2. Une rencontre annoncée: contexte de rencontre avec l’équipe de recherche

2.1 La dimension politique de ce contexte

Dès que les membres de l’équipe de recherche arrivent dans l’école, son ambiance se modifie quelque peu. Elle provoque des turbulences et certaines ruptures dans les pratiques. Comme on le percevra plus avant, toutes les vingt-six professeures que constituent l’équipe pédagogique n’adoptent pas la même posture vis-à-vis de la présence de la recherche et en matière de participation.

Ce jour “idéal“, le 17 octobre 2007, que j’ai adopté pour entreprendre le récit de cette partie ethnographique et durant lequel je vais servir de guide, constitue un jour ordinaire et représentatif des autres jours vécus pendant ces deux ans et demi de recherche. En effet, assez rapidement s’instaurent des routines de recherche et de cohabitation avec les professionnels. C’est à partir de ce jour-là que je vais pouvoir décrire le quotidien des relations entre chercheurs et professeurs; que je vais pouvoir ouvrir, aussi, sur l’exceptionnalité ou sur des moments plus particuliers de cette expérience de co-construction d’une école inclusive.

En effet, ce qui a motivé cette rencontre entre universitaires et professionnels de l’enseignement primaire public, ce fut bien cette expérience singulière dont l’origine se situe dans le contexte politique de l’année 2003. On peut dire que, sans ce contexte, ces étrangers que constituent, d’une certaine façon, les chercheurs de l’Université Fédérale du Cearà (UFC) et les professeurs de l’école Ferreira ne se seraient rencontrés pas sans une certaine exceptionnalité: la tentative de transformation d’un établissement scolaire public en école inclusive.

Ce projet de recherche, en effet, a été sélectionné par le Secretariat d’Etat à l’Education Spécialisé (SEESP) et par un organisme financeur de projets de recherche universitaire, la CAPES13. Ces deux organismes ont sélectionné dans le cadre d’un appel d’offres par voie de concours, à l’échelle nationale, 10 projets de recherche innovants répondant à des impératifs précis, tournant principalement autour de la question de la mise en pratique de l’éducations scolaire inclusive, telle qu’elle a été définie par les orientations politiques du Brésil au cours de ces dernières années. Le PROESP14 est l’instance Ces actions publiques en matière de scolarisation inclusive s’inscrivent en droite ligne dans la mise en exécution des Chartes internationales (notamment celles de Jomtien pour l’Education pour Tous en 1990; celles de Salamanque en 1994 et du Guatemala en 1999) dont le Brésil a été un des nombreux signataires.

Comme l’indique lui-même le texte de l’appel d’offres, la stratégie adoptée par la CAPES et le SEESP fut de concevoir un appui financier aux projets sélectionnés sur la base de leur crédibilité et de leur capacité à former des professeurs de l’enseignement primaire travaillant avec des enfants souffrant de déficiences inclus dans les classes communes du système scolaire. C’est dans ce contexte que la professeure Elisa15, de l’UFC, rencontra l’opportunité de mettre en place un projet de recherche auquel elle pensait depuis longtemps. En effet, dans une interview, elle explique qu’ayant eu l’occasion de faire entrer des enfants qui étaient en classes spéciales dans les classes communes, alors qu’elle était coordonatrice de l’Education Spéciale dans l’Etat du Rio Grande do Norte, elle avait l’envie d’accompagner véritablement une expérience d’inclusion à l’échelle d’une école entière, y compris en transformant l’organisation et la gestion de l’école dans ce sens.

Cet appel d’offre à projets ne peut être séparé de sa dimension politique et la teneur de ses items et critères de sélection montre que, dans un pays où l’inclusion des élèves ayant une déficience est inscrite dans la dernière Constitution Fédérale de 1988, ainsi que dans un cadre législatif conséquent qui s’est affermi au cours des dernière décennies, l’école inclusive est encore loin d’être une réalité. De plus, si les législateurs ont eu à cœur de vouloir garantir ce droit à une scolarité de base pour tous, dans un pays où le système scolaire a deux vitesses - public et privé - génère beaucoup d’exclusion et d’échec scolaire, peu de gens sont formés dans cette perspective, même dans les instances qui ont décidé l’application de cette politique publique. D’une certaine façon - et comme ce travail se situe dans une perspective d’analyse proche des travaux de Foucault - on peut dire qu’avec l’apparition de cette volonté d’inclure, il s’est produit quelque chose que l’on peut comparer au passage du “modèle de la lèpre“ (traitement par l’exclusion) à celui de “la peste“ (gestion de l’épidémie par “inclusion“ des malades dans systèmes de contrôle et d’évaluation des risques très précis), tel que développé par le philosophe dans Les anormaux.

