Chapitre 6
Recherche et divers niveaux de domination

1. Rappels à l’ordre et chercheur gêné

Ce jour idéal que j’ai choisi pour servir de guide dans l’école et pour structurer ma recherche ethnographique est le mercredi 17 octobre 2007. C’est un jour idéal parce que j’ai passé la journée entière dans l’école, ce qui m’a permis de me livrer à de nombreuses observations des routines qui s’établissent au jour le jour entre chercheurs et professionnels de l’école. C’est un jour idéal dans le sens qu’on peut aussi mesurer à l’aune du quotidien l’exceptionnalité de certains moments. C’est un jour idéal aussi dans le mesure où s’est produit vraiment un “incident“ qui a déclenché toute la réflexion de ce travail sur les relations de pouvoir savoir, abordé à la lumière des relations de domination en œuvre dans un processus de formation continue. Je cherche à montrer, du reste, que pour animée qu’elle soit de l’idéal inclusif, cette formation continue dans l’école Ferreira n’échappe pas à règle: il y a de la domination dans tout processus de formation ou d’apprentissage. Je précise que domination, dans ce contexte, ne signifie pas violence ou autoritarisme, mais que l’on est bien dans des effets de pouvoir qui ont une incidence, à divers degrés, sur les actions des autres, ce que Foucault définit comme “action sur les actions possibles des autres“.

En ce tout début d’après-midi du 17 octobre, en présence de deux de mes collègues chercheuses, Beatriz et Isabel, je demande à la professeure Denise si elle accepterait que je l’interviewe. Hésitante, elle prend pour prétexte pour repousser une demande que je lui ai faite déjà plusieurs fois, le fait qu’elle a une entrevue avec Isabel durant ce même après-midi. A ce moment-là, Beatriz lui dit: «Mais il n’y a aucun problème Denise. Tu peux très bien faire cette entretien avec Rémi et après on s’arrangera pour faire celui prévu avec Isabel. N’oublie pas, par ailleurs, que tu as signé un contrat dans lequel tu t’engages à participer à tout ce qui a à voir avec la recherche!» L’inconfort de la professeure Denise est palpable et elle répond, soumise: «Certes, certes; c’est d’accord». Je suis resté très gêné par cet intrusion d’un contrat que je n’avais jusqu’à présent jamais vraiment pris en compte. J’étais gêné, parce que, jusqu’à présent, j’ai toujours laissé les personnes libre d’accepter ou non de faire un entretien enregistré avec moi. Il s’agit, pour moi, d’une déontologie de recherche, et je me suis senti en déséquilibre tant à cause de l’inconfort qu’avais provoqué les circonstances de ma demande auprès de la professeure Denise qu’à cause de la surprise provoquée par la réaction assez sèche de la collègue. Ces rappels à l’ordre auxquels j’ai assisté sont peu nombreux (six ou sept en deux ans et demi de recherche) mais toujours, ils provoquent un sentiment de mal-être chez les personnes auxquelles ils sont adressés parce qu’elles manifestent peu d’engouements ou de dispositions, sur le moment, vis-à-vis des activités proposées par les chercheurs. J’ai souvenir d’un deuxième rappel à l’ordre adressé par une autre collègue à une professeure qu’elle voulait rencontrer et que je venais d’interviewer quelques minutes avant. Le rappel au contrat avait la même teneur. Parce que, probablement, ils s’étaient manifestés dans un endroit clos, avec une certaine intimité ou proximité, ils avaient eut, à mon sens, un impact plus fort sur les protagonistes. Toujours est-il que ce deuxième rappel à l’ordre, sec, qui faisait suite à ce précédent qui m’avait déjà mis mal à l’aise, a déclenché en moi toute une série de questionnements. La référence constante à ce 17 octobre 2007 ne constitue pas seulement un artifice de narration. Durant tout l’après-midi de ce jour-là je suis resté véritablement à réfléchir, dans le préau, à partir de cela et à structurer ma thèse à partir de cette interrogation sur le contrat, l’accompagnement et les relations de pouvoir savoir qu’ils génèrent. L’entretien avec la professeure Denise reste le plus désagréable qu’il m’est été donné de vivre dans cette école. Blessée, en public, dans son amour propre, elle s’est, en quelque sorte, vengée, a fait preuve de beaucoup de résistance pour répondre à mes questions. J’en suis sorti épuisé, assailli par de nombreuses questions, et n’ai pu me résoudre à quitter l’une de ces tables où j’ai mis beaucoup de temps à boire un café qui passait mal.