Conclusion générale

Au moment actuel, l’enseignant est à juste titre considéré comme une figure clef du processus d’enseignement/apprentissage. Nous avons étudié l’ agir de l’enseignant et le « naturel didactique » , dans le sens de réunir leurs pouvoirs de « maximiser les processus acquisitionnels » des apprenants.564

L’enseignant inter-agit avec ses apprenants dans le cadre d’un contrat didactique réajustable au fur et à mesure, dans le but principal de modifier les comportements de ces derniers et leurs savoirs, conformément à ce contrat de base. Le style de l’enseignant est caractérisé par des alternances régulières entre des interventions didactiques et celles visant à maintenir le lien interactionnel.

Nos recherches ont été centrées sur l’analyse de l’agir de l’enseignant russe se trouvant dans un milieu hétéroglotte exolingue et ayant pour but de travailler la parole – orale et écrite – de futurs professeurs de FLE, qui ont à s’approprier une somme considérable de savoirs et de savoir-faire langagiers et culturels et de s’armer d’une méthode moderne d’enseignement. Ayant été persuadés qu’à certaines conditions, l’enseignant est en mesure d’optimiser le processus de maîtrise du FLE, nous avons effectué une étude de cet oral « institutionnalisé » en le confrontant avec celui situé en dehors d’une situation d’apprentissage organisé, dans un milieu homoglotte.

Nous nous sommes donc posés comme première hypothèse qu’après avoir étudié les formes diverses de l’agir de l’enseignant, il est possible de proposer des voies d’optimisation de l’enseignement/apprentissage de l’oral en français dans les conditions données. Nous l’avons soutenue en faisant de notre mieux. Dans ce but, examinons toutes les autres hypothèses que nous avons posées au début de notre recherche.565

Notre deuxième hypothèse supposait que le manque de dynamisme dans le déroulement des polylogues pédagogiques, des expressions des idées souvent réservées sont le résultat d’une importante dissymétrie des places de l’enseignant et des apprenants due à la tradition de l’enseignement russe. Nos analyses des polylogues pédagogiques l’ont en partie confirmé. Il est en principe possible de réduire cette asymétrie en modifiant l’agir de l’enseignant, notamment si ce dernier s’abstient d’intervenir systématiquement à la place de l’étudiant(e) protagoniste et ne le fait prioritairement qu’aux moments où l’activité risque d’être réellement bloquée. L’enseignant peut laisser l’étudiante dominante se débrouiller seule durant un moment, lorsque l’apprenant(e) désigné(e) par elle hésite à répondre ou dit des choses fausses; si un risque de dérapage ou de blocage survient, l’enseignant placera son mot « réparateur ». Autrement dit, il serait profitable pour les résultats à long terme que l’enseignant modifie son comportement d’organisateur, dans le sens d’accorder plus de liberté à ses apprenants: son agir aura pour but de soutenir celui du groupe d’apprenants. Pour les moments d’évaluation, il serait également préférable d’entendre d’abord les réflexions des étudiants et du protagoniste; c’est-à-dire qu’il faut encourager ces derniers à donner leurs avis sur les réponses de leurs camarades, à les rectifier, à poser des questions supplémentaires permettant d’aboutir à la réponse ou de la compléter. Si l’enseignant a quelque chose à ajouter ou à répliquer, il exposera son point de vue en dernier. Les apprenants n’ont pas à appréhender les moments d’évaluation, celle-ci doit avoir systématiquement un caractère stimulant et formatif.

Nous estimons que la parole de l’enseignant est surtout la bienvenue à la fin de l’activité, pour en faire un bilan. Il faut tenir compte de ce que le changement de la manière d’agir de l’enseignant ne fera pas immédiatement aux apprenants changer leur façon de se comporter. C’est toute une tradition qui s’instaure durant des années. Nous avons vu que l’enseignant analysé par nous dans le présent travail tentait de temps en temps d’accorder plus d’indépendance à ses étudiants, en étant bienveillant et presque familier avec eux, mais ces derniers restaient sous le poids de leurs habitudes et n’osaient pas (ou ne souhaitaient pas ?) diminuer cette distance qui les séparait de leur professeur. Ils restaient « campés » dans leurs « nids » et dans la plupart des cas ne faisaient qu’oraliser les intentions et les idées de leur professeur. Nous en déduisons que l’enseignant doit persévérer et être patient pour que le schéma traditionnel et inefficace change avec le temps. Il se peut que ces apprenants-ci n’en profiteront vraiment que vers leur quatrième année d’apprentissage. Cette nouvelle manière d’agir doit d’abord s’installer dans l’esprit de l’enseignant lui-même et au sein de l’institution, pour être ensuite transmise à l’ensemble des apprenants de l’université qui la communiqueront à leur tour à leurs futurs élèves.

Il est vrai en même temps que cette dissymétrie ne peut pas être gommée entièrement dans la situation d’apprentissage organisé, les places d’apprenants et d’enseignant n’étant pas interchangeables. Même la clôture « imposée » par l’étudiante dans notre corpus 2 a finalement été approuvée par l’enseignant. En fait, la verbalisation par ce dernier de consignes et instructions est censée provoquer le faire de l’apprenant, mettre en forme et transformer l’agir apprenant « dans et au moyen du discours » (Filliettaz, 2004).566 Par ailleurs, l’enseignant ne doit pas trop dévoiler à ses étudiants ce qu’il désire exactement, afin que la tâche garde son enjeu cognitif.

Il existe cependant toujours la possibilité d’atténuer une hiérarchie verticale trop importante d’une manière raisonnable et profitable pour le processus d’enseignement.

Le rôle primordial de l’enseignant dans un milieu hétéroglotte - qui nous intéresse en priorité – est d’aider ses apprenants à se retrouver dans une situation nouvelle, de préserver leurs personnalités, tout en s’intégrant dans l’union de la langue et de la culture étrangères étudiées.

Un enseignant « idéal » de FLE doit prêter une attention particulière à une production spontanée et naturelle des formes langagières typiques du français, en montrant bien à ses apprenants la différence entre un écrit oralisé et un oral authentique.

