Nos trois corpus peuvent être confrontés du point de vue de différentes façons des interactants d’exposer leur vécu. Il s’agit, par exemple, de parler de leurs instituteurs/professeurs préférés. Les troisièmes épisodes de chaque activité analysée dans ce chapitre y sont réservés.548 Le corpus 1 (Annexe 5, inter. 1) traite ce sujet au cours de 131 tours de parole (294E-424G), le corpus 2 (Annexe 5, inter. 2) en parle durant 44 tours (y compris la séquence de clôture, de 165E à 208E), et le corpus 5 (Annexe 6) s’y intéresse tout au long de 20 tours (de 63E à 82A). Cela représente pour chaque corpus les parts de 25%, de 21% et 24% respectivement, ce qui n’est pas négligeable.
Le groupe d’apprenants du second polylogue pédagogique (corpus 2) traite ce sujet d’une manière généralement passive: plusieurs participants ont de la peine de formuler quelque chose de concret sur leur professeur préféré, malgré une aide énergique de l’enseignant, ses références explicites sur l’expérience du groupe précédent; une jeune fille a réussi à dire deux mots, toujours secondée par l’enseignant, et son énoncé semblait n’avoir rien de personnel. Seulement au moment de la clôture, nous sommes confrontés à des phrases pathétiques adressées aux premiers professeurs, ce qui révèle des émotions (Annexe 5, inter. 2, 201E – 208E).
Le premier polylogue (corpus 1) présente deux exemples de la parole sur un bon et un mauvais professeurs. Malheureusement, c’est toujours la même personne qui s’exprime. En premier lieu, elle évoque sa triste expérience (295A4-365E) et ensuite, elle trouve un exemple positif dans son passé scolaire (368A-423E). Nous voyons que la jeune fille est réellement impliquée dans le dialogue, elle souhaite partager ses souvenirs avec ses camarades et son enseignant. Nous avons déjà remarqué, que l’intervenante semble oublier pendant quelques minutes une hiérarchie de relations adoptées dans la salle d’études, elle parle avec entrain, en mélangeant le français et le russe, en souriant et en rassurant l’enseignant toujours en russe (puisque ainsi elle peut être certaine de bien expliquer), lorsque celui-ci exprime son étonnement au sujet du comportement de l’institutrice:549
‘ 322E: <…> mais quand même ah↑? c'e:st↑ enfin↓ = euh et pourquoi elle était si: vous dites furieuse↓?En fait, cette apprenante a sauvé la situation, lorsque le reste du groupe se trouvait inactif; nous avons d’ailleurs observé une attitude similaire au second polylogue, lors de la discussion de la même question. La jeune fille du premier polylogue évoquant ses souvenirs scolaires a apporté de la vie dans le déroulement de l’activité: tous se sont sentis impliqués, grâce à des procédés intonatifs et des réactions émotives un peu exagérées de l’enseignant attirant l’attention et à un entrain de l’apprenante en retour. Celle-ci a néanmoins des difficultés au niveau du vocabulaire et a besoin d’assistance de l’enseignant. Par ailleurs, ne connaissant pas bien le système éducatif français, elle ne peut pas y trouver d’équivalent pour la première classe de l’école secondaire russe. Nous sommes alors en présence d’une sorte de quiproquo qui est vite résolu grâce à l’enseignant:551
‘ 337A4: tous les ^élèves↑Dans le présent exemple et dans le suivant où la même apprenante parle maintenant de son institutrice préférée, elle avance dans ses narrations grâce à un soutien solide et permanent de son enseignant, puisque elle est souvent obligée de chercher des mots en en évoquant leurs synonymes russes, il lui arrive de s’exprime d’une façon imprécise, de commettre des erreurs grammaticales, etc. L’enseignant est aussi irremplaçable comme interlocuteur attentif et complice, dont l’attitude a pour fonction d’inspirer la parole chez ses apprenants. Nous avons constaté que dans les deux polylogues pédagogiques, c’est l’enseignant qui s’était manifesté davantage que ses apprenants, y compris lors des échanges au sujet du professeur préféré.
En examinant un extrait similaire du corpus 5, nous avons conclu que malgré un « démarrage » difficile, le jeune homme avait fini par parler de son professeur favori. De plus, celui-ci lui a enseigné l’histoire et la géographie en France (et non pas en Russie) ! Cela fait penser qu’il s’est suffisamment bien adapté au pays, s’étant approprié non pas seulement sa langue mais également – ce qui est très important, nous le savons – sa culture et ses coutumes. Il parle de son enseignante préférée sur un ton admiratif et poétique:552
‘ 76A: bah: la discip-les euh: elle étai:t elle était #instruite mais elle parlait beaucoup elle était = elle était = elle [n’] était pas: de: = une elle [n’] était pas eum: elle [n’] exposait pa:s l’histoire euh: dans le sens de: de méthodolo- de dans le sens des méthodes elle exposait plus l’âme <…>.Le jeune homme du présent corpus se manifeste très à l’aise à des niveaux aussi lexical que syntaxique. Ces phrases peuvent prétendre appartenir au style littéraire, malgré ce que le dialogue n’en oblige pas spécialement. Grâce à sa façon originale de s’exprimer, à travers le dialogue, il se révèle en tant que personnalité; ce qui se voit à peine dans les cas de ses compatriotes participant aux polylogues pédagogiques. Tout simplement, se trouvant dans une situation endolingue, ce jeune homme est en mesure d’exprimer en français les nuances de ses ressentis. Bien entendu, les Français natifs l’auraient peut-être dit mieux que lui, mais nous avons le droit d’affirmer – à base des analyses de son oral dans les corpus 7 et 5 - que ce garçon est bilingue et sa variante de français n’est pas médiocre. Il est parfaitement capable de traduire son Moi en français.Et ce Moi est aussi d’une nature bilingue, ce que nous allons voir ci-dessous.
Voir Annexe 5, inter. 1 et 2, et Annexe 6.
Annexe 5, inter. 1.
« On l'a bientôt renvoyée. »
Annexe 5, inter. 1.
Annexe 6.