La question de l’inclusion scolaire des enfants ayant une déficience est apparue au Brésil il y a plus d’une vingtaine d’années. La dernière Constitution Fédérale évoque clairement l’intérêt et la nécessité d’intégrer ces enfants dans le système scolaire régulier d’enseignement. A partir de la décade 1990 tout un cadre législatif va se constituer autour de cette question dont l’initiative va aux grandes agences internationales (FMI, UNESCO, BID, OMS, OCDE, etc.) qui exercent une certaine pression pour que ce nouveau projet éducationnel soit effectif, au niveau international, à compter de l’année 2015.
Peu à peu, on s’aperçoit que la réalisation de cette politique publique ne va pas de soi et qu’elle constitue un défi d’autant plus grand que, dans un système scolaire brésilien (mais aussi international) qui produit tant d’exclusion, on ne sait pas exactement ce qu’on entend par “éducation scolaire inclusive“, ni même comment la mettre ne œuvre, pratiquement. De plus, se pose la question de faire travailler ensemble deux institutions - l’école publique et l’éducation spécialisée - qui ont toujours travaillé séparément puisque se prévalant de domaines de compétence différents. La “gestion de la diversité“ va constituer le point de convergence de ces deux institutions qui sont par ailleurs restées, historiquement, les parents pauvres des gouvernements successifs jusqu’aux années 1960.
En 2003, la CAPES/SEESP1 a adopté pour stratégie de remédiation à ce problème de mise en œuvre de la politique inclusive le fait de diffuser un appel à projets auprès de l’ensemble des Instituts d’Enseignement Supérieurs brésiliens. Ces projets devaient obéir à un certains nombre de critères, parmi lesquels, ceux de constituer une action innovante en direction de la formation de professionnels du système scolaire primaire, dans la perspective de les préparer à intervenir à l’école dans le sens de l’inclusion scolaire des enfants ayant une déficience ou présentant des difficultés d’apprentissage.
Un groupe de chercheurs universitaires (enseignants et étudiants de master 2), profitant de cette opportunité de voir leur recherche financer, soumit un projet en ce sens qui fera partie des dix choisis à l’échelle nationale. Motivé par la constatation de la difficulté du système scolaire à proposer des pratiques pédagogiques adaptées à ces enfants, le groupe de recherche de l’Université Fédérale du Cearà, auquel j’appartiens, s’est proposé d’accompagner une école publique de Fortaleza dans son processus de transformation en école inclusive. La proposition était donc, entre le second semestre 2005 et la fin 2007, d’initier une expérience d’inclusion dans une école primaire publique sélectionnée sur la base de critères précis qui seront détaillé dans le cours de cette étude, avec pour objectifs d’identifier, de développer et de diffuser des pratiques pédagogiques définies comme inclusives.
Construite en 2000, l’école primaire publique Isabel Ferreira est située dans la zone périphérique de Fortaleza, dans le quartier Curiò qui a le plus bas indice de développement humain (IDH) de la ville. Son équipe de professionnels est constituée de 26 professeures, de 5 membres de la direction et d’une dizaine d’autres personnes se répartissant entre le service administratif, les cuisinières et les personnels de nettoyage et surveillance. Les élèves sont divisés en trois temps scolaires2. Parmi les 1024 élèves que compte l’établissement dans la journée, en 2007, 23 ont des problèmes de déficience (12 dans la période du matin, et 11 en après-midi). La majorité d’entre eux souffre de déficiences intellectuelles (10), une élève est trisomique, trois ont des problèmes de surdité, quatre manifestent des problèmes d’hyperactivité et les cinq autres ont été diagnostiqués comme ayant des troubles émotionnels ou des déficits d’attention et d’expression.
L’équipe universitaire a développé une recherche-action collaborative générale s’intitulant “Gestion de l’Apprentissage dans la Diversité“, dont l’objectif était la co-construction d’une école inclusive en partenariat avec les professionnels de l’école. Le groupe est composé d’une dizaine de chercheurs (huit étudiants et deux professeurs). Le projet de recherche globale (appelée aussi “parapluie“) s’articule aussi sur les projets de recherche individuels des étudiants et dont la majeure partie se définissent aussi comme des recherches-action, dont orientées par un objectif de transformation de l’école en un lieu capable d’accueillir différents types d’enfants présentant des problèmes de déficience.
J’ai intégré ce groupe de recherche en début 2006, dans le cadre d’une cotutelle de thèse entre la France et le Brésil. Ayant déjà travaillé sur les questions d’inclusion au Brésil durant mon DEA, cette cotutelle était motivée aussi par l’envie de continuer ce travail de recherche dans ce pays. Dès mon arrivée, je fus convié à participer à toutes les activités du groupe, y compris à accompagner les cours de formation administrés certains samedis matin dans l’école Ferreira. Cette école a constitué donc mon terrain de recherche durant près de deux ans et demi. Comme mon projet de recherche n’était pas encore complètement stabilisé, que je ne m’inscrivais pas dans les mêmes préoccupations que le groupe ni dans les mêmes perspectives théorico-méthodologiques3, il fut convenu que je travaillerais plus sur les relations de pouvoir savoir entre chercheurs et professionnels de l’école.