La composante métalinguistique est un élément fondamental, « l’essence même » des interactions en classe de langue, puisque « l’enseignant parle pour enseigner à parler ».567 Quoique ce soit la prérogative de ce dernier, les apprenants peuvent aussi y prendre part, en évaluant les réponses de leurs camarades de groupe, en distribuant certains tours de parole, en reformulant – en cas de besoin – des questions posées, etc. Il importe aussi que les enseignants reprennent les formulations imprécises et obscures et qu’ils demandent à l’étudiant de les reformuler avec l’aide éventuelle de ses pairs. Il s’agit, en somme, de trouver le juste équilibre entre un espace et un temps d’expression personnelle de l’apprenant et les formes d’aides que, de manière discrète et non intrusive, l’enseignant peut lui fournir pour qu’il soit à même de mener à bien sa tâche en même temps cognitive et expressive.568 Expliquer, corriger, interroger, etc. sont des activités métalangagières qui ne nécessitent pas forcément un appareillage lexical et syntaxique spécifique. Par exemple, une structure interrogative, l’emploi du mode impératif ou de verbes comme dire, répondre, sont réutilisables hors de la classe de langue tout en gardant une valeur tout à fait comparable. Cette partie du métalangage est vaste et elle fait de la classe un lieu d’interaction comparable à ce qu’on peut observer dans des situations non didactiques.569Nombreuses études des interactions verbales entre l’enseignant et ses apprenants ont montré que les activités métalangagières menées par ce premier favorisent la formation des savoir-faire communicatifs chez les derniers.

Or le degré d’asymétrie des relations enseignant/apprenants dépend d’un nombre de facteurs objectifs et subjectifs.

Les participants des activités pédagogiques réalisent à la fois leurs rôles de « communicants didactiques » et d’interactants-personnes. La salle d’études est, d’une part, un lieu didactique où l’on enseigne/apprend une langue étrangère, et d’autre part, c’est un endroit où ont été crées des conditions propices pour s’exprimer. Toute occasion convient à une prise de parole: répondre à la question, demander/fournir une explication/une reformulation, besoin de trouver un terme/une expression approprié(e), corriger, ajouter, donner son avis, etc. Plus on laisse de la place aux apprenants pour cette auto-expression et plus on diminue la distance hiérarchique – par une attitude bienveillante et encourageante, par un ton amical, par une tolérance aux erreurs qui n’influencent pas le processus de communication -, plus on obtiendra de résultats en ce qui concerne les productions/comportements spontané(e)s et naturel(le)s de ces derniers.

Bref, le rôle de l’enseignant consiste à créer en salle d’études un climat de confiance,570 afin de développer des facultés langagières et métalangagières de ses apprenants.

P. Huc et B. Vincent Smith 571 ont découvert que les méthodes didactiques qui activent les mêmes aires cérébrales que le langage oral spontané, en dehors de toute contrainte grammaticale ou écrite, sont probablement les plus efficaces; en même temps, toutes les méthodologies, aussi performantes soient-elles, ne peuvent rien sans la volonté, l’effort, l’attention de l’enseignant et de l’apprenant. En fin du compte, il ne sert à rien d’avoir deux cerveaux pour apprendre si la tête est ailleurs.

La relation natif-alloglotte en milieu social est certes aussi une relation dissymétrique, mais le guidage s’exerce en premier lieu au niveau de l’intercompréhension.

Notre troisième hypothèse portait sur l’idée que les difficultés d’expression qu’éprouvent les apprenants russes au cours des polylogues sont liées à la quasi-absence de vrais contacts langagiers dans le cadre de leur apprentissage. L’enseignant étant un locuteur modèle pour ses apprenants doit « provoquer » des situations réelles dans un contexte donné, motivant la parole chez ces derniers. Cette hypothèse est vraie, mais il n’est pas facile de réaliser ce qu’elle affirme, puisque l’univers de la salle d’études est fermé et donc peu propice pour produire de variables situations « authentiques » stimulant la parole chez les étudiants. Tout dépend de l’enseignant, de son sens de créativité, de son professionnalisme, de son humeur enfin qui est « contagieuse ». S’il est réellement inspiré, ses étudiants le suivront finalement là où il les emmènera. Le fait indiscutable est que l’appropriation de la parole étrangère se fait en inter-action, à travers la co-construction du discours, qu’il s’agisse d’un apprentissage organisé ou d’une acquisition naturelle. En classe de langue, l’attention est toujours plus ou moins tournée vers l’acquisition des formes, tandis que lors d’une acquisition naturelle l’accent est déplacé sur le contenu, c’est-à-dire le besoin de comprendre et d’être compris par ses (inter)locuteurs. Il faut provoquer ces besoins dans la situation didactique, en y créant en permanence des situations nécessitant l’expression. Par exemple, le jeu peut constituer un puissant vecteur de motivation:572 en brisant la rigidité de la relation pédagogique traditionnelle par de nouvelles formes de socialisation; en promouvant des situations d’interaction authentique; en déplaçant le centre d’attention du contenu linguistique vers la tâche ludique à accomplir; en encourageant une détente émotionnelle, intellectuelle et physique; en dédramatisant l’erreur.

Nous avons déterminé certaines origines des difficultés de compréhension et d’expression des étudiants de deuxième – et en partie de troisième - année, en faisant une analyse comparative de leur parole avec des échantillons d’un oral dialogique des locuteurs russes venus travailler ou vivre en France. Il s’avère que la salle d’études représente un contexte social et culturel spécifique, caractérisé par des discours et des actions langagières appartenant à des genres particuliers. L’enseignant y apparaît comme un dirigeant plurifonctionnel et qualifié de ces discours et actions destinés à infléchir des savoirs et des savoir-faire de ses apprenants qui doivent être d’un niveau très élevé à la sortie de l’université pédagogique.

Les faits linguistiques à enseigner sont classés et catégorisés par un programme d’enseignement préétabli par l’institution et par le manuel choisi, afin que les apprenants rencontrent le moins de problèmes possible lors de l’apprentissage, grâce au dosage, à la sélection du matériel. L’enseignant s’occupe, à son tour, d’adapter tous ces supports écrits aux besoins et aux particularités de ses apprenants bien concrets, par l’intermédiaire des plans de toute sorte – annuels, trimestriels, thématiques, ceux de cours. Il s’en suit que divers supports écrits sont indispensables pour organiser et diriger le processus d’enseignement/apprentissage de LE. Mais nous avons observé que les plans peuvent être modifiés à chaud, au cours même du déroulement de l’activité, par exemple. Les deux polylogues pédagogiques qui ont finalement évolués chacun d’une façon particulière bien que sous la direction du même enseignant et avec les apprenants du même niveau en sont la preuve évidente: le contrat didactique a été réécrit en fonction d’un groupe de facteurs objectifs et subjectifs survenus au dernier moment. De plus, le second polylogue a été rapidement « retaillé » selon des conclusions méthodologiques tirées par l’enseignant de sa première expérience.

