Il conviendrait de rappeler quelques aspects théoriques à propos de la notion de dispositif. Comme on l’ai déjà évoqué à travers des commentaires de Rabinow & Dreyfus (1995, p. 135), le dispositif renvoie aux pratiques elles-mêmes, agissant comme un appareil, un outil, constituant des sujets (professeurs, chercheurs ou élèves en ce qu’ils ont à voir avec l’inclusion et à travers des pratiques de formation et d’accompagnement pédagogiques) et les organisant (dans le cadre du protocole méthodologique propre à l’expérience d’inclusion dans l’école). Il s’agit, à travers du dispositif de la recherche, de s’intéresser à l’organisation, à la cohérence et à l’intelligibilité de ces pratiques et d’analyser ce qu’elles produisent dans le cadre d’un supposé processus de co-construction de l’inclusion.
Le dispositif est un concept qui apparaît sociologiquement situé. En effet, il est lié à une certaine vision du monde. Il existe diverses manières d’aborder un problème et le dispositif, en tant que moyen stratégique de mettre en application une politique publique, peut adopter une multitude de formes avec la visée d’obtenir, en fin de comptes, l’adhésion et la participation de qui doit exécuter la dite orientation de politique scolaire. On peut le concevoir en même temps comme un instrument de sensibilisation, avec l’objectif de changer les pratiques et les comportements, comme une stratégie d’encouragement de l’implication des acteurs, et comme une sorte de machinerie, d’ensemble de moyens disposés selon un plan d’action. Ça participe donc à l’émergence d’un outil conceptuel ou d’un référentiel global/sectoriel (Muller: 2000, 2003, 2007). Pour Peeters et Charlier (1999, pp. 20-21) il croise aussi le chemin d’un projet normatif et n’est pas sans produire des contraintes. Même si, avec le phénomène de la globalisation, les prérogatives de l’Etat-nation deviennent chaque fois plus floues; même si, selon Thoening (2005, p. 291) les problèmes collectifs et leur traitement public sont produits dans maintes circonstances par des processus et des dispositifs de co-construction liant la puissance publique à des groupes tiers et à des institutions privées, l’État demeure un acteur significatif, conservant encore son autorité d’État souverain qui agit par contrainte, s’imposant par décrets, ou par des lois (Besson, 2006).
La lecture de Poulantzas (1985: pp. 33-40 et pp. 85-105), pour fortement ancrée qu’elle soit dans le marxisme français des années post 1968, illustre combien cet État encore puissant utiliser divers modes, divers dispositifs de répression. Parmi eux, la loi occupe un rôle important dans l’usage de méthodes, de technologies de coercition, de persuasion, afin d’obtenir le consentement, l’adhésion ou la soumission des sujets. Inhérents à certains aspects du pouvoir étatique (sans que celui-ci, et selon et en accord avec Foucault, soit au centre, ou la source unique du pouvoir), ces moyens de persuasion/coercition se manifestent, à des niveaux et des degrés bien évidemment très divers et relatifs, dans les instances, dans les dispositifs (y compris celui de la recherche) impliqués dans la mise en application des orientations politiques scolaires. Ces rapides évocations du dispositif, tant dans sa perspective foucaldienne, marxiste (Poulantzas), que du point de vue de la sociologie politique, permettent de prendre la mesure du caractère hybride et complexe du dispositif. Il représente un champ composé d’éléments hétérogènes; des “dits et d’écrits“ (Foucault); des expériences et conceptions différentes d’un problème; divers protagonistes impliqués dans la réalisation de projets; une multiplicité de dimensions et de logiques en jeu, etc. Se pour Foucault les dispositifs constituent une technologie de pouvoir, des articulations entre savoirs et pouvoir, vérité et action sur les actions possibles des autres, ils ne sont pas seulement que cela.
Le dispositif est aussi un réseau, un lien que l’on peut établir entre ces éléments hétérogènes et qui permet de rendre saillantes des formes d’intelligibilité entre eux, des formes de vérité et de production de vérité qui sont corrélatives des formes de pouvoir et des institutions, des instances ou modalités stratégiques qui agissent par “délégation“. On pourrait dire que le dispositif se définit plus par ce qu’il offre en termes de possibilités d’action. En effet, ce qui est plus intéressant dans le dispositif, c’est que ce réseau créé de ouvertures, de “points laissés libres“ à partir de composants hétérogènes. Selon Foucault, non seulement on peut définir un objet pour examiner comment les énoncés le construisent, dans la mesure où les objets sont constitués par les discours, mas ce qui constitue un objet, - l’inclusion scolaire, par exemple - c’est le jeu des différences, des distances, c’est la dispersion problématique que se crée dans les discours qui le constituent. Par ce qu’il y a tous ces éléments, ces effets de réseau, le dispositif favorise l’émergence de multiple actions possibles, d’investissements, de positionnements, de stratégies pensables, de redistribution des actions, de recomposition des pratiques et de nouvelles forme de subjectivation25.
