Les échanges dans« La Communication téléphonique 2 » (Annexe 8) ont l'air beaucoup plus naturel - du début à la fin - que ceux animés par des étudiants de l'université (Annexe 7). Cela apparaît autant au niveau du choix du lexique, qu'au niveau de la prosodie, des ressources vocales.
Le jeu de rôle en question a toujours eu pour base le même canevas du Corpus LANCOM que les jeux professionnels des apprenants. Le premier a été réalisé spontanément, sans la moindre préparation. Nous y ressentons le plaisir d’improviser, de jouer un rôle. Nous avons remarqué tout de suite que les deux interactants se sentaient bien à l’aise devant le microphone et n’avaient pas de problèmes de vocabulaire. Leur manière de construire la parole est proche de celle des natifs, mais leurs intonations « trahissent » le plus leurs origines, celle du jeune homme surtout. C’est peut-être parce que la jeune fille avait vécu en France deux ans de plus que lui. Ou il se peut qu’elle ait une oreille plus sensible. En fait, selon les résultats d’une enquête faite en 2007, à Rio de Janeiro,523 la langue française est considérée comme plus facile à maîtriser par les femmes, à la différence du portugais et de l’italien s’avérant plus « accessibles » aux hommes. Il faut néanmoins y remarquer que l’enquête effectuée se base sur l’analyse des déclarations et non pas des pratiques.
La jeune fille est en effet bien « entrée » dans son rôle, elle est spontanée, inspirée de la situation. Elle construit ses tours de parole à chaud, en « vivant » la situation « de l'intérieur », n'utilise presque jamais de bribes, ne fait pas de pauses artificielles pour réfléchir sur la phrase suivante.
Son interactant – Youri - est plus prudent au niveau d’expression, c'est pourquoi il a abondamment recours à des bribes, à des reformulations, en essayant de formuler son idée précisément et le plus correctement possible. Cela est-il lié à son expérience antérieure de l’apprentissage du français à l’école ?
La jeune fille - Olia - a plus tendance, en revanche, de faire des erreurs syntaxiques, en se référant automatiquement sur des constructions russes. Sa première erreur de ce type est due à son réflexe d'omettre le prédicat au présent de l’indicatif dans certaines phrases où en russe il est sous-entendu, ce qui rend la conversation plus naturelle. La deuxième est, à notre avis, aussi liée à la langue maternelle de l'interactante: le russe utilise trois mots pour exprimer la même demande et il ne connaît pas d'articles. Olia se trouvant dans son état de spontanéité transfère presque automatiquement la construction russe en français, en comptant l'article pour un mot significatif de la structure. Ce travail se produit au niveau intuitif. Les erreurs langagières de ce type ne nuisent pas au déroulement de la conversation.
Youri a éprouvé certaines difficultés lors du choix d’un terme précis parmi une série de synonymes qu’il avait à sa disposition. D’où sont ses bribes et réajustements permanents. Il a fait seulement une erreur linguistique à la fin du dialogue, en disant « j'accroche »au lieu de « je raccroche ». A notre avis, s’étant très concentré sur l'idée de bien organiser la clôture des échanges, il n'a pas remarqué cette erreur lexicale évidente.
Le corpus contient 9 tours de parole au total, chacun comportant plusieurs interventions bien authentiques. Nous voyons que l'expérience vécue par les deux interactants dans le pays même leur a permis de perfectionner les savoirs et les savoir-faire langagiers, les ayant rapprochés considérablement de ceux des locuteurs natifs: ces premiers sont en mesure de construire facilement le dialogue en français; chacun comprend parfaitement son interlocuteur et réagit à chaud d'une manière adéquate. En comparant leur manière de s'exprimer à celles des Français524 et des étudiants russes de l'université525 qui n'ont jamais quitté le pays, nous en déduisons que ces derniers font le plus souvent des erreurs influencées par leur langue maternelle, qui peuvent progressivement disparaître en grande partie à la suite des pratiques langagières intenses, même dans une situation exolingue. Une interaction exolingue intense est un des moyens efficaces permettant de « tailler » ses savoirs et savoir-faire dans une langue étrangère.
« La Communication téléphonique 3 » a un aspect encore plus « authentique » que la précédente sur tous les points de vue, ce que nous avons examiné en détail ci-dessus.
