a/ La Passion

Le titre de la Passion est difficilement contestable étant donné que cette expression est présente à trois reprises dans le texte, aux moments clés du prologue et de l’épilogue :

‘Or m’est venu dou tout en cuer e en remenbrançe
De teisir toutes couses pour fer vous rementançe
De la grand Passion che porta en paciançe
Yesu, le fil de Dieu, par notre delivrançe.
*
Ceste grand Passion che le sir beneöit
Sofri pour nous hostier de l’enfernel destroit.
*
Seignour, vous che avés oïe e entendue
La pascion de Dieu, che vous est menteüe71

En outre, c’est l’appellation choisie par le rédacteur du catalogue de la Bibliothèque des Gonzague qui désigne ce texte par les termes « Passio Domini nostri Jesu Christi ».

Pourtant, à proprement parler, Nicolas de Vérone ne fournit pas le récit de la seule « Passion du Christ » qui s’entend, au sens strict, comme les derniers jours de la vie de Jésus, depuis son arrestation jusqu’à sa mort. Ce moment est du reste le seul du Nouveau Testament où il soit possible de mettre en parallèle les quatre Evangiles, écrits ici suivant un vieux schéma fondamental.

Conformément à ce modèle, le poète franco-italien achève sa narration sur la mise au tombeau mais il la commence en revanche au moment où les Juifs décident de faire mourir Jésus, c’est-à-dire avant même la Cène. Le texte ne se contente donc pas de narrer l’arrestation de Jésus, son calvaire et sa mort : il relate également le conseil du Sanhédrin, la trahison de Judas, le dernier repas du Christ et son agonie au mont des Oliviers, autant d’éléments qui ne sont pas, dans l’Evangile de Jean rédigé une trentaine d’années après les trois autres72, assimilés à l’histoire de la Passion elle-même73, bien qu’ils se retrouvent dans la plupart des textes médiévaux, dramatiques ou narratifs, connus sous l’appellation générique de « Passion » 74.

Le titre donné à la dernière œuvre de Nicolas de Vérone fait donc autant référence à une tradition littéraire qu’au contenu des vers eux-mêmes : le poème apparaît a priori comme une des illustrations d’un genre établi, inspiré des sources canoniques, comme un représentant parmi d’autres des Passions. Mais ce titre générique de Passion a l’inconvénient de ne pas caractériser le texte de Nicolas de Vérone dans ce qui fait son orginalité : son contenu est certes convenu mais il est écrit en dialecte franco-italien, dans une forme épique, en laisses monorimes d’alexandrins et il renvoie souvent à l’Ancien Testament. En outre, il présente de nombreuses citations latines75. C’est une habile compilation de différents extraits des quatre Evangiles et de certains éléments apocryphes que Nicolas de Vérone traduit directemement du latin pour fournir le récit le plus détaillé possible76. Par là, la Passion qu’il nous donne à lire, même si son titre ne le laisse pas deviner, est tout à fait originale et ne ressemble à aucune autre.

Notes
71.

La Passion, v. 3-6, 24-25 et 984-985.

72.

La rédaction des Evangilessynoptiques se situe entre 70 et 80 environ ; le texte de Jean date approximativement de l’an 100.

73.

Cette appellation est absente de Jean. Les rubriques de cet Evangile sont les suivantes : « Assemblée du Sanhédrin et décision contre Jésus. Séjour à Ephraïm » (11, 47-54), « Approche de la Pâque. Jésus attendu à Jérusalem » (11, 55-57), « Son arrivée à Béthanie. Parfum répandu sur ses pieds par Marie » (12, 1-19), « Jésus parle de sa mort prochaine » (12, 20-36), « Incrédulité des Juifs » (12, 37-50), « Célébration de la Pâque. Jésus lave les pieds de ses disciples » (13, 1-17), « La trahison de Judas dévoilée » (13, 18-30), « Derniers entretiens et discours de Jésus avec ses disciples. Questions des apôtres Pierre, Thomas, Philippe, Jude. Instructions, consolations et promesses : l’amour fraternel ; l’envoi du Saint-Esprit ; la paix de Jésus ; le cep et les sarments ; la haine du monde ; les persécutions ; la tristesse changée en joie ; le revoir. Les adieux du départ. Foi des disciples » (13, 31- 16, 33), « La prière sacerdotale » (17, 1-26), « Arrestation de Jésus » (18, 1-11). Le dernier Evangile se distingue ici des synopitques où sont présents aussi bien l’« histoire de la Passion » que le « complot contre Jésus ». Voir Matthieu, 26, 1-46, Marc, 14, 1-42 et Luc, 22, 1-46. Dans ces textes, l’arrestation ne se trouve respectivement qu’en 26, 47, 14, 43 et 22, 47. Conformément à l’usage, nous désignerons les différents Evangiles par les appellations Matthieu, Marc, Luc et Jean. Pour les citations, nous nous en remettrons à la Vulgate latine (traduite au Ve siècle par Jérôme de Stridon) dont Nicolas de Vérone devait disposer d’un manuscrit. Voir à ce sujet R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 172. Pour faciliter les repérages, nous indiquerons les numérotations (versets et péricopes) modernes, selon l’édition Biblia sacra : iuxta Vulgatam versionem, éd. R. Weber, R. Gryson, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1994.

74.