J’aurais pu abordé ce thème, avec beaucoup de profits, par divers angles disciplinaires et conceptuels, m’inscrivant par exemple dans une recherche inspirée par la sociologie des organisations, par la sociologie interactioniste, par la psychologie sociale ou l’analyse institutionnelle. Mais, pour moi, on ne peut pas séparer les relations de pouvoir savoir en général et celles qui traversent le milieu scolaire ou de la formation, en particulier, de leur dimension socio-politique. En effet, depuis Comte, Durkheim et Weber, on sait combien l’éducation, les orientations éducatifs ne peuvent pas être séparées, placées en extériorité de la dimension politique qui a contribué à leur émergence ou à leur définition. Il s’agit toujours de former un citoyen d’un certain type, adapté aux exigences stratégiques d’une société historiquement déterminée et située. Il s’agit donc d’un préalable indispensable à affirmer et qui permet donc de cadrer déjà plus mon projet.
Depuis le début, et influencé en cela par mes lectures de certains auteurs (Foucault, Bourdieu, Bauman, etc.), je suis parti de l’hypothèse que la question de l’inclusion scolaire des enfants ayant une déficience constituait un projet politique et s’inscrivait dans une stratégie de politique scolaire. La venue donc du groupe de recherche dans cette école, pour aider à la mise en œuvre de cette politique publique, ne pouvait donc pas être considérée en extériorité avec le contexte politique qui a prévalu à la sélection de son projet, à son financement et aux exigences auxquelles il devait répondre. Par ailleurs, former - le projet du groupe universitaire se définit comme étant une action de formation continue - comme éduquer dans une école, n’échappe pas aux relations de domination inhérentes à la rencontre de ceux qui disposent d’un certain savoir et savoir-faire et de ceux qui doivent les acquérir pour mettre en œuvre une politique éducative déterminée. Cette politique inclusive se fonde sur le droit de tous les enfants à bénéficier d’une éducation scolaire de base qu’elle veut garantir par l’exigence de transformation des écoles en lieux capables de leur assurer les moyens pédagogiques adaptés pour dépasser certaines de leurs limitations. Elle est par ailleurs traversée (comme le montrera la révision de littérature qui accompagne ce travail) par des discours empreints de valeurs morales et de générosité.
Ma thèse est donc que cette action de formation continue orientée par l’inclusion scolaire des enfants ayant une déficience est tout aussi traversée par des effets de domination et d’autorité que quelconque autre type de formation, y compris celles dites “traditionnelles“. Une observation plus proche des pratiques formatives en direction d’une école inclusive révèle les contradictions et paradoxes entre elles et les idéaux de partenariat et de co-construction qui animent les chercheurs-experts. Nonobstant, de telles pratiques produisent des effets d’objectivation et de subjectivation propices à l’émergence de nouveaux sujets qui peuvent, à des degrés divers, exprimer une vérité sur eux-mêmes comme sujets d’une expérience à partir de laquelle ils définissent les divers degrés de recomposition, ou non, de leurs pratiques professionnelles.
J’ai donc fait le choix de Foucault pour aborder de manière privilégiée certains aspects de cette recherche (les relations de pouvoir savoir notamment, auxquelles le nom du philosophe reste associé) parce que le philosophe de Surveiller et punir, de la Microfìsica do poder, de l’Histoire de la sexualité, des Anormaux o de Il faut défendre la société, etc. me paraît très pertinent pour établir un cadre de questionnement sur la problématique de l’inclusion et des relations de pouvoir savoir qui la traversent et qui se dépliera tout au long de se travail, en fonction des points abordés. Foucault, par ailleurs s’est intéressé pendant très longtemps aux techniques disciplinaires qui accompagnent certains domaines (dont celui de l’éducation, de manière privilégiée) et leurs liens avec les sciences humaines ainsi qu’à la manière dont elles se conjuguent avec des technologies de soi propices à l’émergence de nouveaux sujets. Je ne suis pas philosophe de formation; je suis pas spécialiste de Foucault et n’ai pas la prétention ni la préoccupation d’établir la généalogie de l’inclusion au Brésil. Du reste, cela ne constitue pas l’objet de ma recherche. Mais, m’intéressant aux questions de pouvoir savoir, les lectures que j’ai déjà faites de l’oeuvre de Foucault m’ont permises de percevoir que l’usage de certains outils forgés par le philosophe pourrait éclairer utilement la l’ethnographie de l’action de formation centrée sur la construction d’une école inclusive que je me propose de faire sous l’angle des relations de pouvoir savoir.