Or nous avons soigneusement étudié les trois types de simulations des communications téléphoniques portant sur le même sujet et réalisées toujours par des interactants russes qui se distinguaient par leurs situations (dans le cadre/en dehors du cadre d’apprentissage) et leurs milieux du déroulement (hétéro/homoglotte). Nous avons conclu que malgré ce que – ou peut-être à cause de ce que – les jeux professionnels sous-entendaient un certain temps de préparatifs préalables de la part de leurs protagonistes, les enregistrements des corpus 6 et 7 faits directement « sur le terrain » ressemblent finalement plus à des dialogues authentiques que ces premiers sur tous les points principaux. M. De Ferrari affirme qu’ « on apprend la langue du pays d’installation pour évoluer dans sa société de façon durable, souvent définitive et pour développer un ancrage et des appartenances qui peuvent se construire au travers de l’apprentissage linguistique ».526 Il est ainsi à en déduire que l’acquisition des savoir-faire dans une situation appropriée et surtout un réel besoin de cette acquisition (la vie, le travail et les études au pays de la langue étudiée) permettent d’atteindre un bon niveau de maîtrise de la langue étrangère. En même temps, M. De Ferrari évite de mettre en parallèle le rapport à l’apprentissage des langues étrangères avec l’absence de scolarisation, en citant comme exemple des salariés migrants formés aux rudiments de la communication en anglais et ayant par la suite parfaitement maîtrisé la communication en français. La chercheuse considère que « les pratiques les plus efficaces sont celles qui utilisent les environnements de vie sociale et professionnelle comme source majeure d’observation, de verbalisation et d’apprentissage. C’est là que se développent les stratégies pouvant être mobilisées face à de nouvelles situations et de nouveaux apprentissages en milieu naturel. L’espace pédagogique doit être un lieu ouvert et mouvant à l’image de la réalité quotidienne rencontrée par les apprenants ».527 Nous sommes persuadés que dans une situation d’apprentissage exolingue (notre université russe), il reste toujours cette possibilité de créer pour les étudiants un réel besoin de communiquer, d’agir par l’intermédiaire de la parole.
Certaines opérations — telles que les communications téléphoniques, par exemple, — impliquent une coopération à distance, ce qui prévoit ses particularités et ses nuances du point de vue communicatif, qui font partie de la culture générale des natifs. Les interlocuteurs doivent s'entendre en utilisant uniquement (et abondamment par conséquent) des moyens langagiers et des ressources paraverbales (prosodiques et vocales), sans être en mesure de recourir à des soutiens kinésio-proxémiques, à la différence des échanges ordinaires. Les Français ont pour cela le choix du lexique en fonction des circonstances (il est à mettre en relief des marqueurs d'assistance mutuelle, grâce auxquels la communication se tient: Ah!, Oui (Ouai)!, Bon ?, Ah oui ?, C'est ça, Je te suis bien, C'est pas vrai!, Ah non!, Tu parles!, Cela veut dire ?, Mm, Euh..., etc.) et l'accent emphatique pour mettre en relief ce qui est le plus important dans le message, aussi bien qu'un éventail d'intonations caractéristiques de telle ou telle structure de l'énoncé (question, affirmation, suggestion, etc.). Les Russes s'appuient, en premier lieu, sur des intonations très variables qui compensent grandement les déficiences en moyens kinésio-proxémiques. Bien entendu, ils ont aussi à leur disposition toutes les ressources lexicales indispensables pour transmettre le message à distance. Mais c'est cette habitude de se servir de l'intonation dans leur langue maternelle pour rendre le message plus persuasif qui influence beaucoup leur manière de parler une langue étrangère. C'est ce que nous avons remarqué lors de l'analyse des enregistrements des jeux professionnels faits par les étudiants russes de l'université.528 Cette même habitude est à peine perçue chez les personnes qui ont eu une expérience continue des communications avec des natifs, c'est-à-dire qui ont vécu un certain temps dans le pays de la langue à maîtriser. Nous y apportons comme exemple, l'enregistrement du dialogue improvisé par des Russes séjournant en France depuis plusieurs années et portant toujours sur le même sujet: « La Communication téléphonique ».529 A notre avis, c'est plutôt l'intonation du jeune homme (de Youri) qui « trahit » son origine russe, car celle de la jeune fille (d'Olia) est plus proche de l'idéal. Olia a passé huit ans environ en France et Youri — deux ans de moins qu'elle. C'est certainement cette différence au niveau de la durée du séjour qui explique la différence d'aptitude à maîtriser l'intonation française. Bien entendu, l'expérience préalable doit être également prise en compte, notamment l'apprentissage qui précédait ou non l'arrivée dans le pays:530 les pratiques renforcées par les théories solides sont plus stables. Nous voulons enfin insister aussi sur l'importance du rôle joué par la personnalité (sa motivation, ses aptitudes en particulier), ainsi que sur des particularités dues à la différence de sexe: les résultats de recherches confirment que les femmes ont généralementla mémoire plus liée à l'affectivité que les hommes.531
CALVET L.-J.,« Le Français, langue féminine ? », dans: Pradal F. (réd.), Le Français dans le monde, n°358, 2008, p.54.
Voir Annexe 10.
Voir Annexes 7 et 5.
DE FERRARI M.,« Penser la formation linguistique des adultes migrants en France. Nommer autrement pour faire différemment », dans: Chnane-Davin F. et Cuq J.-P. (coord.), Le Français dans le monde. Du Discours de l’enseignant aux pratiques de l’apprenant, n°44, juillet 2008, p.21.
DE FERRARI M.,« Penser la formation linguistique…», op. cité, p.24.
Les transcriptions sont présentées dans l'Annexe 7.
Ecouter l'enregistrement audio de La Communication téléphonique 2 ci-joint. Voir Annexe 8.
Revoir aussi la page 235.
Données provenant de l'émission de radio, diffusée le 21 septembre 1998, à 8h.30 sur Europe 1.