Pour des études d’ensemble sur les Passions en France , voir l’ouvrage de référence d’E. Roy, Le Mystère de la Passion en France du XIV e au XVI e siècle , étude sur les sources et le classement des mystères de la Passion accompagnée de textes inédits, Dijon, 1903, Slatkine Reprints, Genève, 1974, p. 4-30. On y trouve de nombreux résumés et analyses de textes mais on déplore qu’il soit totalement dépourvu de bibliographie. Voir également G. Frank, The Medieval French drama, Oxford, Clarendon Press, 1954, chapitres XIII.‑XVIII, p. 125-202 ; du même auteur, « The Palatine Passion and the development of the Passion Play », Publications of the Modern Language Association of America, XXXV, 1920, p. 464-483 ; A. Jeanroy, « Sur quelques sources du mystère français de la Passion », Romania, XXXV, 1906, p. 365-368 ; J. Bonnard, Les traductions de la Bible en vers français au Moyen Age, Paris, Imprimerie Nationale 1884, p. 210-231 ; J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion : le message chrétien et le théâtre français (XIII e -XVI e s.), Paris, Champion, coll. Bibliothèque du XV e s., 1998, p. 15-74. Chacun des ouvrages cités renvoie à une nouvelle bibliographie. Pour la diffusion des Passions en Italie, on consultera : Gesù tradito, lauda anonima dont le contenu est similaire à celui d’une Passion, éd. E. Facciolli, Il Teatro italiano, dalle origini al quattrocento (raccolta di testi inediti), Turin, Einaudi, 1975, p. 67-88 ; Le Sacre rappresentazioni del quattrocento, éd. L. Banfi, Turin, Unione tipografico-Editrice Torinese, 1968 qui contient une Cena e Passione de C. Castellani ; Le Sacre rappresentazioni italiane, raccolta di testi dal secolo XIII al secolo XVI, éd. M. Bonfantini, Milan, Bompiani, 1942, en particulier p. 8-30. Ce recueil de textes contient une lauda de Jacopone da Todi, Il Pianto della Madonna, p. 62-88 et une Resurrezione anonyme du XVe siècle, p. 356-398.L’apogée du genre des Passions se situe aux XVe et XVIe siècle. En sont témoins, par exemple, les grandes Passions riméesde Jean Michel et d’Arnoul Gréban ainsi que celle attribuée à Jean Mansel, auxquelles on peut ajouter le texte de la Passion dite d’Auvergne : Jean Michel, Le Mystère de la Passion, éd. O. Jodogne, Gembloux, Duculot, 1959 ; A. Gréban, Le Mystère de la Passion, publié d’après le manuscrit de Paris, éd. G. Paris, G. Raynaud, Impression de Paris, 1878, Genève, Slatkine Reprints, Genève, 1970 (35474 vers) ; La Passion d’Auvergne, édition du manuscrit Nouvelles Acquisitions Françaises 462 BNF, éd. G.A Runnalls, Genève, Droz, 1982 (6 ou 7 journées dont 2 seulement parvenues jusqu’à nous) ; E. Burgio, « A proposito della Passion Nostre Seigneur Jhesucrist e della Vita Christi attribuite a Jean Mansel », Le forme e la storia, 9, 1998, p. 85-133. Certains textes datent cependant du XIVe s. : La Passion du Palatinus, mystère du XIV e siècle, éd. G. Frank, Paris, Champion, coll. Classiques Français du Moyen Age, 1932 ; Le Mystère de la Passion Notre Seigneur du manuscrit 1131 de la Bibliothèque Sainte Geneviève, éd. G.‑A. Runnalls, Genève, Droz, 1974. Enfin, le genre des Passions n’est pas exclusivement dramatique, voir par exemple Le Livre de la Passion , poème narratif du X iv e siècle, éd. G. Frank, Paris, Champion, coll. Classiques Français du Moyen Age, 1930 ; La Passion des Jongleurs, texte établi d’après la Bible des sept estaz du monde de Geufroi de Paris, éd. A.‑J. Amari-Perry, Paris, Beauchesne, 1981.

75.

Il existe deux autres Passions franco-italiennes dont l’une présente ces mêmes caractéristiques. Ecrite elle aussi en laisses monorimes, en décasyllabes, elle est contemporaine à quelques années près du texte de Nicolas de Vérone. Ce texte très bref (de l’institution de l’eucharistie au pardon de Longin) est l’un des plus courts témoins de la littérature franco-italienne et a été publié par A. Boucherie à la fin du XIXe siècle : La Passion du Christ, poème écrit en dialecte franco-vénitien au XIV e s, éd. A. Boucherie, Revue des Langues Romanes I, 1870, p. 18-39, 108-117 et 208-231. Une autre Ystoire de la Passion est écrite en dialecte franco-italien. Visiblement inconnue de F. di Ninni, elle est citée par R. Specht qui n’en dit malheureusement rien et a été publiée par E.‑A. Wright dans les années 40 : L’ Ystoire de la Passion, texte franco-italien (ms BN fr. 821), éd. E.A Wright, The Johns Hopkins Studies in Romance Languages and Literatures, 45, Baltimore, Londres, Paris, 1944. Il faut ajouter à ces deux textes franco-italiens une troisième Passion, inédite celle-ci, conservée dans le manuscrit 622 de la BNF.

76.

Voir à ce sujet F. di Ninni, « La Passion di Niccolò da Verona, fra traduzione e tradizione », Studi Francesi, n° 25, 1981, p. 407-424.