2/ Corpus

Un autre auteur, qui nous donne son nom, Nicolas de Vérone, en a proposé une suite, que F. di Ninni publie sous le titre de Continuazione dell’Entrée d’Espagne au sein d’un recueil des œuvres du poète29.

A. Thomas pensait que Nicolas de Vérone était également l’auteur des 131 vers copiés à la fin du manuscrit Marc. Fr. XXI (=252) qu’il utilisait pour son édition de l’Entrée d’Espagne. Il les a donc édités sous le titre « Appendice - Suite de l’Entrée d’Espagnepar Nicolas de Vérone »30. Des arguments codicologiques, paléographiques et linguistiques appuyaient sa thèse, notamment un changement d’écriture fort marqué à partir de l’avant-dernier feuillet du manuscrit, une ressemblance entre ce qu’il publie comme le dernier vers de l’Entrée d’Espagne et l’explicit d’un manuscrit de la bibliothèque des Gonzague qui contenait le même texte31, la graphie o pour [l] vocalisé, l’enclise de le (article ou pronom) après un nom ou un verbe et la vocalisation de ce [l] devenu final, l’emploi de la particule ond, au sens de « c’est pourquoi, aussi » qu’il considérait propre à Nicolas de Vérone…

Depuis, ses affirmations ont été remises en question par la découverte, par exemple, des fragments de Châtillon et de Reggio et par une analyse linguistique plus approfondie d’autres textes franco-italiens32, même s’il reste tentant de penser que Nicolas de Vérone commence sa continuation avec les 7 derniers vers du manuscrit XXI qui semblent comporter son nom :

‘Ci tourne Nicolais a rimer la complue
De l’Entrée d’Espagne, qe tant est stee escondue
Par ce ch’elle n’estoit par rime componue
Da cist pont en avant, ond il l’a proveüe
Pour rime, cum celu q’en latin l’a leüe.
Or contons de l’istoire qe doit etre entendue
Da cascun q’en bonté ha sa vie disponue33.’

Cependant, R. Specht souligne à juste titre que ces mots peuvent tout aussi bien être « l’œuvre d’un tiers ou de l’anonyme Padouan lui-même qui, en les ajoutant, a voulu rattacher l’Entrée d’Espagne à sa continuation »34. C’est pourquoi F. di Ninni les reproduit avant le premier vers du poème de Nicolas de Vérone, en dehors du corps de l’édition, et donc de la numérotation, en exergue au texte35. En effet, rien ne prouve que ces quelques vers soient de notre auteur.

En revanche, on peut lui attribuer sans difficulté aucune une Pharsale et une Passion puisqu’il se nomme de façon certaine dans les deux poèmes :

‘E ce qe çe vous cont dou feit des Romanois
Nicholais le rima dou païs Veronois36.

Jusqement a cist pont ceste çouse a esponue
Nicolais Veronois, e pour rime estendue.37

Il n’y a pas de doute non plus à avoir sur l’attribution de la Continuazione dell’Entrée d’Espagne à Nicolas de Vérone38. Nous avons donc la certitude, et c’est tout à fait remarquable dans la littérature médiévale en général, et franco-italienne en particulier, que Pharsale, Continuazione dell’Entrée d’Espagne et Passion sont de la main d’un seul et même auteur : « Nicolais Veronois »39.

Dès lors, ce poète, qui prétend écrire en « buen françois »40, apparaît comme un représentant majeur de la littérature franco-italienne et il est possible, le fait est suffisamment rare pour mériter d’être souligné, d’étudier son œuvre dans son ensemble sans se cantonner à des analyses ponctuelles et successives des trois poèmes. Le recueil publié par F. di Ninni ouvre la voie à ce travail puisqu’il réunit, pour la première fois, les différents ouvrages de Nicolas de Vérone.

