Constatations intermédiaires

Il est facile de constater que les simulations examinées ne contiennent pas de passages métalinguistiques caractérisant les polylogues pédagogiques. Leur langage est celui du quotidien. Ici, chaque participant remplit deux « rôles » à la fois – celui d’apprenant impliqué plus ou moins dans une activité proposée par l’enseignant et celui d’un personnage « joué ». Ces deux rôles s’entremêlent, les interactants sont obligés de se surveiller sur ces deux plans, ce qui est plus compliqué que d’être participant d’un polylogue pédagogique construit autour d’un ou plusieurs sujets à discuter. En même temps, les dialogues FLE sont loin de ressembler aux corpus de conversation naturelle recueillis et transcrits par les linguistes, mais fonctionnent davantage comme au théâtre, où les personnages échangent des propos soigneusement composés.504 Pour l’apprenant, le dialogue dans une langue étrangère reste un programme fixé à l’avance où la culture, la communication et l’action s’instrumentalisent au service du lexique et de la problématique grammaticale posée par l’unité didactique.

Les deux séries de jeux professionnels « La Communication téléphonique 1» (Annexe 7, inter. 1,2) effectuées par les apprenants des deux groupes de FLE de deuxième et troisième années de la faculté des langues étrangères de l’Université pédagogique de Vologda (Russie) sont inspirées des scénarios d’un jeu similaire du corpus LANCOM 505, dont trois dialogues nous ayant servi de référence506 contiennent de 11 à 12 tours de parole renfermant chacun de 1 à 3 interventions au maximum; aucun dialogue ne ressemble à un autre et le style est toujours authentique, comme si la conversation provient de la vie même.

Nos apprenants ont emprunté le même scénario, sans pouvoir le remplir vraiment de vie. Ils ont suivi le canevas proposé à la lettre, sans y apporter leur Moi réel ou imaginaire, sans oser les moindres improvisations. Par conséquent, toutes leurs productions se ressemblent. Elles sont laconiques et rappellent vaguement de réelles conversations. Il n’y a quasiment pas de différences, de ce point de vue, entre les échantillons de dialogues de deuxième et troisième années.

Les simulations de deuxième année se réunissent en cinq dialogues dont la longueur minimale correspond à 9 tours de parole et maximale – à 14. Chaque tour de parole comporte une ou plusieurs brèves interventions. Les étudiants de troisième année ont présenté 8 dialogues comportant de 6 à 15 tours de parole qui qualitativement ressemblent beaucoup à ceux de deuxième année.

Nous avons conclu que la majorité d’erreurs et de maladresses typiques observées dans les simulations des communications téléphoniques des apprenants de deuxième et troisième années proviennent certainement du culturel, notamment des différences des cultures russe et française au niveau des rituels transactionnels, du comportement tout court. Il est à souligner que les étudiants de troisième année ont le débit de parole plus approprié et qu’il n’y a plus de tension dans leur voix, à la différence de la plupart des apprenants de deuxième; malgré le fait d’être enregistrés, ces premiers se sont montrés plus à l’aise lors de la réalisation de l’activité que leurs camarades plus jeunes. C’est surtout la fluidité de la parole des étudiants de troisième année que nous voulons mettre en relief. De plus, malgré l’exploitation du même scénario des simulations et l’absence d’improvisations dans les deux cas, les apprenants de troisième année ont eu des interventions plus longues, c’est-à-dire ils savent mieux manipuler la parole en français.

Présentons ici, en titre de comparaison, le début d’une conversation téléphonique donné dans Campus 1, la méthode éditée en France et se basant sur des échantillons de dialogues réalisés par les natifs:507

Sylvie: Allô, Jérôme ?
Jérôme: Sylvie ! Comment vas-tu ?
Sylvie:Assez bien… Dis-moi, tu connais bien Gilles Daveau, toi ?
Jérôme: Daveau ? Oui, je le connais. Pourquoi ?
Sylvie: Je voudrais le rencontrer. Tu peux nous inviter chez toi ?’

