Assurément, l’auteur était un courtisan et non pas un trouvère quelconque. Connu, lu et apprécié à la cour de Mantoue, il dit en outre avoir composé sa Pharsale
‘Por amor son seignor, de Ferare marchois :Véritable poète de Cour, Nicolas de Vérone est loin de l’image du jongleur de passage qui aurait récité ses épopées au milieu du peuple. Désireux de ne pas se perdre au sein d’une foule anonyme, il a été amené à signer ses œuvres et à en revendiquer la paternité. Il s’illustre par là comme une figure nouvelle : le premier auteur franco-italien qui montre une pleine conscience de sa production littéraire et qui tienne à nous transmettre son nom, là où l’auteur de l’Entrée d’Espagne par exemple désire rester résolument anonyme58 :
‘Je qe sui mis a dir del neveu CarlemanC’est que Nicolas de Vérone a un sentiment aigu de son œuvre et fait preuve d’un profond orgueil. De la même façon qu’il affirme mettre un terme à sa création poétique lorsqu’il conclut la Passion 60, il interrompt la narration au beau milieu de la Pharsale pour livrer des informations extra-diégétiques sur sa personne, les sources qu’il a utilisées et la date d’exécution de son texte :
‘E ce qe çe vous cont dou feit des RomanoisCes quelques vers représentent les seules certitudes que l’on puisse avoir au sujet du poète franco-italien : il s’appelait Nicolas, était de Vérone et se trouvait en 1343 à la cour de Nicolas Ier d’Este à Ferrare. Pour les critiques, cette dernière donnée est importante parce qu’elle permet non seulement de dater avec assurance le texte de Nicolas de Vérone mais encore de parvenir à une datation relative de nombreuses autres œuvres62. A une époque où étude littéraire, philologie et histoire étaient étroitement liées, les médiévistes ont voulu découvrir, derrière le patronyme, l’identité physique de l’auteur de la Pharsale, de la Prise de Pampelune et de la Passion.
Leurs recherches ont été nombreuses, rigoureuses et productives mais aucune ne peut finalement prévaloir. A la fin du XIXe siècle, V. Crescini le premier a découvert l’existence d’un juriste, un « legum doctor » qui se trouvait à Padoue dans les années 1335-1349 et a proposé d’en faire l’auteur des trois textes qui nous sont parvenus63.
Au milieu des années 20, G. Bertoni voit en Nicolas un notaire qui officiait à Vérone en 134864, ce que dément E. Carrara pour qui le poète peut tout aussi bien être un professeur de latin, en fonction à Raguse en 133365.
Pour s’appuyer sur des documents historiques incontestables, ces trois hypothèses n’en demeurent pas moins des conjectures. C’est pourquoi depuis les années 80, la plus grande prudence semble de rigueur. Les critiques évitent désormais soigneusement de favoriser telle ou telle identification et R. Specht, dans sa thèse, récapitule ce que l’on sait de cette question, et que l’on ne peut guère espérer faire évoluer désormais :
‘Il n’est pas exclu qu[e Nicolas de Vérone] ait pratiqué des activités professionnelles telles que l’enseignement, le notariat ou le droit, mais il est osé de vouloir découvrir dans ses poèmes un esprit pédagogique ou de la rigueur juridique. Une éventuelle identification avec l’un ou l’autre des Nicolas proposés ne se heurterait cependant ni aux lieux ni aux dates. Nicolas peut très bien avoir été, en 1343, poète aux services de Nicolas d’Este à Ferrare après avoir fonctionné, dix ans plus tôt, comme professeur à Raguse, et avant de devenir, quelques années plus tard, soit notaire dans sa ville natale, soit juriste à Padoue. L’enseignant, le notaire et le juriste étant apparemment trois personnes distinctes, il faut conclure qu’au quatorzième siècle il y avait plus d’un Véronais portant ce nom66.’De fait, lorsque G. Bertolini publie la Passion, il signale la présence à Vérone en 1329 d’un maître de grammaire nommé Nicolas qui pourrait tout aussi bien être l’auteur du texte qu’il édite, de la Pharsale et de la Prise de Pampelune 67.
A. de Mandach se risque à privilégier l’une des quatre hypothèses connues et identifie Nicolas de Vérone à un juriste68, mais F. di Ninni, avec moins d’audace, s’en remet à la sagesse de ses prédécesseurs et ne tranche pas69. A la question : « Qui était Nicolas de Vérone ? » la seule réponse possible, intellectuellement moins satisfaisante mais scientifiquement plus rigoureuse est : « Nous l’ignorons ». En effet, force est de constater que toutes les investigations pour découvrir l’identité historique du personnage aboutissent à une impasse.
