Comme évoqué rapidement ci-dessus, le projet de recherche naquit en 2003, motivé par la constatation de la difficulté du système scolaire brésilien à offrir des pratiques pédagogiques capables de prendre en compte les enfants en difficulté. La proposition d’accompagner une école publique, dans son processus de transformation en établissement inclusif, repose donc sur l’idée que l’on peut développer dans ce lieu des pratiques pédagogiques adaptées à chacun, un enseignement différencié qui permette de répondre aux besoins spécifiques des élèves, quelles que soient leurs difficultés ou leur type de déficience. En plus de s’intéresser aux pratiques pédagogiques elles-mêmes, tant au plan de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, que de la conduite de classe, ce projet de formation continue à l’intention de tous les professionnels de l’école a aussi pour particularité de s’intéresser très étroitement aux aspects de gestion et organisation de l’école. En effet, l’équipe est partie de l’idée (que l’on retrouve dans maintes textes évoqués dans la révision de littérature) que l’inclusion scolaire ne s’épuise pas dans les seules pratiques pédagogiques, mais, au contraire, que celles-ci doivent trouver appui dans des pratiques de gestion et d’organisation institutionnelle propices à la création d’une ambiance inclusive et se dotant des moyens techniques et des ressources organisationnelles propres à structurer l’action incluante des pédagogues.
En termes méthodologiques, une des caractéristiques de ce projet est d’avoir opté pour une recherche-action, appelée “Gestion de l’Apprentissage dans la Diversité“, dont les trois axes principaux d’investigation sont: les pratiques pédagogiques, les problèmes de langage et d’écriture relatifs aux enfants ayant une déficience et la gestion institutionnelle. L’originalité du projet fut d’avoir impulsé une double dynamique. D’un côté, la recherche générale constituait un ensemble, une entité universitaire possédant sa propre logique de fonctionnement, son propre protocole d’investigation et d’intervention, ainsi que ses propres modalités de contrôle, d’évaluation et de définition des projets à mettre en œuvre.
À partir de ces trois axes, chacun de ses composants avait un rôle particulier, un mode de participation tant au sein même du groupe que dans l’école Ferreira. Généralement, ces attributions, ces rôles étaient établis en fonction des propres axes d’intérêt et de recherche des membres du groupe qui alimentent la recherche générale. Ainsi, d’un autre côté, chacun des huit étudiants-chercheurs intégrés dans le projet général s’impliquait dans les activités définies par le cadre collectif de la recherche, dans l’objectif de mettre en application les orientations définies, tout en trouvant en elles autant d’opportunités d’investigation ou d’espaces expérimentaux utiles à sa propre recherche. Ainsi, par exemple, une personne intéressée par les problématiques pédagogiques inclusives pouvait à la fois mettre en application, de manière privilégiée, certaines hypothèses d’action définies par l’instance “recherche-générale“ et recueillir observations et matière à réflexion pour alimenter sa propre recherche.
L’instance fédératrice du groupe et de régulation des activités collectives était la réunion hebdomadaire, dans le laboratoire de la responsable du projet. D’autres moments, plus ponctuels, comme les temps d’analyse des résultats ou pour préparer des actions plus spécifiques, avaient aussi cette fonction de fédération du groupe, d’organisation et de gestion des activités de formation et d’évaluation de leurs impacts. D’un point de vue plus formel, relativement aux engagements pris dans le cadre du PROESP, chacun des chercheurs participait à l’édifice théorico-pratique général, devant donner lieu à un rapport technique général et exhaustif. La réalisation des projets individuels (mémoires de master 2 et thèses de doctorat), quant à elle, constituait la garantie de l’exécution du projet, lui donnant toute sa légitimité scientifique, dans le respect des objectifs généraux définis avec l’instance de financement du projet global.
