « compétence de catégorisation » de chaque acteur définissant son appartenance à une communauté, lui permet de se reconnaître les conduites des autres et de produire la reconnaissabilité de sa conduite comme catégoriellement adéquates ou non490.

Du point de vue des moyens lexico-syntaxiques employés, les interactions de deuxième année s’appuient largement sur des clichés traduits directement du russe ou puisés dans des guides de conversations édités par des russophones; ces expressions paraîtraient bizarres aux natifs. Par exemple:491

5A: <…> j'annonce que je viendrai chez toi le vingt euh le vingt janvier ==
euh: = dis-moi s'il vous plaît comment euh gagner ta place <…>.’

Le verbe annoncer semble être mal placé ici, du point de vue du caractère des échanges; son expression synonymique vouloir dire au conditionnel présent y serait mieux perçu. La formulation de l’annonce est aussi un peu trop directe: celui qui souhaite venir impose la date et l’heure de son arrivée sans demander l’avis de la personne qui devra l’accueillir; le mode de conditionnel (je voudrais te dire que) permettrait d’adoucir l’effet de la surprise. Il y manque aussi – du point de vue de l’authenticité – une petite question de politesse du type ça t’ira ? ou ça te convient ? adressée à la personne qui accueille. La tournure s’il vous plaît est tout simplement erronée parmi le tutoiement général. Enfin, comment aider son interlocutrice à gagner la place, si on ne comprend pas bien de quel genre de place il est question: d’un espace occupé par quelqu’un ou par quelque chose ou d’un large espace découvert dans une agglomération ?492 Toutes ces erreurs et maladresses proviennent de la méconnaissance des affinités linguo-culturelles: il s’agit de remplir des rituels de politesse convenus d’une part et de les présenter avec des moyens lexico-stylistiques appropriés, d’autre part. Les étudiants russes de deuxième année se trouvant dans une situation exolingue sous la « tutelle » de l’enseignant russe lui aussi ne sont pas en mesure de remplir parfaitement ces deux conditions à la fois. Ils essaient tout simplement de faire de leur mieux. Des intonations tendues et parfois fausses trahissent leur application et leur souhait de bien faire pour l’enregistrement. C’est vrai que l’intonation est un des éléments le plus difficilement maîtrisables par les russophones: plus tard ils commencent à apprendre le français, moins parfaite est leur courbe intonative. Par exemple, ci-dessous, la jeune fille épelle au téléphone un passage inaudible; la façon de le faire est - du point de vue de l’intonation – étrangère aux Français; de même, l’est un peu la manière de demander de répéter, comme tu dis ?:493

5C: quoi ? tu dis ?
6A: merci: beaucoup: tu m'as invitée: de venir: chez toi: je suis d'accord: le train de Moscou arrive le trente janvier:↓ à cinq heures et d[e]mie:↓ <…>.’

Du point de vue de l’intonation et d’une fiabilité de la parole, les étudiants de troisième année se distinguent d’une manière évidente: ils se sentent mieux dans leur peau, même devant le microphone; leurs voix ne sont pas tendus. L’habitude a joué son rôle positif: ces apprenants ont pratiqué le FLE pendant une année de plus que leurs camarades de deuxième année. Cette constatation est aussi valable pour le choix du lexique: les étudiants de troisième année en ont généralement été plus habiles. Quoique nous soyons satisfaits de présenter en titre d’exemple un extrait de l’interaction 2 réalisée par les étudiantes de deuxième, où le conditionnel présent (« conditionnel de politesse ») est bien à sa place:494

3A: euh la semaine passée j'ai reçu ta lettre et je voudrais te remercier pour ton invitation
je voudrais te dire que je viendrai chez euh toi euh: pendant les vacances d'hiver <…>.’

Il serait certainement préférable de dire je compte venir chez toi au lieu de je viendrai tout court, mais ces nuances ne sont pas encore à la portée de nos étudiants.

Certaine rudesse des formules employées par les Russes, s’explique par leurs habitudes culturelles différentes de celles des Français.

Les tournures de politesses s’il te plaît et s’il vous plaît posent des problèmes aussi bien aux apprenants de deuxième année qu’à ceux de troisième, puisqu’en russe il s’agit d’un terme universel pour les deux cas. Pour éviter cette erreur, on n’a qu’à pratiquer l’oral en FLE le plus régulièrement possible.

La confusion apparaît également avec l’emploi des verbes entendre et écouter; chose curieuse: ce sont plutôt les étudiants de troisième année qui l’ont manifestée:495

6C: allô je t'écoute mal répète s'il te plaît;
4N: pardon que vous ^avez dit ? je n'écoute rien ;
2A2: comment ? qu'est-ce que tu as dit ? je t'écoute mal répète encore une fois.’

De leur côté, les apprenants de deuxième année s’y débrouillent sans problème:496

4I: que dis-tu ? je t'entends mal est-ce que tu pourrais répéter encore une fois?;
4T: que dis-tu ? je ne t'entends pas parlez plus haut;
3N: ah ? je ne vous éc- j[e n]’entends pas parlez plus haut s'il vous plaît.’

Le dernier exemple illustre que la faculté d’autocorrection s’est installée chez l’apprenante: elle se corrige sur-le-champ, en choisissant le verbe convenable. Par contre, le recours à une expression erronée parlez plus haut après un tutoiement, au deuxième exemple, est dû aux lacunes concernant l’emploi de l’impératif qui découlent, à leur tour, certainement des pratiques insuffisantes de ce phénomène grammatical.

Nous avons été satisfaits d’observer l’emploi du présent du subjonctif approprié par les apprenants de troisième année, dont nous avons constaté le manque chez nos étudiants de deuxième, lors des analyses des polylogues pédagogiques, et que nous n’avons pas repéré dans les dialogues présents réalisés par les apprenants de deuxième année:497

10A2: euh: il vaut mieux que tu prennes le bus numéro seize euh: dans ce cas-là il ne voudra pas euh faire la correspondance = mai:s tu peux ne pas t'inquiéter euh: j'irai te prendre à la gare.’

Nous avons remarqué dans un des enregistrements de troisième le n’est-ce pas ? si caractéristique de notre enseignant analysé dans les polylogues pédagogiques qui redonne du naturel à l’intervention de l’apprenante:498

6L: <…> d'abord: je prendrai ce train et puis je f[e]rai la correspondance n'est-ce pas ?
7N: euh oui oui tu as raison <…>.’

Il est évident que la jeune fille a assimilé la façon de parler propre à son enseignant; cela s’est produit progressivement et d’une manière semi-inconsciente. Ce fait confirme l’importance du rôle de l’enseignant dans le processus d’apprentissage: sa personnalité même est un échantillon de la langue et de la culture étudiées par ses étudiants.

Nous constatons finalement que l’oral en français ne s’acquière qu’à travers ses pratiques intenses conditionnées par des besoins réelles de celui qui parle .

Notes
488.

Annexe 7, b), inter. 5.

489.

Annexe 7, b).

490.

Voir les pages 223-224 du présent travail.

491.

Annexe 7, a), inter. 2.

492.

Le Larousse de poche 2002, Paris, Larousse, 2001, p.592.

493.

Annexe 7, a), inter. 1.

494.

Annexe 7, a), inter. 2.

495.

Annexe 7, b), inter. 4, 5, 6.

496.

Annexe 7, a), inter. 2, 4, 5.

497.

Annexe 7, b), inter. 2.

498.

Annexe 7, b), inter. 1.