Le temps de pratique de la langue dans le cadre de la situation didactique étant assez limité, le problème se pose de l’utiliser le plus intensément possible. C’est ce que l’enseignant a essayé de faire en entamant le second polylogue, ayant révisé les questions du manuel, l’organisation même de l’activité et la façon d’impliquer ses étudiants dans l’activité. Il s’est souvent référé à ce que leurs camarades du premier groupe avaient dit sur tel ou tel sujet. Mais ce changement a à peine fonctionné, l’ensemble des étudiants est resté passif. Si nous analysons attentivement les passages des deux corpus – en particulier le premier – où on peut parler de l’implication d’une étudiante, nous comprendrons facilement que la question l’a personnellement touchée: elle mélange le français et le russe et parle avec entrain et humour, en recevant en retour de l’empathie de la part de l’assistance, y compris de l’enseignant qui se montre satisfait de sa prestation. Cela signifie que l’implication doit absolument avoir pour point de départ un sincère intérêt de l’interactant pour le problème discuté et un véritable besoin de s’exprimer. La fonction de l’enseignant comme dirigeant du processus d’apprentissage consiste en son habileté à rendre tous les sujets discutés intéressants pour des apprenants concrets et plus encore – pour chacun d’entre eux. Nos étudiants analysés de deuxième année n’ont jamais été en France; l’époque sur laquelle porte l’extrait analysé leur est étrangère. De plus, ils n’ont encore jamais eu de stage pédagogique. En somme, le texte étudié leur est indifférent, puisqu’il ne touche aucunement leur Moi intérieur. Qu’est-ce qu’on peut y faire ? A notre avis, lors d’un cours précédent, il serait important d’organiser pour des apprenants en question une rencontre avec un(e) étudiant(e) de cinquième année qui s’est déjà trouvée face à des élèves en tant qu’enseignant(e)-stagiaire de FLE. Cette personne aurait pu leur parler en français de son expérience qui sera aussi la leur dans quelques années, en utilisant – dans la mesure du possible - le vocabulaire du texte que nos étudiants auront à étudier ultérieurement. Ils lui auraient éventuellement posés leurs questions. Ces échanges auraient préparé « le terrain ». De plus, l’invité(e) n’étant pas leur supérieur(e), ils se seraient sentis bien à l’aise en sa compagnie. L’enseignant aurait pu se mettre dans un coin de la salle, comme simple auditeur. Voici un exemple du naturel didactique dont l’importance est cruciale pour la « maximisation » du processus d’enseignement/apprentissage et que nous prônons par la présente étude. Il faut créer ces moments dans le but de faire participer le maximum d’apprenants pendant la période de temps réservée à cet effet. Nous estimons que l’enseignant peut remédier à la situation par l’intermédiaire de ses efforts visant à profiter de chaque instant de cours pour « créer » des occasions d’échanger sur les problèmes réels survenant dans un contexte donné.

En envisageant la classe comme la communauté d’apprentissage et de recherche et en soulignant que l’apprentissage se construit et se développe toujours dans un cadre social,573 nous affirmons qu’on peut toujours identifier, même dans l’espace limité de la salle d’études, des objectifs définis en termes de tâches (les tâches cibles), correspondant à des « besoins » qui font sens pour les apprenants: apprendre à lire une règle du jeu est une tâche sociale concrète, si elle permet aux apprenants de jouer ensuite en classe.574 Mais il ne s’agit pas de transposer des tâches sociales en situation de classe, de manière à ce que les apprenants s’y impliquent « dans un faire semblant accepté »; ni de soumettre aux tâches retenues des « progressions » morphosyntaxiques et lexicales précisées par les programmes d’enseignement.

La quatrième hypothèse évoque les différences culturelles empêchant parfois d’interpréter correctement les textes ou les dialogues du manuel ou de réaliser des activités d’une manière authentique. Pour cela, l’enseignant non natif n’est pas le mieux placé. Il doit toutefois s’y connaître suffisamment pour l’enseigner à ses apprenants, afin qu’ils puissent maîtriser la parole de la façon la plus proche possible de celle des natifs.

L’avantage de l’enseignant non natif consiste par ailleurs en ce qu’il partage la langue et la culture de ses apprenants. Par conséquent, une difficulté communicative peut être rapidement dépassée ou l’intégration d’une nouvelle connaissance peut se faire sans peine grâce au recours ponctuel à la langue maternelle, ce qui a systématiquement eu lieu à travers les polylogues pédagogiques analysés ci-dessus; il s’agissait notamment des séquences latérales. Ces passages d’une langue à l’autre sont une ressource supplémentaire et indispensable qui facilite l’appropriation à travers la « gymnastique » conceptuelle qu’ils impliquent et qui favorise les processus d’abstraction.575 Nombreux résultats des situations expérimentales confirment que les groupes d’apprenants auxquels est accordée la liberté de choix de la langue à utiliser pour la restitution de leur travail, choisissent rarement la solution de facilité qui consisterait à adopter leur première langue.

Il est à préciser que le type d’activité influence le développement de tel ou tel savoir ou savoir-faire chez les apprenants. L’étude du contenu d’un extrait littéraire met en relief, par exemple, des éléments lexicaux et des procédés syntaxiques de la langue étudiée. Le support écrit se trouvant sous les yeux sert d’« échantillon de la parole » pour la plupart des étudiants. Par conséquent, c’est l’écrit soigné qui prend la place de l’oral authentique. Mais si cela est admissible en deuxième année – faute de bagages lingo-syntaxiques personnels -, il ne fera pas progresser en quatrième ou en cinquième. Les activités de lecture en classe doivent déboucher sur une compréhension qui rend l’apprenant autonome, lui permet d’aller lire – pour trouver de l’information ou pour son plaisir – ce qu’il souhaite. Le développement de ces capacités demande un temps différent selon les individus.576 L’enseignant sera à même d’accompagner chaque apprenant s’il prend conscience de cette complexité.

Ensuite, ce sont, par exemple, les simulations qui servent à « mettre en situation », à s’entraîner dans l’art d’improviser sur des canevas plus ou moins pré-établis tendant à développer les opérations correspondant à la fonction de meneur de jeu. Si ce type d’activité est bien pensé et dirigé par un enseignant expérimenté, il devient profitable au développement de la parole spontanée chez les apprenants, à condition de porter sur les sujets familiers à ces derniers. Par exemple, la simulation de la communication téléphonique ayant pour base des échantillons réalisés par les Français doit plutôt avoir pour thème la rencontre de deux ami(e)s russes, au lieu de confronter des personnes inventées habitant la France dont les us et coutumes sont encore inconnus aux étudiants de deuxième et troisième années, ce qui amène ceux-ci à fabriquer, à la place d’un dialogue « authentique », quelque chose d’hypothétique qui ne présente que peu d’intérêt pour les interactants eux-mêmes aussi bien du point de vue de son contenu qu’en tant qu’un apport dans leur future expérience langagière. Si nous y additionnons des erreurs et maladresses de toute sorte, le travail devient même nuisible. Il est à trouver, répétons-nous, des sujets impliquant les apprenants.