Si le dispositif peut aussi se concevoir comme la concrétisation d’une intention, comme la manifestation publique, politique , d’une volonté - la volonté d’inclure, par exemple -, il mobilise un ensemble de ressources que produisent les conditions de réalisation de cette intention. Il se situe alors dans une logique de moyens mis en action en vue d’une fin; il a une ambition d’efficacité, d’optimisation de ses conditions de réalisation. Dans cette perspective, et comme l’a déjà évoqué Foucault, il reste associé à l’idée de stratégie. L’expérimentation du processus d’inclusion scolaire, par “délégation“, dans laquelle se trouve le projet pilote de la recherche, participe, ainsi que l’évoque Bigote (2006) d’une stratégie institutionnelle orientée par une rationalité instrumentale:
‘qui permet de tester une réforme sur quelques sites pilotes avant d'envisager une généralisation. Ces expérimentations sont particulièrement utilisées pour des dispositifs qui nécessitent des mises au point techniques. Les dysfonctionnements sont alors repérés et traités à petite échelle. On suppose alors que cette précaution dans l'application générera des économies substantielles.’Le dispositif, dans la perspective de Hammouche, é un ensemble d’acteurs impliqués dans des “systèmes d’analyse”. Le sociologue français ajoute à cela une condition dont les implications ne laissent d’avoir une résonance particulière en ce qui concerne l’expérience conduite dans l’école Ferreira. En effet, pour lui (op. cit., p. 3), les dispositifs constituent des systèmes de relations et d’actions qui résultent des textes, des orientations que encadrent l’action publique et visent une meilleure cohérence entre les divers participants. Mais, pour cela, il faut que les acteurs se soient appropriés les modalités de fonctionnement, mais aussi, les principes qui les inspirent. Cette appropriation est d’importance stratégique pour que se produisent les effets espérés du travail social ainsi encadré. Au cours de cette expérience d’inclusion, telle que je la relate, nous verrons comment les professeurs s’approprient, comprennent ces modalités et principes qui l’inspirent. On peut formuler l’hypothèse que ces aspects ne comptent pas pour rien dans les relations de pouvoir savoir que se tissent entre les partenaires de la recherche.
Au bout du compte, une des finalités du dispositif est bien d’obtenir, minimalement, le consentement, l’adhésion et l’implication des participants cibles de ces actions. De plus, le dispositif ne peut dissimuler sa dimension normative. Dans ce sens, les médiateurs, généralement des experts en la question, jouent un rôle important, tant du point de vue théorique que technique. Ces aspects du savoir théorique et de la compétence technique ne peuvent être séparés de la dimension du pouvoir. Il s’agit, pour les médiateurs, de s’inscrire dans une forme de lutte pour la formulation et l’imposition des cadres d’interprétation du monde ou, pour évoquer Bourdieu, de s’imposer dans le champ de l’éducation scolaire. Esses débats, les batailles et les solutions ou orientations qu’ils préconisent ne sont pas sans exercer certaines formes de violence économique, sociale ou symbolique (Muller, op. cit.), car elles touchent ou modifient, plus ou moins brutalement, les identités collectives ou professionnelles des acteurs impliqués (mineurs, fonctionnaires, professeurs de l’enseignement primaire) que, donc, doivent recomposer, réajuster, voire changer complètement, leurs pratiques professionnelles.
Comme on peut le percevoir, la triple dimension politique, expérimentale et technique du dispositif, témoigne de la complexité, du caractère instable, improvisé parfois de son développement et de sa situation à la croisée de nombreuses relations de pouvoir savoir. Le dispositif de la recherche n’échappe pas à la règle, comme nous allons le constater après avoir présenté rapidement ses composants en action.
Schématiquement, pour Foucault, la subjectivation est un processus par lequel l’individu se reconnaît comme sujet, auteur d’une action, comme porteur d’une singularité. La subjectivation, la singularité de l’individu, le sujet, ne procède d’aucun effet transcendantal, d’essence ou de substance, mais est le résultat contingent de processus de disciplinarisation. En effet, ceux-ci exigent des individus capables d’action, de jugement et donc de connaissance de soi. Les instruments de connaissance de soi sont fournis, notamment, par les disciplines. Mas, mis en action par l’individu, ils lui permettent aussi une prise de distance: la subjectivation constitue cette rencontre entre technique de domination (ou disciplinaire) et technique de soi, à entendre dans le sens d’une technique de vérité, de connaissance de soi même.