2. Les effets de tensions du contrat

En ce qui concerne les professionnels de l’école, bien sûr ils ont signé un document. Cet acte de signature, pour certains qui viennent de l’intérieur où le document écrit et signé constituait dans leur enfance un document important, et engageant, reste un levier que l’on peut manipuler dans le cadre d’un rappel à l’ordre. Mais on sait aussi qu’on se place là plus à un niveau symbolique. De fait, si les institutrices se sont positionnées favorablement vis-à-vis d’une participation dans l’expérience, il ne s’agit que d’un contrat, tout au plus, moral, qui n’a aucune valeur juridique, pas plus que le fait de signer un document dans lequel on s’engage à mettre en application des contenus de formation. Cela constitue surtout une stratégie, efficace vis-à-vis de certains professeurs, pour obtenir un meilleur engagement dans les activités de formation. Si bon nombre de professeurs sont bien conscients de cela, certains sont aussi pris dans cette relation de domination légale que contribue à activer la référence au contrat. Mais, d’un autre côté, il ne viendrait pas à l’idée de ces enseignantes de questionner le fait qu’il ne s’agisse pas d’un contrat faisant figurer les obligations de deux parties et signé par les deux partenaires. A l’autorité légale à laquelle renvoie le contrat, s’ajoute aussi la domination traditionnelle en ce sens que les chercheurs paraissent d’emblée créditer d’une légitimité, scientifique et morale, qu’il ne viendrait à l’idée de personne d’interroger et qui justifie que l’on demande une signature d’un côté mais qu’il n’y ait pas de contre-partie de l’autre. Si le procédé fonctionne si bien, on peut penser qu’on a affaire à quelque chose qui renvoie à ce que Bourdieu appelle le “pouvoir symbolique“ et que, selon Thompson (op. cit., p. 40) implique une nécessaire “complicité active“:

‘(...) pour bien saisir la nature du pouvoir symbolique, il est essentiel de comprendre qu’il présuppose une sorte de complicité active de la part de ceux qui y sont soumis. Les individus dominés ne constituent pas des corps passifs sur lesquels le pouvoir symbolique s’applique, à la manière, pour ainsi dire, d’un scalpel sur un cadavre. Le pouvoir symbolique présuppose bien plutôt, comme condition de son succès, que les individus qui y sont soumis croient à la légitimité du pouvoir de ceux qui l’exercent.’

De son côté, si Foucault ne parle pas de dominés et de dominateurs, il évoque cette microphysique de pouvoir qui passe par de multiples canaux, au quotidien, qui agissent comme autant de technologies politiques. Parmi celles-ci, on peut mettre le contrat dans ce sens qu’il constitue, pour certaines personnes de l’école pour le moins, une forme de technologie de coercition, de persuasion avec l’objectif d’obtenir l’adhésion ou une forme d’obéissance. De plus, le dimension morale du contrat (à respecter) renvoie aussi à le dimension morale de l’inclusion (que personne ne peut refuser) telle qu’elle est souvent présentée. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que certaines ont signé ces documents (participation à la recherche, et mise en pratique des enseignements pédagogique de la recherche, sans se poser trop de questions et pour avoir la paix. Aussitôt tourné le dos, elles oublient ce pourquoi elles sont venues ou ce qu’elles ont signé, puisqu’au fond, il n’y a pas d’enjeux.

Le pouvoir de manipulation de la réalité se manifesta aussi par le fait que souvent, à travers la co-construction, à travers certaines expressions on présente la nécessité du changement pour l’inclusion comme étant de l’ordre de “l’intérêt commun“. Dans le discours quotidien, il y a un étrange effet d’assimilation, de nivellement des enjeux respectifs; on fait comme si il était de l’intérêt commun des deux partenaires de transformer l’école en lieu inclusif. Dans la réalité, les professionnels de l’école public n’ont d’autre choix que de se soumettre à la loi. Ils n’ont rien demandé à personne, alors qu’il est d’un grand intérêt, et d’un grand enjeu de crédibilité, que les chercheurs réussissent cette implantation de l’inclusion. Au mieux, certains professeurs vont profiter de la venue des universitaires pour modifier leurs pratiques et travailler de manière plus adaptée à la nouvelle donne scolaire. Au mieux les autres vont profiter stratégiquement de leur venue pour se laisser porter, pour les laisser faire ce qu’ils veulent faire, en ménageant leur énergie et en se situant comme demandeur de “recettes“.

Si dans la réalité les rappels à l’ordre ne furent peut-être pas très nombreux (j’ai assisté à six ou sept rappels à l’ordre en deux ans et demi), ils constituent cependant des analyseurs intéressants des relations entre partenaires. Le fait du rappel à l’ordre, ainsi, ne place plus les participants dans un rapport d’égalité en termes de participation à l’expérience et encore moins en termes de participation à la réflexion, à la définition des solutions. “Pesquisa-ação colaborativa“, “co- construction“, “collaboration“, ces expressions renvoient plus à du “faire ensemble“, mais faire ensemble n’implique pas forcément concevoir ensemble, réfléchir ensemble, élaborer ensemble des définitions de ce qu’est, dans la pratique même, l’inclusion. On peut faire ensemble, l’un étant sous les directives de l’autre. Comme le rappelle Vorraber Costa dans son analyse des méthodes de recherche participatives, une recherche ayant un caractère démocratique ne signifie pas forcément égalité des rôles et des statuts. Du reste, dans l’équipe de recherche, on fait très nettement la différence entre “chercheurs-experts“ et “chercheurs-praticiens“, entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent. La dimension unilatérale du contrat, plus exactement de la possibilité de le manipuler renvoie à cette asymétrie de statut, de fait, dans les moments les plus importants de la recherche.

Mais, en même temps, recourir à ce type de contrat “vide“, du point de vue légal, mais puissant du point de vue symbolique auprès de certaines personnes, peut aussi constituer une forme d’aveu d’une crainte de manque de persuasion. En effet, les chercheurs disposent d’un référentiel théorique important en matière d’inclusion. Mais dans la pratique, dans le contexte socio-politique brésilien où l’école publique est peu investie, où il existe une scolarité à deux vitesses, public/privé; dans une pratique que connaissent bien les instituteurs du public, il n’est pas aussi évident de se présenter comme équipés pour mettre en place quelque chose qui relève encore du défi.

Cette question du rapport au contrat a aussi traversé le groupe de recherche. En effet, comme je l’évoque précédemment, certains de ses membres ont eu des difficultés pour assumer les engagements pris au départ en termes de présence à l’école, de respect de délais de production de leur travail académique ou en termes partage des tâches collectives propres à la recherche générale. Dans le mesure où, d’une certaine manière, il a à voir avec le double registre de la contrainte (fixer les individus dans un cadre contractuel aux termes plus ou moins équilibrés) et de la transgression (tentation de contourner le cadre contractuel imposé), le contrat ouvre aussi, de part les conditions dans lesquelles il se signe, se négocie, se renégocie ou pas, de multiples espaces et mode de résistance. Tant les étudiants-chercheurs que les professeurs tentèrent de composer, au mieux pour eux, avec ces contraintes.