Nous insistons sur le fait que les étudiants doivent systématiquement se familiariser à des échantillons audio et vidéo authentiques faits par des francophones. La fonction de l’enseignant consiste à attirer leur attention sur les particularités langagières et culturelles de la parole des natifs.

Le film peut aussi devenir – à condition de tenir compte du niveau d’apprenants - une belle aventure plurilingue à exploiter en classe. Par exemple, « Bienvenue chez les Ch’tis de Dany Boon montre que la rencontre de l’autre passe par la reconnaissance de sa langue, et qu’au-delà des clichés sur la pluie incessante, le froid, les engelures, la sauvagerie et l’alcoolisme des Ch’tis, se révèlent un accueil, une poésie et une générosité sans égal.577

Etant constamment placés dans des conditions de production variables, en fonction d’un éventail de genres de discours à produire, les étudiants apprennent à s’adapter à différents contextes.

Une certaine différence linguistique et culturelle par rapport à ses interlocuteurs natifs potentiels se définissant comme bilinguisme ou biculturalité,578 oriente les activités des apprenants, en stimulant leurs facultés cognitives. En même temps, la culture d’origine des étudiants a une influence sur la manière d’appréhender le cours.579

Malgré toutes les différences de l’appropriation de la langue et de la culture françaises par, d’une part, des étudiants de l’université pédagogique en Russie et par, d’autre part, des personnes russophones s’étant trouvées au cœur même de la vie française, et malgré la non-coïncidence de leurs buts finaux respectifs, ils ont un point en commun: ils aspirent tous à être qualifiés de « bilingues en devenir»,580 car, dans les deux cas, les sujets sont dans l’obligation d’intégrer au maximum la langue et la culture étrangères.

L’enseignement/apprentissage de FLE en deuxième et troisième années de faculté de langues de l’université pédagogique russe se déroulant dans une situation exolingue bilingue, dans un milieu hétéroglotte, où un système éducatif, social et culturel n’est pas français, la « culture » devient un objet d’enseignement parmi d’autres. On dirait que tout le travail d’apprentissage est basé sur un « faire semblant » continu. Il s’agira d’une communication réelle à partir du moment où les apprenants seront obligés de réaliser des objectifs extralinguistiques.581

Dans le contexte du FLS, le non-natif fréquentant une école française se trouve socialisé dans la culture et une communauté des francophones (ou, plus exactement, dans une certaine réalité socioculturelle de la France). L’utilisation de la L2 dans un contexte de langue seconde sert réellement à prendre part aux activités de la communauté des locuteurs de cette langue, à en devenir membre.

Sur le plan strictement linguistique, les usages en classe de langue étrangère et de langue seconde sont décontextualisés. Mais au second cas, les apprenants ont besoin de réutiliser leurs acquis dans des contextes naturels, extérieurs au cadre d’apprentissage.

A la suite de nos analyses de recherche, nous pouvons affirmer que pour apprendre réellement parler une langue étrangère, il faut pratiquer et saisir la spécificité des manières d'être, de penser et d'agir propres à la communauté qui parle cette langue, en comparaison avec la culture d'origine des apprenants. Il est incontestable que toute langue est un produit de la vie en société.

C'est pour cette même raison que nous postulons également l'importance capitale de l'utilisation lors de l'enseignement/apprentissage du FLE en milieu hétéroglotte du matériel authentique, notamment des sources écrites de tous styles et de tous genres, des échantillons audio et vidéo de la parole orale. Des sujets vidéo reproduisent les comportements langagiers des natifs avec les moindres nuances propres à la langue parlée et avec toutes ses caractéristiques: verbal, paraverbal et non verbal.

R. Bouchard a affirmé qu’aucune transcription ne peut transmettre l'expérience vécue dans l'instant par les participants de l'interaction.582

Il est incontestable, à notre avis, que c’est dans l’interaction même - de préférence avec un natif - que tout savoir ou savoir-faire acquis sera le mieux réutilisé, en atteignant progressivement son plus haut niveau de spontanéité.

Or pour perfectionner ses savoirs et savoir-faire formés dans des situations « pseudo-communicatives » d'apprentissage, pour rendre sa parole pertinente , proche de celle des locuteurs natifs , l'apprenant doit absolument (lorsque l'occasion se présente) profiter des échanges réels avec ces mêmes locuteurs natifs. Dans ce cas, le fait de comprendre ce qu'on dit et d'être compris, à son tour, est la meilleure motivation pour progresser dans l'apprentissage d'une langue étrangère. Nous pouvons en donner des exemples concrets. À un moment donné, nous avions contribué à mettre au point les échanges entre les groupes d’élèves d’une école secondaire de Vologda apprenant le FLE et ceux d’un lycée public de Valence étudiant le russe. Ces échanges sont devenus réguliers depuis déjà plusieurs années. Les participants réapprouvent leurs savoirs et savoir-faire langagières « sur le terrain ». Tous suivent fidèlement la consigne anciennement adoptée: malgré les difficultés qui surviennent, on parle avec ses amis la langue du pays d’accueil. Après ces séjours de deux semaines, les élèves s’enrichissent réellement du point de vue langagier et culturel. Nous avons connu ces jeunes Russes dont certains sont venus avec des connaissances de FLE assez modestes et sont repartis chez eux ayant acquis des savoir-faire de l’oral en français.

Notre cinquième hypothèse affirmait que l’effet du réel qui se dégage par endroits de la lecture des corpus des deux polylogues pédagogiques résulte, d’une part, d’une dynamique, qui fait alterner, de façon provisoire, énoncés focalisés sur le code et sur son traitement cognitif, et énoncés qu’on pourrait considérer comme relevant de la conversation ordinaire. Il résulte, d’autre part, des éléments d’une théâtralisation qui revêt ici des formes spécifiques (des improvisations spontanées). Ceci correspond à la réalité. D’une part, c’est l’enseignant qui s’efforce d’impliquer tous ses apprenants dans une coopération active, joue le personnage dynamique et extraverti, en créant de l’empathie de l’interaction. La délicatesse didactique et un climat positif et encourageant sont à l’origine de son style. D’autre part, au moment lorsque les apprenants s’impliquent réellement, ils reprennent inconsciemment la manière d’agir et de réagir de leur enseignant. Les mélanges des codes langagiers – des alternances du français et du russe – renforcent une impression de l’implication mutuelle. Lorsque l’enseignant souhaite dynamiser les échanges ou leur redonner de la vie, il devient acteur qui extériorise « à l’extrême » ses émotions et ses sentiments, afin de s’y faire engager ses apprenants. Il joue avec sincérité son implication; on ne peut pas deviner s’il triche ou non. Il est naturel au milieu de la situation didactique.