Mais, s’il est vain de chercher à connaître la biographie du poète, en revanche il importe de souligner que juriste, homme de loi, d’Eglise ou de lettres, Nicolas de Vérone était assurément un intellectuel, un homme cultivé, qui connaissait plusieurs langues et qui se vante d’ailleurs d'écrire dans le français le meilleur :
‘Qar çe ne say nuls hom en Paris ne en ValoisFamilier de diverses traditions littéraires, et sans doute philosophiques, il puise son inspiration à différentes sources : il connaît aussi bien l'histoire antique que la tradition épique française ou l’histoire sainte. Rien ne lui semble étranger.
La Pharsale, v. 1935-36.
Au sujet de Nicolas de Vérone poète de Cour voir V. Crescini, « Di Niccolò da Verona. », Romanica Fragmenta, Torino, 1932, p. 356 ; « Di una data importante nella storia dell’epopea franco-veneta », Romanica Fragmenta, Torino, 1932, p. 349 ; G. Folena, « La cultura volgare e l’umanesimo cavalleresco nel Veneto », art. cit., p. 148 ; A. Roncaglia, « La letteratura franco-veneta », art. cit., p. 753 ; A. Lomazzi, « Francoveneta, letteratura », art. cit., p. 131 ; A. Viscardi, Letteratura franco-italiana, op. cit., , p. 94.
L’Entrée d'Espagne, v. 10973-77.
La Passion, v. 992-993, déjà cités, qui servent en outre à établir la chronologie des œuvres de Nicolas de Vérone.
La Pharsale, v. 1933-34 et 1937.
Pour P. Rajna, la Prise de Pampelune est antérieure à 1328, date de composition du Liber de Generatione de Giovanni di Nono qui s’en inspire. Voir P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane e gli eroi dei romanzi cavallereschi », Romania, IV, 1875, p. 171-178. R. Specht dément cette hypothèse car il existait, d’après lui, un texte mère dont se seraient inspirés et Nicolas de Vérone et Giovanni di Nono. Voir R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 102. Seule la date de composition de la Pharsale demeure donc indiscutable. Voir à ce sujet V. Crescini, « Di una data importante nella storia dell’epopea franco-veneta », art. cit., p. 336-337.
V. Crescini, « Di Niccolò da Verona. », art. cit., p. 352. Le juriste figure dans une liste du collège de Padoue qui va de sa fondation en 1335 jusqu’à l’an 1349 et qui se termine par un « D. Nicolaus de Verona legum doctor ».
G. Bertoni, « Intorno a Niccolò da Verona », art. cit., p. 217. Le notaire a signé un acte daté du 28 février 1348 (Modène, Archivio Estense, pergamene di stato, cassette 13) par « Ego Nicolaus imperiali auctoritate notarius quondam magistri Petri de Sancto Salvario de Verona ». Le contenu de ce document - Mastino II della Scala charge Francesco Bevilacqua de conclure une alliance entre lui, Mastino, les frères Giovanni et Luchino Visconti et le marquis Obizzo III d’Este - ainsi que le nom du notaire sont rappelés dans un autre acte, daté du 14 mars 1348.
L’enseignant de latin apparaît dans les Libri reformationum (arrêtés) de la ville de Raguse, à la date du 6 mars 1333 : « In minori consilio sono campane more solito congregato, captum fuit et deliberatum nullo discordante, quod cum in civitate Ragusii nullus habeatur magister qui doceat putos in gramaticalibus, quod de avere comunis dentur magistro Nicolo de Verona yperp. X pro uno anno, et ipse teneatur docere putos in gramaticalibus et aliis scientiis quas novit, et scribere ; et sibi satisfacere faciat secundum consuetudinem civitatis. Qui annus incipiatur (die) sue reversionis de Ragusio (sic) » : Monumenta Ragusina. Libri Reformationum, Tomus V, a. 1301-1336, Collegit et digessit Josephus Gelcich (Monumenta spectantia historiam slavorum meridionalum ... volumen vigesimum nonum), Zagreb, 1897, p. 380-385. Découvert par M. Bartoli, ce passage fut signalé par A. d’Ancona, « Niccolò da Verona », Rassegna bibliografica della letteratura italiana, X, 1902, p. 33-34 et réexaminé par E. Carrara, « Nicolò da Verona a Ragusa », Zbornik iz dubrovačke prošlosti Milanu Rešetaru, Dubrovnik, 1931, p. 229-232.
R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 42-43.
V. Bertolini, éd., Introduzione, p. 19.
A. de Mandach, « L’Entrée d’Espagne : six auteurs en quête d’un personnage », art. cit., p. 165-177 ; « Sur les traces de la cheville ouvrière de l’Entrée d’Espagne : Giovanni di Nonno », art. cit., p. 63. Dans cet article, l’auteur identifie l’anonyme Padouan auteur de l’Entrée d’Espagne à Giovanni di Nonno, p. 50-52.
F. di Ninni, éd., Introduzione, p. 10.
La Pharsale, v. 1946-1948.