2. 2. « Je t’appelle parce que tu m’as invité… »

Le corps de l’interaction du jeu de rôle du corpus 6, aussi bien que ceux des jeux professionnels des corpus 3 et 4 précédemment révisés contient des remerciements pour l’invitation suivis d’annonce de la prochaine arrivée. A partir de ce moment, l’interactante du corpus 6 – à la différence des participants des dialogues similaires en salle d’études - ose entreprendreune petite improvisation spontanée: elle dit au jeune homme qu’elle ne peut pas venir le trouver à la gare pour des raisons objectives:519

4Y: <…> est-ce que tu peux me trouver à la gare ?
5O: ah non↑ ma voiture est en panne excuse-moi je l'ai amenée chez chez les garagistes non non non tu vas prendre le métro d'accord:↑? <…>.’

Ensuite, nous sommes logiquement confrontés au passage consacré à des reprécisions au sujet de l’itinéraire.

Cette improvisation « à chaud » s’écartant du scénario de base distingue en bien ce dialogue des précédents.

L’originalité du présent jeu de rôle consiste également en ce que la séquence d’ouverture et le corps de l’interaction s’entrecroisent: le début du corps s’est infiltré au milieu de l’ouverture:520

‘2Y: c'est moi
merci Olia je t'appelle parce que tu m'as invité pour passer mes vacances donc je suis bien reconnaissant
mais j[e ne] sais pas comment je: comment il faut comment je peux: arriver comment je peux te de- comment: il faut que je me trouve
3O: attends attends j'entends rien:↑ il y a des bruits il y a des parasites répète une fois↑ qu'est-ce que tu veux ? et c'est qui alors↑? c'est Youri↑ ?
4Y: ouai↓ <…>.’

La suite est interrompue par les tours de parole se rapportant à l’ouverture. Une fois les interlocuteurs s’identifient réciproquement, ils passent directement à leur sujet de communication, et nous avons le déroulement ultérieur du corps de l’interaction:

3O: <…> et c'est qui alors↑? c'est Youri↑ ?
4Y: ouai↓
excuse-moi↑ c'est: c'est le réseau téléphonique qui qui [ne] marche pas bien donc je t'appelle euh: de loin
et donc j'ai: décidément en fait j'ai: je vais venir je vais venir pour passer mes vacances = dans ta ville
donc est-ce que tu peux me trouver à la gare ?
5O: ah non↑ ma voiture est en panne
<…>.’

Il est intéressant d’observer le processus de construction des phrases, surtout chez le jeune homme: il y a des reformulations, des hésitations, des bribes, etc., ce qui confère à la communication une teinte de naturel:521

4Y: <…> et donc j'ai: décidément en fait j'ai: je vais venir je vais venir pour passer mes vacances = dans ta ville donc est-ce que tu peux me trouver à la gare ?
<…>
6Y: = o'key mm mais: j[e ne] sais pas c'est quelle ligne en fait quelle station il faut que tu me: il faut que tu m'expliques comme il faut parce que sinon↑
7O: ah oui↑ tu [ne] connais pas Lyon↑? tu prends: tu descends à Perrache↑ tu sais il y a des métro là-bas↓et après tu prends: la ligne qui va jusqu'à Bell[e]cour↑ à à Bell[e]cour tu fais une correspondance↑ et tu vas jusqu'à: euh: jusqu'à gare des Vénissieux↓et après tu: marches à pied↓ = attends et: <rires d'Olia> tu tu m'écoutes↑ ?
8Y: o'key o'key bon j'ai: je pense que je vais t'app[e]ler de Lyon <…>.’

Nous repérons des « vérificateurs de contact » typiquement français: d’accord:↑? (5O), tu m'écoutes↑? (7O), aussi bien que des mots servant à attirer l’attention de son interlocuteur, comme: attends ! (7O).

Le jeune homme n’oublie même pas de dire à son amie qu’il la rappellera (8Y).

Cette impression du naturel est renforcée par les mentions des réalités françaises: des noms authentiques des places, des gares, des stations de métro; l’itinéraire même est restitué selon l’« original ». Ceci est difficilement réalisable pour les interactants faisant la même activité au sein de l’université russe. De plus, le jeune homme n’oublie pas de glisser vers la fin de la communication qu’il allait rappeler son amie dès son arrivée à Lyon; cela rend la communication encore plus crédible et « tirée » de la vie même: il a agi comme chacun de nous aurait agi à sa place dans une situation réelle.

Par ailleurs, nous voyons cette « rudesse » des formulations « calquée » sur le russe, comme je vais venir pour passer mes vacances = dans ta ville, il faut que tu m'expliques. En même temps, il y a une maladresse concernant le régime du verbe (je vais venir pour passer mes vacances), des erreurs sur l’emploi des articles (tu vas jusqu'à: euh: jusqu'à gare des Vénissieux).

Le corps de l’interaction 6 enferme 7 tours de parole, ce qui a représenté le maximum dans le cas des jeux professionnels; quoique l’étendue de chaque tour de parole au dernier cas soit beaucoup plus importante, de même que leur « contenu » est plus riche.

Du point de vue de l’intonation, ce dialogue est aussi plausible, quoique la jeune fille – nous l’entendons – s’y applique vraiment et la parole du jeune homme semble être plus fluide, bien que nous percevons davantage son accent russe.