Schématiquement, les préoccupations des universitaires engagés dans la recherche peuvent se résumer aux questionnements suivants: dans le contexte éducationnel de transition dans lequel les écoles doivent mettre en application les orientations de la nouvelle politique scolaire orientée par les principes de l’inclusion, quelle est la compréhension que les enseignants et les équipes de direction ont de l’impératif de l’inclusion? Quels sont les principaux freins sociaux, pédagogiques, organisationnels et administratifs à sa réalisation? Quelles sont les stratégies, techniques et technologies pédagogiques, ou en termes de communication et d’organisation, voire même de coercition, à devoir être expérimentées et modélisées pour établir l’inclusion de tous les enfants dans le système scolaire? De quelle nature sont les résistances rencontrées dans la perspective de prendre en compte la diversité, tant du côté des enseignants, que de celui des directeurs ou des familles? Cet ensemble de questionnements, qui parcourraient, à des niveaux et degrés bien divers, l’équipe de recherche, constitue une tentative pour comprendre et pour donner du sens à des pratiques enseignantes et scolaires qui ont maintenant plus à voir avec l’implantation d’un milieu scolaire supposément plus attentif à la diversité des besoins éducatifs des élèves qui le composent.
Dans ce sens, l’équipe de recherche est confrontée à quelque chose de complexe: la relation pédagogique vis-à-vis de certaines modalités de l’altérité et le défi de dépasser non seulement les préjugés et barrières mentales que cette dernière génère, mais aussi un modèle d’enseignement dit “traditionnel“ qui a constitué la référence durant de nombreuses décennies. Quelque chose d’autant plus complexe que la longue tradition scolaire de l’exclusion des élèves “hors normes“ ou de ceux qui ne parviennent pas se plier aux exigences académiques est encore bien en vigueur ou pour le moins laisse encore des marques extrêmement profondes. Il faut bien comprendre que l’on est face à des enseignantes particulièrement bien placées pour connaître, et vivre quotidiennement, les effets dévastateur d’un système d’enseignement public assez peu investi par les pouvoirs publics. Par ailleurs, les références sur lesquelles elles s’appuient pour enseigner sont celles qui étaient en vigueur dans les lieux de formation qu’elles ont fréquenté et s’inscrivaient bien dans une certaine politique de formation.
Animée par une intention transformatrice et orientée, aussi, par des finalités pratiques, depuis le courant des années 1970 la recherche-action en est venue à se constituer comme un moyen d’investigation qui tente de rendre compte des relations entre théorie et pratique dans le travail pédagogique. En effet, centrée sur la réalisation de travaux, d’observations et d’analyses, elle cherche a identifier avec les personnes concernées les problèmes rencontrés dans leur pratique, implanter des solutions, provoquer des changements ponctuels ou généraux et évaluer les résultats obtenus. Fortement ancrée dans la prise en compte du contexte social scolaire, de la pratique d’enseignement, la recherche-action en éducation part du principe qu’on doit prendre en compte les savoirs des acteurs engagés dans la problématique du moment ainsi que dans la dynamique de remédiation. Par ailleurs, en plus de prendre en considération la pertinence des savoirs expérientiels, et le fait que le professionnel de l’école participe à la production de diverses connaissances pratiques, les objectifs de la recherche-action sont liés à l’engagement de la personne qui veut comprendre sa pratique et au milieu dans lequel elle se déroule, la transformant ainsi en instrument d’émancipation personnelle.
Comme l’explique Foucault, cette vision de la science, qu’on pourrait qualifier d’illuministe, marque encore toute la pédagogie dominante. Il s’agit de concevoir le pouvoir comme oppresseur et le savoir, la connaissance, comme vérité, comme arme pour se délivrer de l’oppression. Depuis les années 1975, le philosophe a démonté cette illusion du savoir purement émancipateur, soulignant les relations de complémentarité entre savoir et pouvoir. Comme l’écrit Machado dans l’introduction de Microfìsca do poder (p. xxi), il n’y a pas de savoir neutre. Tout savoir est politique (…). Le plus important dans l’analyse est de savoir que savoir et pouvoir s’implique mutuellement: il n’y a pas de relation de pouvoir sans la constitution d’un champ de savoir, ainsi que, réciproquement, tout savoir constitue de nouvelles relations de pouvoir. Pour Foucault, le savoir est considéré comme élément du pouvoir et génère des mécanismes propices à perpétuer des effets de domination.