Parmi ces outils, je vais mobiliser les concepts suivants: dispositif, relations de pouvoir savoir, processus de normalisation que je vais lier aux disciplines et aux technologies de soi dans la perspective de la gouvernementalité néolibérale qui caractérise notre société actuelle marquée par des biopolitiques auxquelles appartient, à mon avis, la politique d’inclusion scolaire. Ce qui paraît intéressant avec Foucault, c’est que, en plus de mettre en évidence ce qui constitue une base, un point d’appui pour avancer dans la réflexion, il donne des éléments pour un regard critique, facilitant ainsi une prise de distance qui permet d’aborder d’une autre manière les relations de pouvoir savoir en œuvre dans l’établissement de l’inclusion scolaire, ainsi que ce qu’engagent les acteurs impliqués dans leurs pratiques quotidiennes.
Mon travail présente la particularité de constituer l’ethnographie d’une action de formation qui sera marquée principalement par l’influence des réflexions de Foucault à propos de certains points. Il s’agit, à travers de cette ethnographie détaillée, d’analyses les relations de pouvoir savoir, les effets et jeux de domination qui traversent la relation de formation entres chercheurs et professeurs de l’enseignement primaire, ainsi que d’établir les conditions à partir desquelles émergent ces relations et les effets d’objectivation et de subjectivation qu’elles produisent durant deux ans et demi de recherche. Ce n’est pas “innocemment“ que les chercheurs se sont engagés dans la volonté de former, de préparer, d’accompagner, c’est-à-dire d’exercer une action sur les actions possibles des autres. Mais, d’un autre côté, si cet investissement dans un “lieu qui n’appartient à personne“, l’école publique, est générateur de beaucoup de relations de pouvoir complexes, il est aussi générateur de beaucoup de savoirs, ainsi que d’effet de subjectivation qui vont profiter tant aux enseignants qu’aux chercheurs.
D’un autre côté, je ne vais pas m’interdire de mobiliser certaines réflexions ou certains concepts venus de la sociologie (en puisant dans Weber, Bourdieu et Muller principalement), quand ils peuvent contribuer à éclairer, utilement et complémentairement, certains points.
Du point de vue méthodologique, le cœur de mon travail constitue l’ethnographie de cette expérience de formation continue dans une école dont on souhaite qu’elle se transforme en un lieu plus inclusif. Les techniques de l’observation participante, des entretiens semi dirigés, ainsi que l’analyse des documents issus du groupe de recherche constituent les outils de l'ethnographie. Ce sont donc eux que je vais utiliser de manière privilégiée tout en ayant aussi le souci de me livrer de temps à autre à l’objectivation participante de ma manière d’objectiver les relations de pouvoir savoir, telle que la définit Bourdieu (2003, p. 141) quand il écrit que son objet est
‘d'explorer, non "l'expérience vécue" du sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilités (donc les effets et les limites) de cette expérience et, plus précisément, de l'acte d'objectivation. Elle vise à une objectivation du rapport subjectif à l'objet qui, loin d'aboutir à un subjectivisme relativiste et plus ou moins antiscientifique, est une des conditions de l'objectivité scientifique. ’Ma thèse est composée de deux parties. La première, constituée de quatre chapitres se propose de mettre en évidence la toile de fond sur laquelle se dessine l’inclusion scolaire des enfants ayant une déficience au Brésil. Une brève histoire de l’école publique et de l’éducation spécialisée dans ce pays, ainsi qu’une révision de littérature détaillée sur l’inclusion et une présentation du concept de biopolitique de Foucault, devraient permettre de percevoir les conditions sociopolitiques lesquelles qui ont contribué à l’émergence du projet de formation continue “Gestion de l’Apprentissage dans la Diversité“ et dont je fais l’hypothèse qu’elles ont des répercussions sur le déroulement de cette action de formation et sur l’accueil qui lui est fait par le corps enseignant de l’école Ferreira.
La deuxième partie de cette thèse est l’ethnographie détaillée de cette action de formation. Datée du 17 octobre 2007, à la fois pour des raisons de commodité de narration et parce que ce jour-là se produit un incident qui va, réellement, constituer le déclencheur de la réflexion que je mène au cours de cette ethnographie, elle se propose de donner à voir la multitude de relations de pouvoir savoir entre chercheurs et professionnels de l’école. Son objectif est aussi de montre comment elles contribuent à l’émergence de nouveaux savoir - effets d’objectivation - tant pour les chercheurs que pour les enseignants et comment elles sont productrices d’effets de subjectivation propres à l’émergence de nouveaux sujets capable de parler de soi à partir de cette expérience de co-construction d’une école inclusive.
CAPES: Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de nìvel Superior /SEESP: Secretaria da Educação Especial.
Au Brésil, le temps scolaire public intégral n’existe encore. L’école est donc répartie en périodes: du matin, de l’après-midi et du soir qui ne reçoit que les adolescents et adultes qui n’ont pas eu l’opportunité de terminer leur cycle primaire.
Venant des Sciences de l’éducation de l’université Lyon2 ma perspective de recherche initiale s’inscrivait plus dans une démarche anthropologique sur l’offre éducative adressée aux enfants en situation de handicap au Brésil. Il s’agissait et il s’agit toujours d’une recherche qualitative “classique“. En cela je me distingue d’une partie de mes collègues qui avaient fait le choix de la recherche-action, à visée transformatrice.