3. Le groupe de recherche comme instance de savoir et de pouvoir

Comme je l’ai déjà évoqué plus haut, il semble difficilement possible d’ignorer la dimension politique du contexte d’émergence du projet de recherche “Gestion de l’Apprentissage dans le Diversité“. Par le biais d’un appel à projets, il a été sélectionné et financé pour ses compétences supposées à pouvoir mettre en application la politique publique d’inclusion dans le système scolaire commun des enfants ayant une déficience.

Comme tous les pays signataires des diverses Conventions internationales qui établissent les cadres normatif de l’inclusion, le Brésil est soumis à une pression des organismes financeurs de la transformation de son système scolaire en vue d’appliquer l’éducation inclusive, et ce avant 2012. Les institutions d’enseignement supérieur sollicitées dans ce sens, s’inscrivent donc dans ce que l’on pourrait appeler le “dispositif de l’inclusion“. Si d’un point de vue foucaldien (perspective dans laquelle se situe plus ce travail) il paraît abusif d’assimiler ce dispositif à celui que le philosophe a mis en évidence autour de la mise en place de la société disciplinaire au XVII° et XVIII° siècle et de la sexualité un peu plus tard, du point de vue de la sociologie (auquel emprunte aussi ma recherche) cela fait sens d’évoquer un tel dispositif relatif à la mise en place de cette action publique d’envergure.

Pour la sociologie de l’action publique20, le dispositif obéit à une fonction stratégique, en vue de participer à l’imposition d’un cadre d’interprétation du monde. Intimement lié à la production et à la diffusion de savoirs, de réflexions (à l’origine desquels on trouve bien souvent les médiateurs), il est aussi indissociable du pouvoir que, de fait, accompagne la réalisation des politiques publiques. Dans un article consacré aux “Politiques de la Ville“, A. Hammouche21 nous présente d’autres fonctions du dispositif. Il s’apparente ainsi à une méthode d’action, à un mode opératoire qui a pour but d’assouplir les relations entre agents et administrations. Son évocation des “dispositifs de la Ville“ comme espaces relationnels conçus pour l’expérimentation et pour es finalités concrètes, renvoie aux diverses recherches-action que articulent l’investissement du groupe de recherche dans une réflexion plus globale, ainsi que je vais le présente un peu plus loin. D’un autre côté, pour Fusulier & Lannoy:

‘le “dispositif“ est une notion provenant principalement de champs vocation technique. Dans les pratiques quotidiennes, les dispositifs sont toujours affaire d’experts et de professionnels techniciens, c’est-à-dire d’agents qui ont la charge de faire fonctionner des ensembles organisés.’

En ce sens, ce groupe d’universitaires, professeurs et étudiants-chercheurs, est situé sociologiquement dans la mesure où il appartient à l’instance suprême de production de la vérité scientifique du moment, de la validation des corpus discursifs en circulation dans le champ éducatif, et de la légitimation des modèles axiologiques et des “bonnes pratiques“ à appliquer dans le milieu scolaire. Hiérarchiquement, ils occupent la pointe de la pyramide du savoir académique en matière d’éducation, alors que les professeurs de l’enseignement primaire en constituent sa base la plus large et anonyme. Ces derniers sont les “praticiens“ à qui il est demandé d’exécuter ce qui a été défini, en haut, par les penseurs, les théoriciens de l’éducation qui détiennent le pouvoir de contrôle sur ce qui est valide ou invalide dans ce domaine. Dans l’Ordre du discours, Michel Foucault évoque de multiples procédures et d’instances de contrôle de ce qui peut être dit ou non, et qui peut ou non énoncé ces “vérités“, au nombre desquelles se trouve, de manière privilégiée, l’université. Dans un même ordre d’idées, Bourdieu invoque ces “actes d’institution“ qui, procédant d’une sorte de “magie sociale“, signifient et légitiment la place de celui qui connaît, par exemple: L’institution d’une identité, qui peut être un titre de noblesse ou un stigmate (…), est l’imposition d’une essence sociale. Instituer, assigner une essence, une compétence, c’est imposer un droit d’être qui est un devoir être (ou d’être). C’est signifier à quelqu’un ce qu’il est et lui signifier qu’il a à se conduire en conséquence22.

