3. 3. Corps de l’interaction des trois corpus

Le corps de l’interaction du premier corpus équivalent à 456 tours de parole, reste le plus étendu parmi les trois analysés.539 Les corps de l’interaction des corpus 2 et 5 en contiennent respectivement 199 et 84. Le premier tour de parole du corpus 5 cumule le préambule et le début du corps de l’interaction. C’est pourquoi, nous avons compté ce premier tour comme faisant parti du corps de l’interaction.

Si la différence de tailles des deux premiers corps de l’interaction (corpus 1 et 2) s’explique d’une part, par la meilleure organisation provenant de l’enseignant et de la protagoniste dans le second cas, et d’autre part, en partie, par la différence d’implication des apprenants dans le processus interactionnel, le troisième corps de l’interaction (corpus 5) est le moins étendu, puisque les réponses à des questions posées ont été obtenues sans hésitations ni pauses, il ne fallait pas rentrer dans de vastes commentaires explicatifs en français ou en russe, afin de rendre telle ou telle question accessible à l’interactant. Il était seul à donner des réponses, personne, sauf bien entendu sa partenaire d’interaction remplissant les fonctions de l’enseignante, ne pouvait compléter ou développer ses idées, puisqu’il s’agissait d’une interaction dia logique. Ce fait a aussi joué en ce qui concerne la longueur générale des échanges. Le jeune homme du corpus 5 avait le moyen de donner son avis personnel, sans être obligé de recourir à des citations de l’original. Pour lui, d’ailleurs, cette obligation aurait posé un problème, puisqu’il n’a lu le texte qu’une fois et n’en a retenu que l’essentiel. Nous ne lui avons pas proposé de garder le texte devant lui, ayant envie d’entendre la parole cent pour cent spontanée, ce que nous avons finalement obtenu. A l’opposé de cet interactant, les participants des deux polylogues pédagogiques se sont systématiquement « accrochés » à des passages de l’original, sans même tomber juste parfois: ils ont préféré s’exprimer « comme c’est écrit », même si ce n’était pas exactement ce qu’il fallait dire.540 Un petit exemple du corpus 2:541

24A1: à quoi a-t-il fait attention dans la salle d'études pendant qu'il: attendait ses ^élèves↓?
Hélène↑
25A5: il a fait = il a fait l'attention euh: les pupitres qui étaient munis de pieds de fer qu'on n'avait a = pas vissé au plancher e:t les ^élèves pourraient se déplacer avec eux <…>.’

L’apprenante a simplement reproduit la forme de base de la question, en y « collant » le passage correspondant du texte, sans être en mesure de construire sa propre phrase.

Le jeune homme du corpus 5 s’exprime avec ses propres mots formant ses phrases personnelles:542

25E: et maint[e]nant décris et commente la conduite des ^élèves lors de leur première rencontre avec leur nouveau professeur
26A: et les ^élèves ils l’observaient attentiv[e]ment bah et: donc c’était ça l’épreuve/ ils l’observaient et cherchaient en lui les points faibles = <…>.’

Nous y sommes en présence du cas des chevauchements: le garçon s’empresse à réagir. En deux phrases, il a réussi à esquisser des attitudes réciproques du maître et de ses élèves, en employant des expressions-résumés du type ils <…> cherchaient en lui les points faibles, c’était ça l’épreuve. Il est à l’aise en ce qui concerne l’emploi de divers procédés syntaxiques. Nous avons repéré ci-dessus la phrase à l’antécédent - les ^élèves ils l’observaient <…> - et sa construction contraire - c’était ça l’épreuve – côte à côte. De même qu’il surveille la logique de sa parole: une phrase est réunie à l’autre par l’intermédiaire de donc. Ses instants de silence sont « oralisés » par des marqueurs purement français, comme bah. Le jeune homme interrompt sa phrase à mi-chemin pour faire une observation, reprend ensuite l’idée suspendue et la termine sur une constatation importante (26A).

Le jeune interactant du corpus 5 a intégré une partie de son Moi dans chaque réponse: après avoir écouté l’enregistrement jusqu’à la fin, nous découvrons sa passion pour l’histoire et la géographie et son caractère rieur. Il réussit également des réflexions et des généralisations d’ordres philosophique et psychologique. Du point de vue syntaxique, nous sommes en présence des constructions non-linéaires, avec des incises accompagnées par une intonation de baisse de registre, avec des hésitations, des constructions progressives des phrases, des énoncés suspendus, etc. – tout comme chez les natifs:543

39E: euh <elle tousse> euhvoy-vois-tu quelques défauts à la première l[e]çon qu’il a donnée ? que peut-on lui reprocher ?
40A: je vois le: le défaut j[e ne] sais pas si je le vois vraimentpeut-être j- je le vois mai:s
41E: mais qu’est-ce que tu en penses euh: euh si tu es à sa place comment tu te comportes ?
42A: euh: son défaut il étai:t ili- ah au début il était mal rassuré de lui-même↓
43E: euh: = bon
44A: il était encore intimidé/ il fallait être plu:s plus méchant XXXX méchant <…>.’

Le jeune homme maîtrise bien le vocabulaire français, en jouant sur le double sens des mots:

23E: quel était le but de ses ^invention:s pédagogiques ?
24A: il a voulu: euh affirmer son autorité de telle façon↓et qu’é- et de: é- et il a voulu il a voulu étonner les ^enfants = pour qu’ils euh: le respectent et l’obéissent pour qu’il soit leur m- leur maître <il sourit>;
46A:
il fallait être exagérant autoritaire euh = dure
47E: mais est-ce que c’est évident euh: lors de la première l[e]çon ?
48A: et de montrer qui est le maître = de la situation <…>.’

Dans les deux exemples ci-dessus, le jeune interactant exploite le double sens du mot maître comme enseignant et comme chef. D’ailleurs, la pause faite avant la fin de la dernière phrase du dernier exemple (48A) renforce cette impression d’un double sens du mot: d’abord, nous pensons qu’il s’agit de l’instituteur et ensuite qu’en fait l’interactant sous-entend la personne qui contrôle la situation.

Les exemples de ce type n’ont pas été décelés dans le discours des apprenants de deuxième et troisième années ni dans le dialogue-simulation produit par de jeunes médecins russes. La subtilité des expressions est propre à ceux qui sont « imprégnés » de la langue et de la culture du pays: plus tôt on s’y installe et meilleurs seront les résultats. Les enfants des familles russes nés en France sont de parfaits bilingues. Le jeune homme du dialogue dirigé est arrivé en France pour y habiter et étudier à l’âge de ses onze ans. Il a construit son vocabulaire à travers son vécu et ses études côte à côte avec les natifs.544 Divers sources littéraires et des manuels « authentiques » – puisque conçus pour les natifs – l’ont accompagnés dans son parcours de la « communion » à la langue française. Le processus d’« acculturation » s’est passé naturellement et assez rapidement.

Notes
539.

La page 271.

540.

Revoir le chapitre 1 de la présente partie.

541.

Annexe 5, inter.2.

542.

Annexe 6.

543.

Annexe 6.

544.

Cf. les résumés des articles de R. Bouchard (et al.) à ce sujet à la deuxième partie de ce travail.