En partant de la conception de l’authenticité interactionnelleproposée par M. Milanovic,583 nous définissons celle-ci comme l’interaction entre l’activité d’évaluation (la tâche) et l’apprenant; elle suppose que l’enseignant doit proposer des textes, des situations et des tâches qui simulent la « vraie vie », sans essayer de la reproduire à l’identique; essayer de proposer des situations et des tâches qui ont des chances d’être pertinentes pour l’apprenant potentiel à un niveau donné; clarifier la finalité de chaque tâche ainsi que le public cible, en le mettant en contexte adéquat; expliciter les critères de réussite de la tâche.

Notre sixième hypothèse supposait qu’il est possible de former des savoirs et des savoir-faire indispensables de l’oral dans une situation d’apprentissage organisé en milieu hétéroglotte qui peuvent être automatiquement transposés dans une situation d’interaction authentique. D’une part, il est vrai que l’enseignant a en soutien toute sorte de grammaires, de manuels, de dictionnaires, de vidéos, etc., de même que sa propre expérience théorique et pratique et celles d’un assistant de langue remplissant les fonctions d’un locuteur natif. D’autre part, il s’avère qu’en situation exolingue du milieu hétéroglotte, l’oral des apprenants reste fortement influencé par la norme de l’écrit: ils veulent tellement bien faire que n’osent pas improviser de peur de commettre une erreur.

Il s’avère en pratique que moins les personnes ont été scolarisées, moins elles perçoivent l’apprentissage de l’oral comme « du travail ».584 Moins leur compétence orale est développée, plus les formateurs essayent de les « faire parler », et c’est dans cette relation que l’on s’éloigne de la réalité quotidienne où « le français » vit en situation de complexité et d’authenticité. La « classe » oublie l’espace social pour se consacrer souvent aux formes et aux codes de « la langue » souhaitée par les apprenants. Et les publics scolarisés se soucient davantage de « concordance de temps » et de « subjonctif » ou de « passé composé » pour que les situations d’apprentissage ressemblent à de « véritables » cours de français, sérieux et pertinents comme le suggèrent leurs représentations.

En examinant les interventions des étudiants russes585, nous y avons observé l'influence de la grammaire du français écrit sur les constructions orales. En russe, la syntaxe de l'oral est plus proche de celle de l'écrit qu'en français: la langue russe utilise souvent — à l'oral et à l'écrit — les constructions où l'ordre des mots est libre et le type de la phrase est déterminé par l'intonation. Il est cependant à remarquer que dans les simulations des étudiants de troisième année, certaines interventions ont révélé des constructions plus typiques du français parlé.

En même temps, en nous appuyant sur les résultats de nos analyses, nous sommes obligés de constater que l’oral de l’enseignant non natif reste, malgré tous ses efforts, une variation du français authentique, une interlangue très rapprochée de l’« original ». Nous l’avons observé à travers ses intonations, ses marqueurs de la parole du type mhm, ses rares erreurs commises par mégarde qu’il corrigeait sur le champ, etc. L’enseignant et ses apprenants recourent assez fréquemment au russe, pour améliorer leur intercompréhension et assurer une progression permanente dans l’appropriation du FLE.

Il est évident que les niveaux de maîtrise du français par l’assistant de langue et par l’enseignant peuvent être qualifiées – respectivement - comme ceux du natif/non natif. Par conséquent, ce dernier n’est pas en état d’assurer à ses apprenants la maîtrise parfaite de la parole française, puisque c’est lui et ses collègues non natifs - et non pas l’assistant de langue - qui sont en contact permanent avec eux la plupart du temps, en dehors du pays francophone.

Les échanges exolingues sont utiles à perfectionner les savoir-faire communicationnels dans une langue étrangère. Par exemple, nous avons observé au cours de nos analyses des polylogues pédagogiques – et en nous basant sur notre expérience personnelle lors de lapremière visite en France, après des années d’enseignement du FLE en Russie - que la perception de la parole étrangère est plus difficile que l’expression même. Pour les russophones, les Français parlent très vite et n’articulent pas soigneusement. En milieu hétéroglotte, les apprenants n’ont pas besoin de tendre spécialement l’oreille pour survivre. C’est pourquoi, dans la situation d’apprentissage de ce type, on peut procéder au développement d'une capacité d'écoute dans une langue étrangère en prenant soin, au départ, d'isoler et de différencier les objectifs, c'est-à-dire en exploitant au mieux l'environnement, en décomposant les tâches d'écoute et en conduisant l'apprenant à pratiquer des tâches de plus en plus complexes, sans oublier tout de même qu' une bonne écoute est une écoute interactive qui met en relation plusieurs activités et plusieurs formes d'écoute. En situation naturelle, l’auditeur dispose des caractéristiques situationnelles, puisqu’il se trouve dans une situation qu’il identifie, dans laquelle il agit, et qu’en conséquence il ne se trouve pas exposé par surprise à un discours étranger.586

Etre un bon auditeur en langue étrangère, c'est d'abord observer les comportements, les attitudes, c'est essayer de capter les éléments mis en relief qui sont inévitablement liés au thème ou à la façon dont un interlocuteur se situe par rapport à lui. 587

Au fur et à mesure que l'apprentissage progresse, l'acuité perceptive va se porter sur les unités plus petites, en particulier sur les syllabes qui vont se différencier les unes des autres. P our développer l'acuité perceptive en FLE, l'attention devra être centrée, en premier lieu, sur le groupe rythmique et sur l'intonation. 588 Plusieurs travaux de recherche mettent en lumière les effets de l’appropriation du français par un nombre de plus en plus important de locuteurs non lettrés, tout comme chez les lettrés, à travers l’apparition de marques identitaires (notamment s’agissant des phénomènes suprasegmentaux: prosodie, accent, articulation…).589

Progresser dans la compréhension d’un type de discours signifie devenir un auditeur de plus en plus efficace dans les situations visées; éventuellement, à la suite de l’organisation d’activités d’apprentissage en plusieurs étapes.590

Systématisons en conversation exolingue – la situation d’apprentissage organisé en présente une variété - les énoncés dans lesquels les non-natifs éprouvent des difficultés de compréhension, avec la référence à un objet:591

  • des éléments d'hésitation, des ruptures, des modifications de prosodie à l'égard du niveau du son et de la vitesse du débit; de plus des signes d'insécurité de caractère non-verbal, c'est-à-dire mimiques et gestuels;
  • des indications sémantico-référentielles (conceptuelles) relatives à l'objet (état de choses) problématique sous forme de description, de paraphrase, etc.;
  • une restriction syntagmatique du « recherché » par son insertion morpho-syntaxique et lexico-sémantique dans le contexte;
  • des implications interactives telles que des contrôles de compréhension, des appels à l'aide interpellant le natif/l’enseignant, etc.