On voit à travers ce petit échange que la compétence à dialoguer ne provient pas seulement de la compréhension des items lexicaux – ici simples et en petit nombre – mais de l’habileté à déceler les intentions de l’interlocuteur et à savoir introduire les siennes. Notons ici l’usage de l’ouvreur pragmatique « dis-moi » et la vivacité de la contre-interrogation de Jérôme « pourquoi ? ». Cette manière directe de dialoguer ne peut se faire que parce que les interlocuteurs sont proches: si Sylvie n’a pas besoin de dire qui elle est, c’est parce que Jérôme reconnaît tout de suite sa voix, et la demande de service se fait sans préparation.

A. Messmer, lecteur de français en Croatie, témoigne que « dialoguer c’est avant tout échanger des paroles, s’exprimer et comprendre », c’est-à-dire savoir parler avec spontanéité, être attentif aux réactions de ses interlocuteurs, leur répondre de manière adéquate, mobiliser des savoirs et compétences linguistiques (lexique, phonétique, syntaxe, etc.), anticiper sur les réactions des interlocuteurs, user d’onomatopées, modifier la voix pour traduire une émotion, une attitude ou un état d’esprit, etc.508 Selon lui, « dialoguer est un fait langagier total » qui implique de la part des interlocuteurs d’avoir recours à toutes leurs compétences langagières dans le but de favoriser l’efficacité de la communication: compétence linguistique ou grammaticale, socio-linguistique ou pragmatique, stratégique, discursive, socio-culturelle, et in fine personnelles (humour, tact, etc.).

Ces collègues étrangers enseignant le FLE eux aussi soulignent l’importance du document vidéo authentique pour initier le dialogue et amener le débat en classe de langue, ou encouragent d’utiliser les simulations (jeux de rôles), de passer par la communication réelle en classe pour discuter des problèmes divers et de débattre sur des questions qui intéressent les apprenants. Pour A. Messmer, l’exercice d’improvisation théâtrale semble s’imposer. En improvisant, les étudiants élaborent des stratégies d’interaction propres au dialogue et, partant, approfondissent une compétence interactionnelle ou dialogique, laquelle englobe expression/compréhension orales et capacité à gérer la construction collective du sens.509

En milieu d’apprentissage hétéroglotte, l’enseignant peut éventuellement demander aux apprenants de remplir une grille de lecture systématique établie sur le , le quand, le quoi et le comment des dialogues proposés. Cette activité leur permet d’abord de prendre conscience des tenants et aboutissants du dialogue, ce qui les aidera ensuite à jouer leur propre dialogue avec beaucoup plus de réalisme, voire à composer eux-mêmes des dialogues plus naturels.510

Or les résultats s’acquièrent en pratique. Les lacunes d’ordre culturel peuvent être le mieux compensées, à notre avis, uniquement par des interactions intenses et prolongées avec des locuteurs natifs – porteurs naturels de la culture française. Au moins, au sein de l’université pédagogique russe, il serait profitable d’organiser des échanges thématiques réguliers avec une assistante de langue qui feraient parti d’un programme officiel.

En ce qui concerne des caractéristiques « techniques » de l’oral (débit, fluidité), l’enseignant peut de son côté organiser - là où c’est possible – le travail de sorte que les apprenants soient obligés de prendre l’initiative, d’agir et de réagir par rapport à des moments du cours, en ce qui concerne les fonctions d’organisation, d’évaluation et parfois d’information.

Le but de notre recherche étant de trouver la réponse à la question comment l’enseignant non-natif peut aider ses apprenants à acquérir le naturel de la parole en français dans une situation exolingue de l’université pédagogique russe, examinons maintenant en contrepoint des interactions similaires à celles qu’on a déjà passées soigneusement en revue, mais réalisées par des locuteurs russes dans une situation endolingue, c’est-à-dire par des personnes habitant en France.

Notes
504.

MICOTTIS P.,« Exploiter autrement les dialogues des méthodes », dans: Morin I. et Tillier A. (réd.), Le Français dans le monde, n° 360, 2008, p.24.

505.

DEBROCK M., FLAMENT-BOISTRANCOURT D. et al. (réd.), « Le Corpus LANCOM », op. cité.

506.

Annexe 10.

507.

CICUREL F.,« Pour une compétence dialogale », op. cité, p.22.

508.

MORIN I.,« Courrier de lecteurs. Complexe compétence dialogique… », dans: Morin I. et Tillier A. (réd.), Le Français dans le monde, n° 360, 2008, p.26.

509.

Idem.

510.

MICOTTIS P.,« Exploiter autrement les dialogues des méthodes », op. cité, p.25.