Mais s’il est le seul à permettre une consultation d’ensemble des trois textes41, les chansons qu’il renferme ne sont pas inédites. En effet, les philologues se sont intéressés aux poèmes de Nicolas de Vérone dès la seconde moitié du XIXe siècle, et nous disposons de plusieurs éditions de ses œuvres, dont certaines récentes, dotées chacune d’une introduction critique importante. En 1989, V. Bertolini a proposé une publication de la Passion 42 qui reprend celle, incorrecte en de nombreux points, de C. Castellani43, corrigée déjà par G. Bertoni44. En 1888, H. Wahle avait publié Die Pharsale des Nicolas von Verona 45 et, encore avant lui, dès 1864, A. Mussafia avait présenté au public le récit des aventures de Charlemagne en Espagne et l’avait intitulé Prise de Pampelune 46.

L’ordre dans lequel ces textes ont été composés n’est pas établi avec certitude. La Passion est considérée comme la dernière des œuvres, conformément à ce que dit Nicolas de Vérone dans le prologue, où il affirme avoir déjà conté « maintes istoires en la lengue de Françe »47 et dans l’épilogue où il prend congé :

‘Mes de cist feit n’est plus de luy rime veüe :
Pour ce plus nen dirai, fors che a la departue48.’

Ces indications ont toujours été prises par les critiques pour véridiques. Mais rien n’exclut qu’elles puissent être de purs topoi littéraires. La Pharsale a été connue et publiée après la Prise de Pampelune par A. Mussafia, mais il est fort probable, pour H. Wahle, qu’elle ait été composée avant, dans la mesure où Nicolas de Vérone fait référence, lorsqu’il narre la reconquête espagnole par l’armée française, à des épisodes de la guerre civile entre César et Pompée49. Par ailleurs, cette chanson antique est la seule à être datée (1343). F. di Ninni la présente donc en premier lieu dans son recueil50.

Les manuscrits qui ont conservé les œuvres de Nicolas de Vérone, exécutés dans la seconde moitié du XIVe siècle, tous trois présents en 1407 dans la bibliothèque des Gonzague à Mantoue51, sont désignés par le rédacteur du catalogue de cette bibliothèque par les dénominations suivantes : 

‘n° 8 : Passio domini nostri Jesu Christi, istoriata. Incipit : Segneur ye vos ai iapouer. Et finit : iesu vos beneie chen ben fer nos argue. Continet cart. 23 […]
n° 11 : Cronice regis Francie et Cesariani per versus. Incipiunt post duo arbores : Ason treschier segneur. Et finit : Azo chel ne ust pompeu plus dignite. Continet cart. 69 [...]
n° 58 : Liber secundus Ystoriarum Ispanie. Incipit : Con fu la sbare auerte le vaylant roy lombard. Et finit : e de strinte e man misse. Continet cart. 10152.’

Le manuscrit n° 11 de cet inventaire se trouve actuellement à Genève (Bibliothèque Publique et Universitaire, Ms. Fr. 8153), les deux autres sont à Venise, dans la Biblioteca Nazionale Marciana (Cod. Marc. Fr. V54 et Cod. Marc. Str. App. XXXIX = 27255), bibliothèque où sont conservés de nombreux textes franco-italiens56.

Mais qui était donc Nicolas de Vérone pour que les Gonzague s’intéressent à son œuvre au point d’en posséder les manuscrits ?

Notes
29.

Niccolò da Verona, Opere : Pharsale, Continuazione dell’Entrée d’Espagne, Passion, éd. F. di Ninni, Marsilio Editori, Venezia, 1992.

30.

« La Prise de Pampelune fait partie intégrante de l’Entrée de Spagne et a pour auteur Nicolas ». C’est ce qu’il entend démontrer dans la deuxième des trois thèses des « Nouvelles recherches sur l’Entrée de Spagne, chanson de geste franco-italienne », Bibliothèque des Ecoles Françaises d’Athènes et de Rome, n° 25, Paris, 1882, p. 15-20.