L’enseignant analysé par nous facilite, lorsqu'il le trouve nécessaire, la compréhension à ses apprenants moins expérimentés. Dans ce but, il utilise des questions fermées, l'exemplification, des reformulations paraphrastiques, la simplification du lexique (en évitant les formulations abstraites) et des structures conversationnelles.

A leur tour, nos apprenants de référence ont souvent produit des énoncés simplifiés ou même inachevés, en laissant à l’enseignant le soin de les reconstituer ou compléter.

Il est important que les étudiants acquérant le FLE dans une situation exolingue du milieu hétéroglotte réalisent que des pauses, des hésitations, des reprises, des reformulations, des appels à assistance et des demandes de confirmation ne signifient pas toujours le manque de compétence, mais des caractéristiques de l’oral authentique. Selon R. Bouchard,« le bon énonciateur ne serait donc pas celui qui ne fait pas de bribes mais celui qui insère de manière optimale ce phénomène normal dans le flux de son intervention, par une fuite en avant, c'est-à-dire en rajoutant des éléments non-indispensables pour la bonne forme grammaticale de l'énoncé. »592 Au cours de l'enseignement en milieu hétéroglotte, il faut ainsi éviter de transformer l'oral spontané en « écrit oralisé ». 593

C'est à travers la création (ou la simulation) des situations authentiques (faute d'interactions réelles) qu'on peut maîtriser plus ou moins cette aptitude de parler « comme des natifs ». On procède des microsituations aux macrosituations (équivalentes aux échanges réels): par exemple, après avoir terminé le travail en groupe de langue sur différentes façons des locuteurs français de parler au téléphone, les apprenants doivent être en mesure de participer à une conversation téléphonique avec leurs correspondants francophones. On peut procéder de cette manière avec d’autres sujets à maîtriser. L'important est d'étudier plusieurs situations se rapportant au même sujet, afin de pouvoir exploiter différentes façons d'agir et de réagir dans des circonstances variables de la vie quotidienne. A l’étude, par exemple, de la situation concernant la visite d'une ville, le but ultime est d'être capable de comprendre le Français parlant de sa ville et de lui poser des questions pour préciser quelque chose ou recevoir des informations supplémentaires, ainsi que de se débrouiller dans un endroit inconnu de France, en demandant son chemin. Le travail peut être terminé par un exposé collectif (ou ceux individuels) sur une des villes de la France ou sur les villes natales/préférées des apprenants et leurs curiosités, etc. On peut proposer aux étudiants de préparer, pour un prochain cours, un tour improvisé (à pied ou en car, ou même en avion) à travers une ville de planète choisie. Ils auront besoin de consulter des sources encyclopédiques, des guides touristiques, des livres et des cartes, etc. Plusieurs apprenants peuvent s’y mettre ensemble. Par la suite, ils deviendront « visiteurs » lors d'une balade organisée par un autre sous-groupe d'apprenants. Ce travail peut être pensé sous forme d'une compétition visant à « défendre » « sa » ville, à la montrer sous ses meilleurs aspects. Le bilan sera fait par l'enseignant ou par le public (s'il y en a un), ou bien par tous les apprenants ensemble. Les critères peuvent être élaborés d'avance, ils doivent tenir compte du travail préparatif effectué, du matériel appliqué, des moyens langagiers utilisés, du comportement général du/des « guide(s) », du niveau de sa/leur spontanéité.

L'enseignant et les apprenants doivent disposer d'un assortiment de situations langagières reflétant des épisodes de la vie quotidienne d'une façon authentique.594 Les enregistrements vidéo doivent s'accompagner des transcriptions des dialogues (scénarios) suivies des clichés typiques qu'on peut utiliser dans telle ou telle situation et des exercices d'entraînement de toutes sortes s'y rapportant. Mais l’essentiel est de rendre à chaque situation ou même à chaque intervention de l’apprenant une importance pratique : on parle pour être entendu et pour avoir une réaction appropriée en retour, dont on a besoin.

A l'idéal, l’apprentissage va de pair avec les interactions réelles avec des locuteurs natifs (au moins, avec une assistante de langue), car c'est le but ultime de l'enseignement/apprentissage des langues vivantes. Selon les recherches récentes, les savoirs-faire de la langue française sont toujours mieux développés dans les pays bilingues et trilingues (Suisse, Belgique), où les non-francophones peuvent participer à des communications exolingues avec des locuteurs parlant français comme langue maternelle.

Notre septième hypothèse consistait en ce qu’on peut apprendre la langue étrangère directement « sur le terrain », sans passer par un apprentissage organisé.En analysant nos échantillons enregistrés, nous avons conclu que la langue « scolaire » s’écarte considérablement des savoir-faire langagiers du milieu naturel. D’autre part, ce milieu naturel assure seulement une assimilation des outils langagiers satisfaisant des besoins créés par la réalisation de la tâche. Si la personne étrangère est scolarisée au pays d’accueil, ses acquisitions naturelles et son apprentissage guidé se renforcent mutuellement.

Pour nos apprenants concrets, il s’agit notamment d’acquérir la norme de la langue leur servant d’instrument professionnel. Nos corpus 3 et 4 nous ont permis de conclure que la centration sur la tâche n’est pas en mesure d’assurer à celui qui parle un bon niveau syntaxique. Nous avons toujours souligné un lien indissoluble entre l’oral et l’écrit. L’interaction pédagogique elle-même est préparée par écrit.595 Le manuel, le programme sont aussi des écrits de référence pour l’enseignement/apprentissage de l’oral. Toutes ces références influencent plus ou moins les résultats qu’on peut avoir « à la sortie ». L’oral peut être harmonieusement acquis – nous l’avons vu lors des analyses de nos corpus 5 et 7 – seulement lorsqu’il est en permanence secondé par l’écrit, dans le cadre d’apprentissage organisé (en passant éventuellement par « le français de scolarisation »596). Le seul fait de se trouver « sur le terrain » ne remplacera jamais l’influence de l’apprentissage dirigé.