Cette institution d’une identité (de chercheur/professeur universitaire; d’instituteur), cette forme d’affirmation de compétences scientifiques particulières, d’autant plus attestée par le fait qu’il s’agit d’un projet pilote, conditionne les relations et les pratiques sociales tout comme elle en est le résultat. Ceci n’est pas sans hiérarchiser les rôles sociaux et provoquer des effets d’attente, tant de la part des chercheurs vis-à-vis des instituteurs que de ces derniers vis-à-vis des premiers. Un des coordonnateurs du projet exprime bien cette tension entre volonté de s’approcher plus des professeures et distance que les uns et les autres créent:

j’ai perçu aussi beaucoup de dépendance vis-à-vis des universitaires; c’est-à-dire des universitaires qui allaient travailler avec eux... dans ce sens qu’ils étaient détenteurs d’un savoir... e que cela même créait une certaine distance... qui, de mon point de vue, n’a pas toujours été... je pense que, en certaines occasions, ça a été un peu alimenté... ce savoir de l’universitaire que a été un peu... il y a des professeures qui ressentaient beaucoup ce savoir... c’est-à-dire qui manifestaient beaucoup de respect vis-à-vis de ce savoir... mais je pense que ça marque, que ça provoque une certaine distance. E cette distance, nous n’avons pas toujours fait le nécessaire pour la réduire... pour l’éliminer... tout du moins, pour en minimiser les effets... les effets les plus négatifs... pervers...

En effet, ces chercheurs bénéficient d’une double légitimité. Leur savoir, hautement spécialisé, dominé et produit par eux, passe par le filtre de la plus puissante institution de contrôle des discours, l’université, seule habilitée à établir le vrai et le faux. Pour innovant qu’il se présente (cas du savoir sur l’inclusion), il doit avoir une origine et se développer à partir d’un cadre donné, même être contesté ou dépassé. Le savoir des professeurs, pour intéressant et pertinent qu’il soit, reste toujours marqué du coin du savoir de sens commun, d’une forme de savoir “sauvage“, hétéroclite, cette forme de bricolage que l’on considère avec une condescendance amusée, et parfois surprise.

Pour appartenir, de fait, à ce que Foucault appelait les “sociétés de discours“, l’université contrôle les conditions de constitution, d’émission, de diffusion des discours, et participe activement, ainsi, à la raréfaction des sujets habilités à parler. Foucault nous rappelle combien l’éducation, et particulièrement tout système scolaire, est imprégnée par des luttes sociales, par de multiples jeux d’opposition; combien elle constitue une cible privilégiée des discours de pouvoir, surtout quand il s’agit de justifier un changement de paradigme dont les tensions et les enjeux traversent tant toutes les strates de l’école que les divers scientifiques et experts chargés de définir les contours de ce nouveau modèle, d’établir son régime de vérité et de le défendre dans le camp éminemment politique de l’éducation scolaire. Le philosophe nous montre qu’on peut difficilement trouver meilleur lieu que l’école pour observer et stimuler les effets de tout ce qui renvoie à la question de l’appropriation sociale des discours.

‘Finalement, à une échelle bien plus grande, vous pouvez reconnaître les grands clivages dans ce qu’on pourrait appeler l’appropriation social des discours. L’éducation peut bien être, de droit, l’instrument grâce auquel tout individu, dans une société comme la notre, peut avoir accès à tout type de discours; nous savons bien cependant que, dans sa distribution, dans ce qui le permet et ce qui l’en empêche, elle suit des logiques qui sont marquées par les distances, par les oppositions et par les luttes sociales. Tout le système d’éducation est une manière politique de maintenir et de modifier l’appropriation des discours, avec les savoirs et les pouvoirs que ceux-ci charrient avec eux. En fin de comptes, qu’est-ce qu’un système d’enseignement, sinon une ritualisation de la parole, sinon une qualification et une fixation des rôles des sujets habilités à parler; sinon la constitution d’un groupe doctrinal; sinon une distribution et une appropriation du discours avec les pouvoirs et les savoirs qui sont les siens? (Foucault, A ordem do discurso, p. 14) ’

De son côté, la sociologie de l’action publique apporte quelques réflexions complémentaires à celles de Foucault, dans la perspective de circonscrire plus combien ce groupe de chercheurs constitue une instance fortement enracinée dans la constitution de multiples relations de pouvoir savoir et de pratiques sociales qui ne cesseront d’influencer les conditions de déroulement de l’expérience ce construction d’une école inclusive pour laquelle le projet fut choisi parmi beaucoup d’autres dans le pays. Quelques uns d’entre eux, penseurs de l’éducation inclusive, spécialistes des questions de déficience et en pédagogie spécialisée, et la plupart d’entre eux, militants engagés de longue date dans la cause de l’inclusion scolaire, font partie des médiateurs évoqués par Jobert (1987) et Muller (1987, 2000, 2003, 2007), à propos de l’émergence du référentiel sectoriel dans lequel s’inscrit la nouvelle politique éducationnelle inclusive. Elaborer une politique publique consiste, en premier lieu, à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. Selon Muller (2003, p. 61), c’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’actions: cette vision du monde est le référentiel d’une politique publique. En ce sens:

‘(...), le référentiel d’une politique est constitué d’un ensemble de prescriptions qui donnent du sens à un programme politique en définissant des critères de choix et des modes de désignation des objectifs. Il s’agit à la fois d’un processus cognitif permettant de comprendre le réel en limitant se complexité et d’un processus prescriptif permettant d’agir sur le réel. ’

Le référentiel d’une politique donnée, c’est-à-dire, dédiée à un certain secteur de la société (dans notre cas celui de l’éducation scolaire, et plus particulièrement de l’éducation inclusive) que Muller appelle donc “référentiel sectoriel“, s’appuie sur ce qu’il appelle, par ailleurs le “référentiel global“. Selon lui (op. cit., p. 64), ce dernier s’apparente à une représentation générale autour de laquelle s’ordonnent et se hiérarchisent les différentes représentations sectorielles. Il est constitué par un ensemble de valeurs fondamentales qui représentent les croyances de base d’une société déterminée, ainsi que les normes qui permettent de choisir entre diverses conduites. En vertu de ceci, elle constitue une représentation que la société se fait de sa relation au monde à un moment donné. Ainsi, on parle généralement de “référentiel du marché“ pour évoquer le référentiel global d’une société comme la notre, dominée par les valeurs, les normes et prescriptions du modèle néolibéral. Les médiateurs sont inséparables du référentiel sectoriel.

‘Le médiateur (… est l’acteur, groupe ou individu, qui produit le référentiel, la “vérité“ du moment. En cela, il crée les conditions politiques de la définition d’un nouvel espace d’expression des intérêts sociaux, à partir d’un cadre de référence à la fois normatif et cognitif dans lequel les différents acteurs vont pouvoir mobiliser des ressources et nouer des relations d’alliance ou de conflit. Il dit la vérité parce qu’il définit la place du secteur considéré par rapport à la société toute entière et s’appuie sur les transformations du global pour annoncer les transformations inévitables du sectoriel. En cela, le médiateur se fait le héros/héraut de l’inéluctable, ce qui contribue à renforcer considérablement son discours. (Muller, op. cit., p. 161)’

Si le référentiel sectoriel est un ensemble d’idées en action, la médiation semble être un processus de construction d’une relation au monde (op. cit., p. 157) auquel participent des universitaires, journalistes, intellectuels, experts, politiques, etc. Ils élaborent ces référentiels, les confrontant les uns aux autres, font circuler les idées, enrichissent la réflexion, divulguent une certaine vision du monde, contribuent à l’émergence d’une triple dimension cognitive, normative et prescriptive des référentiels établis dans le secteur éducationnel, par exemple. Ces visions, lectures, mises en sens du monde, sont le résultat d’un processus de construction sociale de la réalité à laquelle participent, bien sûr, les méditeurs-experts, mais qui passent aussi par de multiples canaux. Selon Muller (op. cit., p. 161), et dans une perspective “capillaire“ déjà évoquée par Foucault, la production du référentiel sectoriel passe tant par des actes qui font sens que par des discours construits. Etablissant, d’une certaine façon, un pont avec la pensée foucaldienne, Muller (op. cit., p. 163) souligne que la médiation, le rôle du médiateur, se présente comme un processus articulé par des paires de dimensions toujours indissociablement en relations:

A bien considérer les conditions d’émergence de cette rencontre entre chercheurs et professionnels de l’école Ferreira, on perçoit que la recherche-action global et l’ensemble des recherches individuelles qui se développent à sa périphérie, objets des pages suivantes, peuvent difficilement être déconnectées d’un contexte et d’un ensemble de pratiques sociales participant au processus de construction sociale d’une nouvelle réalité scolaire traversée par de multiples relations de pouvoir savoir. Dans une telle perspective, le groupe de chercheurs-experts apparaît donc sociologiquement fortement situé et est engagé dans une pratique appelée “recherche-action collaborative“ animée par les fins suivantes:

Notes
20.

Dans le sens des approches de Jobert et Muller, parmi d’autres.

21.

HAMMOUCHE, A. ´ A apropriação dos dispositivos da politica urbana pelos trabalhadores sociais ª Revista de Ciências Sociais, volume 37 – Numero 2, 2006, p. 79-96.

22.

BOURDIEU, Pierre. Les rites comme actes d’institution. In: Actes de la recherche en sciences sociales, année 1982, Vol. 43, n° 1, p. 60.