Ce parallèle me paraît approprié pour mettre en évidence toute la dimension politique, non seulement du projet scolaire inclusif - c’est une politique publique - mais aussi du projet universitaire présenté et sélectionné dans le cadre de cet appel d’offre à projets. On ne peut ignorer - surtout dans la perspective d’un travail centré sur les relations de pouvoir savoir - cette dimension politique, qui fait que, tant le projet lui-même que les chercheurs engagés dans cette expérience de construire, en partenariat avec une école publique, une proposition d’éducation inclusive, s’inscrivent dans un dispositif politique de production de savoirs théoriques et de savoirs-faire sur la formation de personnels scolaires dans une perspective d’inclusion. Dans la mesure où se projet est sélectionné et financé par les pouvoirs publics, sur la base de sa capacité supposée à mettre en application cette politique publique, il y a instrumentation politique à des fins de production de savoirs, de pratiques scientifiques et expérimentales, d’exercice de contrôle et de modes de persuasion/ “coercition“ sur le corps enseignant pour qu’il s’engage dans la mise en application d’une action publique fermement décidée il y a quelques années en arrière. La fonction politique de ces dix projets sélectionnés à l’échelle d’un pays continental comme le Brésil, ce qui leur confère un statut de “projet-pilote“, est bien de permettre de définir, avec l’aide d’experts en pédagogie et en éducation spécialisée, des orientations théoriques et méthodologiques, d’établir et évaluer, dans un souci stratégique (la réalité et la visibilité de cette politique publique, tant pour les citoyens brésiliens que pour les financeurs internationaux impliqués dans ces changements), les “bonnes pratiques“ éducatives à mettre en œuvre et leur viabilité en termes de rapport coûts/bénéfices. Du reste, cette dimension politique est clairement établie et énoncée dans l’item “c“ de la section “6.3“ (p. 6) de l’appel d’offres où “il est demandé aux chercheurs de s’inscrire dans l’accompagnement des politiques publiques d’inclusion dans les systèmes d’enseignement“.

D’un autre côté cette dimension politique apparaît clairement revendiquée et assumée par la responsable de la recherche dans une interview que j’ai faite avec elle:

Dès le début, il fut clairement établi que ce projet se déroulerait dans une école publique. Pourquoi publique? Premièrement parce que nos voulions une expérience qui offre des réponses à l’école publique. Pour des motifs variés... Le premier, c’est mon engagement personnel en relation à l’école publique. J’ai été une élève de l’école publique. Jamais de ma vie je n’ai été dans une école privée. Il y a un côté militant que j’assume. (…) Ainsi, ma position est une position politique que j’assume pleinement: l’université publique a obligation de donner des réponses aux préoccupation de l’école publique. Pour moi, c’est une position extrêmement claire.

En plus de cela, le projet, tel que défini par l’appel d’offres, assume pour ambition politique et scientifique, le fait que les actions implantées et expérimentées dans l’école en question, pourront servir de référence pour une extension de l’expérience aux autres écoles du réseau 16. Comme tout groupe social, les experts du groupe de recherche sont traversés, à des niveaux et degrés divers, par des relations de pouvoir savoir et sont motivés par des intérêts propres que va servir cette ambition de modélisation et de diffusion de technologies pédagogiques issues de l’expérience menée. Il y va de leur reconnaissance sociale, académique, politique, ou en termes de promotion professionnelle, de bénéfices narcissiques, de meilleure intégration socioprofessionnelle (ce qui est mon cas), etc.

Après avoir été sélectionnée pour son projet, reste à l’équipe universitaire de définir les critères de choix de l’établissement scolaire dans lequel va se dérouler l’expérience de co-construction d’une école inclusive. L’année 2004 et une bonne partie de 2005 seront consacrés à cela.

Notes
13.

CAPES: Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nìvel Superior.

14.

PROESP: Programa Nacional de Cooperação Acadêmica /Projeto para Educação Especial: il constitue un dispositif institutionnel du MEC/SEESP et CAPES dans lequel vont s’insérer les 10 projets de recherche relatif à la formation des enseignants et à la transformation des établissements scolaires dans la perspective de l’inclusion scolaire des enfants ayant une déficience. En fin de recherche, c’est-à-dire dans le courant 2008, il donnera lieu, de la part des équipes engagées, à un rapport final et très détaillé des actions menées durant les trois années que couvre le financement. Dans le cas de l’équipe de recherche de l’Université Fédérale du Cearà, ce rapport circonstancié s’appelle le Relatòrio Técnico Final PROESP qui va constituer une source d’information très féconde que j’utilise souvent dans la partie ethnographique de la thèse.

15.

Je signale que tous les noms cités dans le présent résumé sont fictifs. Bien que l’identité de la coordonnatrice du projet “Gestion de l’Apprentissage dans la Diversité“ soit facilement reconnaissable, pour une question d’unité vis-à-vis des autres personnes évoquée et à qui j’ai garanti l’anonymat, j’ai appliqué ce principe à tous.

16.

Extrait du Programa Nacional de Cooperação Acadêmica. PROESP. Rapport technique d'exécution du projet “Gestion de l’Apprentissage dans la Diversité“.