Le modèle d’accompagnement qui a été privilégié connaît deux sources d’inspiration que je n’aborderai que très rapidement et schématiquement dans ce résumé. Ce qui m’importe plus ici, c’est de laisser percevoir les tensions qui accompagnent, politiquement, l’utilisation de ce modèle, non seulement au Brésil, mais dans bien des textes officiels internationaux. On verra plus avant dans la thèse comment, avec l’aide de nombreux auteurs, je pointe le fait qu’il s’agit d’une utilisation politique stratégique à laquelle, du reste Jean Piaget était tout à fait étranger.
Constructiviste, ce modèle s’ancre en effet dans les travaux pédagogiques de Piaget et dans le modèle sociologique des organisations de Crozier et Friedberg. Très schématiquement, l’idée de constructivisme renvoie à l’abord de l’apprentissage piagétien qui postule que le développement cognitif de l’enfant est le résultat des interactions que le sujet a avec les objets. Ces constructions progressives passent par l’action, par l’opération et par la représentation grâce aux processus d’assimilation, d'accommodation et d’équilibration. Pour Piaget, la construction des connaissances passe par le conflit cognitif, induit par le déséquilibre que créé cette tentative d’assimilation du nouvel objet. Ensuite, cela donne lieu à une régulation due à une “ré-équilibration“ qui augmente les connaissances déjà à disposition, en sédimentation chez l’enfant. Cette conception est habituellement qualifiée de constructiviste pour signifier que l’enfant, comme être social, se développe au travers de l’interaction continue entre, d’un côté, la structure cognitive qui le caractérise et son action sur le milieu ambiant et, d’autre part, les informations qu’il reçoit de ce milieu (difficultés, erreurs, critiques, succès, etc.). Il importe de souligner que, très schématiquement, pour Piaget, le milieu ambiant renvoie plus au milieu dans lequel se déroule l’apprentissage qu’à la dimension proprement socio-politique (historico culturelle) qui caractérise l’abord de Vygotsky ou socio-historique de Bruner.
Ce point précis me paraît important à retenir parce qu’il constitue la justification de l’utilisation, bien souvent détournée, de la théorie de Jean Piaget dans les textes qui accompagnent le discours inclusif. En effet, bien des politiques trouvent dans la théorie de Piaget un fondement scientifique qui manque souvent à nombre de leurs discours. Par ailleurs, le fait que le pédagogue suisse privilégie la construction individuelle (même si elle passe par de l’interaction) des connaissances par l’action, trouve un écho favorable dans les discours néolibéraux qui, on le sait, valorisent le volontarisme individuel28 dans le curriculum scolaire ou professionnel. Enfin, les théories de Piaget sont quasiment dénuées de références à la politique ou aux conditions socio politique du développement cognitif parce que le scientifique, pour le moins dans ses travaux, ne s’intéressait guère à cela. La plupart de ses observations, en effet, sont produites en conditions assez “fermées“ (famille, classe ou laboratoire). Il s’intéressait plus aux conditions proprement biologiques et génétiques du développement cognitif. Ceci explique l’intérêt pour de nombreux discours d’utiliser un auteur dont on peut facilement dépouiller les conditions de production et de développement de l’éducation de leurs dimensions sociale et politique, tout en se prévalent d’une forte plus-value scientifique qui ne fait que renforcer le bien fondé d’une sorte d’aseptisation politique du nouveau projet éducationnel néolibéral dans lequel s’inscrit aussi la politique d’inclusion.
La seconde source d’inspiration du modèle d’accompagnement s’origine dans les travaux des sociologues Crozier et Friedberg, dont une des contributions a été d’introduire la dimension systémique dans les questions d’action organisée. Pour eux, les acteurs n’existent pas en dehors d’un système qui exerce certaines contraintes et limitations sur leur marge de liberté. Mais d’un autre côté, ce système ne peut exister sans les acteurs qui le produisent et l’alimentent. Selon leur point de vue, le changement social s’apparente à un jeu de structuration et restructuration continue de “l’arène“ dans laquelle se déroule le contexte du changement. On peut remarquer que, si l’usage de Piaget permet une certaine distanciation vis-à-vis des relations de pouvoir, la métaphore de l’arène ne laisse aucun doute quant à la prégnance de ces relations dans toute perspective de changement. Pour eux, le changement constitue un processus de création collective à travers de laquelle les membres d’une collectivité donnée inventent et fixent de nouvelles manières de jouer le jeu social de la coopération et du conflit, négociant les intérêts et instaurant une nouvelle structure e un nouvel ordre social. L’obtention de la coopération entre les différents acteurs sociaux se produit de trois manières: la coercition, la manipulation affective ou idéologique, a travers le discours, et la négociation entre groupes organisés. Ainsi, la coopération entre unités organisées ou groupes d’intérêts divers, n’est pas un donné en soi. C’est pourquoi, Friedberg (1993) insiste sur le fait que le changement exige la création d’un dispositif d’accompagnement qui rendrait possible la gestion et le contrôle des processus d’apprentissage au travers desquels s’établissent de nouveaux cadres d’action et l’acquisition de capacités collectives. Parler de l’acquisition de ces capacités renvoient à la possibilité de considérer l’école comme une collectivité constituée, comme un lieu donc habité, investi par quelqu’un. En ce qui concerne l’école publique brésilienne peut-on en parler comme d’un lieu qui appartient à quelqu’un?
Le fameux self made men ou la théorie de “l’entrepreneur de soi“ évoqués dans des chapitres précédents.