Enfin, voyons le corps de l’interaction du corpus 7 (Annexe 9) réalisé par les deux jeunes étudiants russes. Son étendue est égale à 7 tours de parole dont la durée générale est de 1’. Du point de vue du nombre de tours, c’est exactement la même chose que pour l’enregistrement précédent (corpus 6). Toutefois, la quantité de mots « remplissant » le corps de l’interaction 6 est égale à 207 et celle de l’interaction 7 est équivalente à 228 mots. Il s’ensuit donc que les tours de parole du dialogue 7 sont plus « remplis » et le débit de la parole des interactants est plus important, en particulier celui de Stas – le garçon plus âgé. Pour comparer: le dialogue 5 de deuxième année (Annexe 7, corpus 3; jeux professionnels) a le corps de l’interaction s’étalant sur 7 tours de parole; sa durée est de 13’’ et le nombre de mots employés est égal à 44. Le dialogue 2 de troisième année (Annexe 7, corpus 4) a le corps de l’interaction de 46’’ s’étalant également sur 7 tours de parole et enfermant 137 mots. Cela veut dire que les interactants mentionnés de deuxième année (jeux professionnels) émettent 3,4 mots par seconde en moyenne, ceux de troisième – paradoxalement – seulement 3 mots en moyenne par seconde (nous avons choisi le dialogue au hasard), les jeunes médecins russes enregistrés parlent avec le débit équivalent à 3,5 de mots par seconde en moyenne, et les jeunes étudiants russes émettent 3,8 mots par seconde en moyenne !

Voyons maintenant le corps de l’interaction de ce dernier enregistrement (Annexe 9) du point de vue de sa présentation et de ses caractéristiques lexico-syntaxiques.

Nous trouvons que le contenu de la conversation est intéressant et plausible: nous avons deux jeunes qui s’entendent pour passer ensemble une partie de leurs vacances, en argumentant chacun leur choix. Nous ne contestons pas que la proposition de Stas soit séduisante; son interlocuteur est du même avis lui aussi:

7S: <…> c’étais pas toi qui voulais v[e]nir en France ? voir le pays du Napoléon ?
8A: ah ouai le champagne la Tour Eiffel tous ces vins les ^huîtres les grenouill[e]s rien que d’y penser hum ça donne envie ah ?
9S: euh: bah là je me suis ^installé à Marseille [il] y a Le Vieux Port la plage [de] toute façon on pourra faire euh: un tour ensemble sur la Côte d’Azur pour voir Saint-Tropez Cannes Nice Monaco euh j[e] suis sûr que tu vas aimer ah ? <…>.’

Stas dépose comme ses arguments les plus convaincants des endroits à visiter. Cela confère au dialogue son charme naturel. De plus, ensuite, Stas mentionne à Alexandre des détails authentiques sur l’itinéraire à parcourir:

9S: <…> euh: t[u] sais quoi ? bah : t[u n’auras] qu’à prendre les billets = à partir de Moscou↑ t[u] auras une correspondance à Frankfort↑ et après tu arriv[e]ras à Marignane c’est #un aéroport à côté d[e] Marseille <…>.’

Les intonations, les manières de prononcer des deux jeunes hommes sont très proches de celles des natifs. Le style, le vocabulaire et la syntaxe se complètent habilement, à notre avis: l’acquisition du français dans le cadre scolaire et de réels contacts amicaux en dehors de la situation d’apprentissage y ont eu une répercussion incontestable; revoir en particulier le 9S.

Il y a une quantité de mots prononcés d’une façon familière: avec des voyelles/consonnes ou syllabes entières omises. Nous y rencontrons également des constructions et des expressions parlées, comme t[u] sais quoi ?, t[u n’]auras qu’à prendre les billets, là je me suis^installé à Marseille, o’key, ça t[e] branche comme plan ?, ça donne envie, [de] toute façon, c’est à toi de jouer, tu me tiendras au courant, c[e n’]est pas donné, bon be[n], etc., des marqueurs d’hésitations euh:, bah:, des affirmatifs ouai.

Nous avons remarqué que le style de l’ouverture est plus retenu, ce qui semble aussi logique: les locuteurs se testent, avant de se lancer dans une conversation décontractée, puisque apparemment, ils ne se sont pas revus depuis un moment.

Les participants des corpus 6 et 7 se sont permis des improvisations personnelles à partir d’un scénario de base, de sorte que leur communication ait gagnée en vraisemblance et originalité.

Il s’est avéré que le jeu de rôle réalisé par deux lycéens russes habitant en France est le plus crédible sur tous les points de vue parmi d’autres enregistrements similaires analysés. Nos étudiants ont acquis leurs savoirs et savoir-faire en français à travers leur vécu personnel confirmé par l’apprentissage organisé (en passant en partie par le français de scolarisation). Leur syntaxe, certains éléments culturels et des expressions plus ou moins neutres employées proviennent de l’apprentissage. Ils ont finalement la situation la plus profitable pour s’approprier des bases solides du français, afin d’en atteindre le niveau des locuteurs natifs. Tandis que les jeunes médecins ayant été obligés d’acquérir leurs compétences communicatives en français par eux-mêmes, s’avèrent moins expérimentés en constructions syntaxiques qui leur auraient permis de former de longues phrases cohérentes; l’intonation et la prononciation en ont aussi une répercussion. Mais à force de se trouver « sur le terrain » et de pratiquer la langue au quotidien, ils ont développés leurs savoir-faire de la parole: à la différence des étudiants de l’université pédagogique, ils osent improviser et n’ont pas peur de se lancer dans un dialogue. Chez les jeunes médecins et chez les étudiants russes habitant en France les personnages créés sont plus convaincants que ceux des jeux professionnels de deuxième et troisième années de la faculté de langues de l’université pédagogique, puisque ce naturel leur a fourni la vie même: leurs rôles et leurs Moi personnels se retrouvent presque, ils jouent une situation imaginaire mais probable qu’ils connaissent bien.

Notes
519.

Annexe 8.

520.

Idem.

521.

Annexe 8.