En même temps, nous pouvons tirer certaines conclusions concernant tout particulièrement la communication exolingue:597

  • il s'agit d'une communication asymétrique à risque tant sur le plan des relations que sur celui de l'intercompréhension et de l'accomplissement de l'activité communicative;
  • au niveau de la relation, les difficultés proviennent à la fois de l'inégalité de maîtrise du code qui entraîne des positions non symétriques dans l'interaction et du danger de perte de face encouru par l'alloglotte;
  • les difficultés de compréhension exigent une attention aux signaux verbaux et non verbaux échangés dans l'interaction au-delà de la vigilance usuelle; il s'ensuit que les objectifs globaux de l'activité communicative peuvent être perdus de vue.

Au niveau local, la conversation exolingue porte la trace de comportements de facilitation, si l'esprit de collaboration prévaut entre les interlocuteurs. De là, la multiplication des séquences latérales et le sentiment d'avancer en reculant598 par le jeu des réparations, des reprises et des reformulations.

Deux critiques sont habituellement formulées à l'égard de la notion de communication exolingue:

  • une prise en compte insuffisante du contexte d'interlocution tel que l'ethnographie de la communication permet de le saisir;
  • une opposition pas trop tranchée entre les interactions Natif~Natif et les interactions Natif~Non-Natif."

Finalement, la communication exolingue en milieu homoglotte ne peut nullement remplacer le travail d'apprentissage organisé en classe de langue, ce dernier visant à fonder les bases de l'oral spontané: savoirs et savoir-faire indispensables. Mais elle peut être très efficace comme moyen de développer ces mêmes savoirs et savoir-faire jusqu'à ce qu'ils atteignent leur perfection dont le niveau sera compatible avec celui des locuteurs natifs (des Français et des francophones, dans notre cas).

Autrement dit, cette forme de communication peut, nous le postulons, faire partie de l'approche de l'enseignement/apprentissage des langues étrangères, dans la mesure où elle est réellement accessible dans le cadre de cette approche (il s'agit plutôt des possibilités matérielles, ainsi que d'autres moyens ou obstacles provenant de l'ordre national ou local).

Notre huitième hypothèse affirmait que le rôle du manuel est secondaire dans le processus de l’enseignement/apprentissage en milieu hétéroglotte: il n’est qu’un support parmi d’autres utilisés par l’enseignant suivant les tâches à réaliser. Au fur et à mesure d’avancer dans nos recherches, nous avons conclu que ce n’était pas tellement vrai. En fait, l’enseignant partage ses trois fonctions – celui d’organisateur, celui d’informateur et celui d’évaluateur – avec le manuel. L’enseignant a pour mission de transmettre à ses apprenants un certain savoir qu’il construit lui-même en s’appuyant sur des documents de nature diverse conçus ou non pour l’usage pédagogique. L’« appui » de base pour l’enseignant non-natif dans une situation exolingue est bien entendu le manuel. Ce dernier est aussi la référence principale pour les étudiants – de même que leur professeur – tout au long du processus d’apprentissage d’une langue étrangère.

Montrons en pratique comment le manuel peut partager avec l’enseignant ses fonctions d’organisateur, d’informateur et d’évaluateur.

Dans la première partie du présent travail, nous avons parlé du manuel de M .A . Bagdassarian, M. L. Papko et A. N. Tarassova 599(« Manuel de français pour la deuxième année des Universités et les facultés des langues étrangères  ») édité à Moscou, qui nous est très familier et qui s’est avéré assez efficace du point de vue communicatif.

Sa structure favorise plusieurs types de travail en salle d’études et à la maison, ayant pour but le développement de la parole orale et écrite en français.

Ce manuel organise les étudiants autour de douze sujets caractérisant la vie moderne et quelques moments historiques importants de la France. Il initie les apprenants à l’auto-apprentissage: ses exercices ou d’autres types d’activités sont adaptés pour le travail en classe et à la maison.

En parlant du rôle du manuel en tant qu’informateur, nous devons constater que ses textes-échantillons relèvent de plusieurs registres, les passages difficiles à comprendre pour les apprenants russes, ainsi que certaines expressions usuelles se rencontrant à travers les textes sont commentés; l'étude lexico-grammaticale et l'analyse lexico-stylistique des textes sont aussi présents dans chaque leçon. Des textes complémentaires développent le sujet de chaque paragraphe et incitent les apprenants à parler.

Pour aider l’enseignant à évaluer les compétences et les savoir-faire de ses étudiants, il y a de grands questionnaires à la fin de chaque leçon. Il s’agit de donner des réponses développées dans le cadre du thème étudié.

De plus, l'Annexe du manuel contient des exercices d'entraînement (lexico-grammaticaux) et une série de jeux de rôle et de jeux professionnels.

Les auteurs du manuel tiennent constamment compte des particularités nationales des étudiants russes, en les aidant à transmettre leur propre culture par l’intermédiaire de la langue étudiée, ainsi que de mieux percevoir la culture française par l’intermédiaire des supports écrits de toute sorte.

L’inconvénient de ce manuel consiste, à notre avis, en une prédominance considérable des textes littéraires par rapport aux exemples de la parole vraiment authentique – parsemée de bribes, de reprises, etc. De ce point de vue, les manuels édités en France s’avèrent souvent « trop authentiques » pour les apprenants étranger: ils sont assez compliqués pour la compréhension et par conséquent ne remplissent pas tout à fait leur fonction d’informateur. Ces manuels ne sont malheureusement pas en mesure de prendre en compte les particularités nationales des étudiants, ce qui est important pour la motivation d’apprentissage, car ils visent à être, en premier lieu, des manuels universaux du français, c’est-à-dire destinés aux étrangers tout court, donc trop approximatifs et généralisés. Nous en parlons en connaissance de cause. La présente recherche a voulu, entre autre, y apporter sa modeste contribution, grâce à une analyse détaillée des particularités – et des difficultés - langagières et nationales propres aux apprenants russes.

Il est important de trouver un juste milieu, lorsque l’authenticité éveille l’intérêt, le désir d’apprendre et le matériel sélectionné s’avèrent parfaitement avantageux pour cela.