31.

Son Entrée d'Espagne s’achève par « E plu[re]rent environ tuit françois » (v. 15805) et l’explicit du manuscrit n°57 du catalogue de la bibliothèque des Gonzague est : « En virum tuti franzosis ».

32.

Voir par exemple ce que dit G. Holtus au sujet de ond dans l’Entrée d'Espagne dans Lexikalische Untersuchungen zur Interferenz : die franko-italienische Entrée d’Espagne, Tübingen, Niemeyer, 1979, p. 387. R. Specht ajoute un argument qui a trait au contenu pour nier que ces 131 vers soient l’œuvre de Nicolas de Vérone. Voir, R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 49-55.

33.

v. 125-129 de l’Appendice publié par A. Thomas à la suite de son édition de l’Entrée d'Espagne.

34.

R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 55.

35.

Dans son Introduzione, elle explique en effet : « non penso siano opera sua anche i 131 versi copiati alla fine dell’Entrée d'Espagne » même si ce sont précisément ces 7 vers qui lui servent d’argument pour contester que le reste de « l’appendice » publié par A. Thomas soit l’œuvre de Nicolas de Vérone : « Inoltre, Niccolò è molto scrupoloso nelle indicazioni che ci lascia : non c’è, quindi, motivo di non credere all’affermazione che da cist pont en avant egli abbia messo in rima un componimento in prosa ». « Aucun motif de ne pas croire à cette affirmation » en effet, si Nicolas de Vérone est l’auteur de ces mots ; s’il ne l’est pas, son argument est caduc. Voir F. di Ninni, éd., Introduzione, p. 12.

36.

La Pharsale, v. 1933-1934.

37.

La Passion, v. 990-991.

38.

Voir à ce sujet L. Gautier, « L’Entrée d'Espagne, chanson de geste inédite », art. cit., p. 217-270 ; G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, 1865, p. 173-179 ; P. Meyer, « Recherches sur l’épopée française », Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 28, 1867, p. 304-342 ; L. Gautier, Les Epopées françaises, op. cit.,t. III, XVII et XVIII, p. 328-376 (2e édition, Paris, 1878-1897, t. III, p. 455-481) et P. Paris, Histoire littéraire de la France, t. XVI, op. cit., p. 350-372.

39.

La Passion, v. 991.

40.

La Pharsale, v. 1947.

41.

C’est l’édition que nous utiliserons, sauf mention contraire, pour la citation des vers des différentes œuvres.

42.

Niccolò da Verona, La Passion (codice marciano francese XXXIX = 272), éd. V. Bertolini, Verona, Libreria Universitaria Editrice, 1989.

43.

C. Castellani, « Sul fondo francese della Biblioteca Marciana. A proposito di un codice ad esso recentemente aggiunto : notizie storiche e bibliografiche », Atti del Reale Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, s. VII, t. V, 1893-1894, p. 56-94.

44.

G. Bertoni, « Correzioni al testo della Passione di Niccolò da Verona », Zeitschrift für Romanische Philologie, XXXIV, 1910, p. 86-88.

45.

Nicolas de Vérone, Pharsale, éd. H. Wahle, Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der Romanischen Philologie, Veröffentlicht von E. Stengel, 80, Marburg, 1888.Au sujet de cette édition, voir le compte-rendu d’A. Thomas, « Die Pharsale des Nicolas von Verona, von Herman Wahle », Romania, XVIII, 1889, p. 164-167.

46.

Nicolas de Vérone, Prise de Pampelune, éd. A Mussafia, Wien, Altfranzösische Gedichte aus Venezianischen Handschriften, 1864.

47.

La Passion, v. 2.

48.

La Passion, v. 992-993.

49.

La Prise de Pampelune, v. 1676-1679 et 3022-3026 par exemple.

50.