Pour Foucault, la science est seulement une des formes du savoir. Le protocole méthodologique d’une recherche, à laquelle elle attribue de la légitimité, reste marqué du coin de l’autorité scientifique qui va faire en sorte que, même avec la meilleure volonté de partenariat, les relations chercheurs / professeurs praticiens s’inscrivent dans un réseau de représentations et de relations de domination entre savoir scientifique et savoir profane. Pour démocratique que se présente le processus d’investigation, il induit une relation asymétrique qui a été d’ailleurs évoquée par plusieurs personnes que j’ai interviewées durant ma recherche. Bien que le choix de la recherche-action obéisse à une volonté d’égalité entre participants, de favoriser les échanges entre eux, et que le dialogue soit conçu comme moyen de prise de conscience de ce qui constitue un frein dans la réalisation de l’éducation inclusive, cette asymétrie des relations entre chercheurs et praticiens existe, de fait, et s’inscrit dans un réseau de forces et d’intérêts dans lequel tous n’ont pas la même légitimité et ne peuvent se prévaloir de la dimension démocratique, tant valorisée par la recherche dite collaborative.
Comme cela a été évoqué par de nombreux auteurs, on ne peut aborder les relations de pouvoir savoir en restant en extériorité avec le contexte socio-politique et historique, en restant en dehors du réseau d’intérêts et de forces qui contribuèrent à leur émergence. En abordant le problème de manière un peu plus pragmatique, on ne peut oublier que cette recherche-action s’inscrit dans un contexte de mise en pratique d’une politique publique en faveur de l’éducation pour tous. Elle est animée par une finalité pratique de résolution d’une situation de transition complexe; elle doit assumer un engagement théorico-pratique en fonction duquel elle est entrée en compétition avec une multitude d’autres projets universitaires; tant la crédibilité de l’université que l’argent public sont engagés. Il s’agit de mettre en action un nouveau modèle éducationnel, de modifier des attitudes; nous ne sommes pas dans le registre de l’expérimental pour l’expérimental. Il existe bien une volonté transformatrice pour laquelle on exige la bonne volonté, la participation active, voire l’obéissance, des professeurs de l’enseignement public. N’ayons pas l’ingénuité de croire que, en dehors de ce contexte, de ces conditions sociopolitiques si particulières, ces étrangers que sont les universitaires et les instituteurs se seraient fréquentés durant près de trois ans. En ayant ce panorama socio-historique en tête, l’observation de Geisa, une des chercheuses du groupe, met en perspective pratique ce réseau d’intérêts et de forces dans lequel s’insère la recherche:
C’est une imposition si, dans le sens que le groupe de recherche avait un objectif et cherchait un endroit pour travailler... donc, ils ont rencontré une école que répondait à leurs pré requis et ils ont été développer le travail... donc dans cette recherche, il ne s’agit pas vraiment de l’intérêt de ce groupe-ci (l’école) qui aurait eu un besoin et que serait venu trouver l’université pour les aider, mais c’est le groupe (de recherche) que est venu avec l’objectif d’aider sans savoir s’ils voulaient être aidés; l’imposition est dans ce sens.
Si cette réflexion laisse supposer la réalité de relations de pouvoir savoir dans l’école Ferreira, elle pose, ainsi que la configuration même de la recherche, la question de la négociation entre intérêts collectifs (travail pour la recherche) et ceux, individuels, des chercheurs. D’ailleurs, durant ces deux années et demies, à de nombreuses reprises sont apparues des tensions, de la part de certains chercheurs, entre devoir d’investissement collectif et intérêt personnel de recherche. Se pose donc aussi la question de l’engagement de chacun d’eux dans ce projet. Dans une partie ultérieure, cela sera abordé de manière plus détaillée. Pour l’heure, si l’extrait précédent nous renvoie à la question de l’asymétrie des intérêts de uns et des autres23 partenaires, la réflexion de Foucault sur la position de “l’intellectuel spécifique“ éclaire aussi complémentairement les enjeux de l’engagement des chercheurs dans l’expérience. Ils peuvent être ainsi au carrefour entre leurs motivations politiques, philosophiques spécifiques (investissement en faveur de l’inclusion) et, à un autre niveau, leur ambitions académiques ou professionnelles.
Ainsi, si les chercheurs sont animés par des intérêts à développer l’éducation inclusive, il paraît difficile d’affirmer que c’est aussi l’intérêt des professeurs qui n’ont rien demandé à personne, qui doivent exécuter ce qui a été décidé d’en haut sans qu’il ne leur ait été demandé leur avis sur la question. C’est tout de même un préalable avec lequel les chercheurs vont devoir composer et qui ne sera pas étranger à bien des expressions de résistances de la part des instituteurs.