D. Diderot se moquait déjà de l’idée du lecteur universel, avec Jacques le fataliste et son « aquaphobe ». Il n’existe pas d’apprenant universel ni de langue épurée de toute spécificité; en adoptant un point de vue lexical, il est toujours possible de trouver dans les manuels de français généraliste de toutes époques des aspects spécifiques de la vie quotidienne.600 Mais la logique didactique moderne appliquant les idées de J. Austin et J. Searle ne réduit plus la langue à son seul aspect lexico-morphologique; elle prend également en compte l’action accomplie par l’énoncé, qu’elle définit comme un « acte perlocutoire », et organise ses cours comme l’apprentissage d’une succession d’« actes de parole »; pragmatiquement, la forme linguistique n’est que le moyen d’une action: entrer en contact avec quelqu’un, saluer, s’excuser, etc.

Notes
564.

BANGE P., « A propos de la communication …, op. cité, p.62.

565.

Voir Introduction Générale.

566.

RIVIÈRE V., « Dire de faire, consignes, prescriptions,… Usages en classe de langue étrangère et seconde », dans: Chnane-Davin F. et Cuq J.-P. (coord.), Le Français dans le monde. Du Discours de l’enseignant aux pratiques de l’apprenant , n°44, juillet 2008, p.52.

567.

RUGGIA S. et CUQ J.-P.,« Le Métalangage grammatical en classe de français langue étrangère », dans: Chnane-Davin F. et Cuq J.-P. (coord.), Le Français dans le monde. Du Discours de l’enseignant aux pratiques de l’apprenant , n°44, juillet 2008, p.p.60-69.

568.

CAVALLI M., « Langue(s) et construction de connaissances…», dans: Chnane-Davin F. et Cuq J.-P. (coord.), Le Français dans le monde. Du Discours de l’enseignant aux pratiques de l’apprenant, n°44, juillet 2008, p.117.

569.

RUGGIA S. et CUQ J.-P.,« Le Métalangage grammatical…», op. cité, p.61.

570.

Cf. ARNAUD C.,« Mieux gérer l’affectivité…», op. cité, p.29.

571.

HUC P. et VINCENT B.,« Naissance de la neurodidactique », dans: Pradal F. (réd.), Le Français dans le monde, n° 357, 2008, p.31.

572.

SILVA H., « Concevoir des jeux pour la classe », dans: Pradal F. (réd.), Le Français dans le monde, n° 358, 2008, p.28.

573.

CAVALLI M., « Langue(s) et construction de connaissances…», dans: Chnane-Davin F. et Cuq J.-P. (coord.), Le Français dans le monde. Du Discours de l’enseignant aux pratiques de l’apprenant, n°44, juillet 2008, p.113.

574.

BEACCO J.-C., « Tâches ou compétences? »,op. cité, p.35.

575.

CAVALLI M., « Langue(s) et construction… », dans: Chnane-Davin F. et Cuq J.-P. (coord.), Le Français dans le monde. Du Discours de l’enseignant aux pratiques de l’apprenant, n°44, juillet 2008, p.p.115-116, 118.

576.

Spanghero-GaillardN.,« La Psychologie appliquée au FLE », dans: Pradal F. (réd.), Le Français dans le monde, n° 357, 2008, p.23.

577.

BALTA B.,« Bienvenue chez les ch’tis », dans: Pradal F. (réd.), Le Français dans le monde, Paris, Clé International, n° 358, 2008, p.65.

578.

PY B., « L’Apprenant et son territoire… », op. cité, p.53.

579.

COLLÈS L. et VANDAMME M., « L’Enseignement du français et en français dans les écoles européennes de Bruxelles », dans: Chnane-Davin F. et Cuq J.-P. (coord.), Le Français dans le monde. Du Discours de l’enseignant aux pratiques de l’apprenant, n°44, juillet 2008, p.189.

580.

Voir GAJO L., MATTHEY M., MOORE D. & SERRA C. (éds.), Un Parcours …, op. cité.

581.

PALLOTTI G., « La Classe dans une perspective écologique…», op. cité, p.185.

582.

BOUCHARD R., « De l'Enseignement de la langue orale … », op. cité, p.p.100-101.

583.

LEPAGE S. et MARTY R., « Coopération franco-allemande. Évaluer le FLE autrement », dans: Pradal F. (réd.), Le Français dans le monde, n° 359, septembre-octobre 2008, p.34.

584.

DE FERRARI M., « Penser la formation linguistique… » ; op. cité, p.24.

585.

Annexes 5 et 7.

586.

CARETTE E.,« Mieux comprendre l’oral: formation des formateurs », dans: Cortier C. et Bouchard R. (coord.), Le Français dans le monde, n° 43, janvier 2008, p.147.

587.

LHOTE E., Enseigner l'oral en interaction. Percevoir, écouter, comprendre, Paris, Hachette, 1995, p.82.

588.

KRAMSCH C., Interaction et discours dans la classe de langue, op. cité.

589.

DREYFUS M., « La Place de l’oral dans les discours des enseignants et les pratiques de classe en contexte multilingue », dans: Cortier C. et Bouchard R. (coord.), Le Français dans le monde, n° 43, janvier 2008, p.183.

590.

Idem, p.153.

591.

REICH A. & ROST-ROTH M., « Traitement interactif des problèmes de production et de compréhension lors des références problématiques », dans: Véronique D. & Vion R., Des Savoir-faire communicationnels, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1995, p.p.45-59.

592.

BOUCHARD R., « De l'Enseignement de la langue orale … », op. cité, p.p.105-107.

593.

Idem, p.102.

594.

Voir, par exemple, le Corpus LANCOM, op. cité.

595.

BOUCHARD R., « Le « Cours », un évènement oralographique structuré. Etude des interactions pédagogiques en classe de langue et au-delà », dans: Cicurel F. et Bigot V. (dir.), Le Français dans le monde. Les Interactions en classe de langue, juillet 2005, p.65.

596.

Cf. BOUCHARD R.,« Du Français fondamental… », op. cité, p.p. 127-142.

597.

VERONIQUE D., « L'Altérité dans l'interaction verbale: à propos d'une enquête longitudinale sur l'acquisition des L2 (projet ESF) », dans: Véronique D. & Vion R., Des Savoir-faire communicationnels, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1995, p.146.

598.

MÜLLER F., « Avancer en reculant, la progression lente de la conversation exolingue », dans: RUSSIER C. & coll. eds., Interactions en langue étrangère, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1991.

599.

Voir la Première partie du présent travail.

600.

BOYON J.,« Entre FOS et français… », op. cité, p.37.