Voir au sujet de la chronologie des œuvres, F. di Ninni, éd., Introduzione, p. 13-14 ; H. Wahle, éd., Introduction, p. I.‑XXXVI ; V. Bertolini, éd., Introduzione, p. 17 ; R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 205-209.

51.

Sur cette bibliothèque, voir P. Girolla, « La biblioteca di Francesco Gonzaga », art. cit., p. 31-36 ; U. Meroni, Mostra dei codici gonzagheschi, op. cit., p. 73 ; F. d’Arcais, « Les illustrations des manuscrits français des Gonzague », art. cit.,p. 515.

52.

Nous citons d’après W. Braghirolli, P. Meyer, G. Paris, « Inventaire des manuscrits », art. cit., p. 505, 507 et513.

53.

Pour une description de ce manuscrit, voirF. di Ninni, éd., Introduzione, p. 29-30 ; H. Aubert, « Notice sur les manuscrits Petau conservés à la Bibliothèque de Genève », Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 70, 1909, p. 512-515 ; R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 19-21 ; G. Bertoni, « Intorno a Niccolò da Verona », Archivum Romanicum, IX, 1925, p. 217 et « Sur le texte de la Pharsale de Nicolas de Vérone », Zeitschrift für Romanische Philologie, XXXII, 1908, p. 564-570 ; A. de Mandach, « Les manuscrits uniques de La Passion et de La Pharsale de Nicolas de Vérone sont-ils des manuscrits princeps ? », Testi, cotesti e contesti del franco-italiano : Atti del 1° simposio franco-italiano (Bad Homburg, 13-16 Aprile 1987), éd. G. Holtuset alii, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1989, p. 232-244.

54.

Pour une description de ce manuscrit, voirF. di Ninni, éd., Introduzione, p. 31-32 ; D. Ciampoli, I codici francesi della Reale Bibliotecca Nazionale di San Marco a Venezia, Venise, L.‑S. Olschki, 1897, p. 16-18 ; G.‑E. Ferrari, Codici Marciani ed edizioni italiane antiche di epopea carolingia, catalogo di mostra, Venise, 1961, p. 3 ; F. d’Arcais, « Les illustrations des manuscrits français des Gonzague », art. cit., p. 516 ; R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 21-22.

55.

Pour une description de ce manuscrit, voirF. di Ninni, éd., Introduzione, p. 32-36 ; D. Ciampoli, I codici francesi della Reale Bibliotecca Nazionale di San Marco a Venezia, op. cit., p. 16-18 ; R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 14-18 ; V. Bertolini, éd., Introduzione, p. 7-9 et 41-45 ; A. de Mandach, « Les manuscrits uniques de La Passion et de La Pharsale », art. cit., p. 234-235 ; U. Meroni, Mostra dei codici gonzagheschi, op. cit, p. 73.

56.

Pour l’histoire de ces manuscrits, et des manuscrits franco-italiens en général, voir F. di Ninni, éd., Introduzione, p. 37-38 ; W. Braghirolli, P. Meyer, G. Paris, « Inventaire des manuscrits », art. cit., p. 508-513 ; H. Aubert, « Notice sur les manuscrits Petau conservés à la Bibliothèque de Genève », art. cit., p. 247-302 et 471-522 ; R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 23-24 ; G.‑E. Ferrari, Codici Marciani, op. cit., n° 96 ; P. Rajna, La Geste Francor di Venezia (Codice Marciano XIII della serie francese), fac-simile, Milano-Roma, 1925, Proemio ; D. Ciampoli, I codici francesi della Reale Bibliotecca Nazionale di San Marco a Venezia, op. cit., p. 17 ; C. Gazzera, « Notizia intorno ai manoscritti di cose italiane conservati nelle pubbliche biblioteche del Mezzodì della Francia », Trattato della dignità ed altri scritti inediti, éd. T. Tasso, Torino, 1838, p. 44-45 ; C. Castellani, « Sul fondo francese della Biblioteca Marciana », art. cit., p. 58-63.