2. 1. « A qui j’ai l’honneur ? »

Nous avons étudié ci-dessus les ouvertures des 13 interactions de deuxième et troisième années.514 Maintenant, examinons l’ouverture de La Communication téléphonique 2 – jeu de rôle réalisé par des jeunes médecins russes séjournant en France (Annexe 8). Elle s’étend sur 4 tours de parole, entrecoupée au milieu par un début du corps de l’interaction précipité: le premier interactant est pressé d’annoncer sa décision de venir voir son amie en France, sans avoir attendu la première réaction de cette dernière à son appel. La jeune fille semble ne pas avoir compris à qui elle a affaire:515

1O: allô:↑ allô:↑ j'écou:te↑ qui à l'appareil↑?
2Y: c'est moi
merci Olia je t'appelle parce que tu m'as invité pour passer mes vacances donc je suis bien reconnaissant mais j[e ne] sais pas comment je: comment il faut comment je peux: arriver comment je peux te de- comment: il faut que je me trouve
3O: attends attends j'entends rien:↑ il y a des bruits il y a des parasites répète une fois↑ qu'est-ce que tu veux ? et c'est qui alors↑? c'est Youri↑ ?
4Y: ouai↓ excuse-moi↑ c'est: c'est le réseau téléphonique qui qui [ne] marche pas bien donc je t'appelle euh: de loin <…>.’

C’est une ouverture « à la russe », puisque le jeune homme s’étant à peine présenté, passe directement à l’affaire, sans perdre du temps pour s’échanger de ça va de politesse. Puisque son interlocutrice ne l’a pas bien entendu, il entreprend des excuses et des explications. Leurs manières de parler sont proches du naturel du point de vue du débit, de la fluidité, du vocabulaire, de l’intonation en partie; on trouve des bribes, des phrases en pleine construction, etc. Le point faible consiste en syntaxe. Par exemple, il y a des « calques » du russe, comme qui à l'appareil↑?, répète une fois↑. La première expression témoigne de ce qu’en russe on n’est pas toujours obligé d’employer le verbe au présent (on le sous-entend), tandis que la deuxième restitue automatiquement un nombre de mots dans une équivalente russe (pafta ri chio ras). Chez le jeune homme, nous trouvons tu m'as invité pour passer mes vacances, au lieu d’employer la préposition à. De même qu’il a des difficultés de formuler sa phrase lors de son deuxième tour de parole: j[e ne] sais pas comment je: comment il faut comment je peux: arriver comment je peux te de- comment: il faut que je me trouve. On peut immédiatement conclure que les interactants manquent de savoir-faire syntaxiques, à force de ne suivre aucun apprentissage organisé de français. Mais ils sont capables de se débrouiller au niveau du vocabulaire pour se faire comprendre aux sujets de la vie quotidienne, puisqu’ils se trouvent, malgré eux, « dans une immersion linguistique » et sont obligés de se servir régulièrement du français pour remplir de nombreuses tâches communicatives.

Passons tout de suite à l’ouverture de La Communication téléphonique 3 dont les protagonistes sont les deux jeunes Russes habitant en France depuis plusieurs années.516 C’est aussi un jeu de rôle, mais précédé d’un minimum de préparatifs préalables: il y avait quelques notes prises des deux côtés. Toutefois, nous sommes en présence d’un oral phonétiquement et syntaxiquement rapproché de l’original, quoique sans échange bilatéral de ça va traditionnels:

1S: allo↑ <une prononciation à la russe, avec un [o] assez postérieur>
2A: allo c’est Stas ? 
3S: oui à qui j’ai l’honneur ?
4A: c’est Sacha517 tu vas bien ? ça fait longtemps
5S: oui: ça fait plaisir de t’avoir au téléphone
qu’est-ce [que] tu fais ? qu’est-ce [que] tu dis de beau ? comment va la famille ?
6S: rien de spécial↓ c’est la routine↓ <…>.’

La réplique à qui j’ai l’honneur ? (3S) sonne d’une façon un peu trop « solennelle » pour les circonstances, sauf si on la prend dans un sens ironique ou comme une plaisanterie. Pour le reste, le style, l’intonation, le débit de la parole, la constructions des phrases, la prononciation, etc., tout correspond au début d’une réelle communication téléphonique pratiquée par des Français natifs.518

Notes
514.

Voir les pages 383-386.

515.

Annexe 8.

516.

Annexe 9.

517.

Un diminutif d’Alexandre.

518.

Cf. les pages 223-224.