A trois reprises, que ce soit pour narrer la bataille de Pharsale, la reconquête espagnole ou la Passion du Christ, l’écrivain utilise le cadre formel de la chanson de geste au détriment de la prose dont il s’inspire ou dit s’inspirer. Cela ne doit pas surprendre pour la Prise de Pampelune, suite d’une épopée dont le sujet s’inscrit dans la plus pure tradition rolandienne : Nicolas de Vérone s’approprie autant la forme que la matière épique. Ce choix se comprend également aisément pour la Pharsale qui se propose de raconter
‘la plus fere zotre […]Le sujet légitime la forme : étant le récit d’un combat acharné entre deux armées, le poème peut aisément prendre les caractéristiques d’une chanson de geste convenue et multiplier à l’envi hyperboles et grandissements épiques. Du reste, les Fet des Romains que Nicolas de Vérone adapte présentent déjà certaines de ces caractéristiques stylistiques146 et le poème de Lucain est lui-même un représentant majeur, sinon le premier, du genre de l’épopée.
En revanche, ce parti pris formel est plus surprenant pour la Passion dont le contenu ne semble pas, a priori, proprement épique. Cependant, le poème répond, chez Nicolas de Vérone, au même projet littéraire que les deux autres textes, l’utilisation d’une forme identique étant le signe d’une vision du monde commune.
En effet, le mode d’écriture est le même dans les trois textes et il se calque sur des habitudes épiques qui ne se résument pas à la simple utilisation de laisses monorimes d’alexandrins147. Par exemple, le poète a fréquemment recours aux marques d’oralité traditionnelles (que cette dernière soit réelle ou fictive) dans la présentation de ses chansons de geste. Si elles ne sont pas forcément la preuve que les textes étaient véritablement récités et si elles ne sont que des topoi artificiellement maintenus ou réemployés, elles signent en revanche indiscutablement l’appartenance à un genre et la reprise des conventions qui lui sont propres. Or, des apostrophes au public et des allusions aux auditeurs apparaissent dans chacun des trois poèmes de Nicolas de Vérone148, de la même façon que bon nombre de laisses présentent une inversion épique dans le vers d’intonation149. Chevilles de versification, redoublements de synonymes, formules et épithètes épiques sont autant d’éléments propres à l’art des jongleurs150 qui se retrouvent aussi bien dans la Prise de Pampelune ou la Pharsale que dans la Passion.
Et si le poète se cantonne à l’art de la réécriture et s’inscrit délibérément comme continuateur ou versificateur de ce que d’autres ont déjà écrit, il s’approprie en revanche les textes existants par le choix d’une langue et d’une forme propres dont il revendique l’originalité. Auteur conscient de sa production littéraire, il souligne d’ailleurs son travail de mise en forme et de mise en rime au sein même de ses textes :
‘E, s’il vous pleit, priés la santisme sustançeLe choix du cadre formel prend ici toute son importance puisqu’il justifie, à lui seul, le besoin de réécrire les Fet des Romains, Nicolas de Vérone se présentant comme le premier trouvère de cette matière de Rome qui, d’après lui, n’a pas encore trouvé son poète.
Or, et c’est particulièrement intéressant, l’auteur fait du vers un moyen d’accéder à la vérité. Facilitant la mémorisation, la forme épique est censée favoriser la transmission des hauts faits du passé. De la même façon, le Padouan prétendait écrire en vers pour assurer à son texte une plus large diffusion :
‘Savez por quoi vos ai l’estorie començee ?La structure rimée de la chanson est donc, pour Nicolas de Vérone comme pour son prédécesseur, un outil de connaissance qui permet de tirer des enseignements du passé, « d’apprendre ardimant et sciance »154, quand la prose manque cet objectif. Dès lors, les multiples déclarations de bonne foi et renvois à la source qui rythment les poèmes155prennent un sens nouveau : plus que de simples formules épiques, ils se veulent garants d’une certaine exactitude historique ou revendiquée comme telle, qui coïncide d’ailleurs avec le choix des modèles de Nicolas de Vérone. En effet, les trois axes de prédilection du poète, épique, antique et religieux, représentent chacun une forme d’auctoritas : vérité de l’épopée, vérité de l’histoire ancienne et vérité religieuse.
A travers trois épopées d’inspiration différente, le poète parcourt l’ensemble de l’héritage culturel italien de l’époque. La littérature épique française, très en vogue, illustre et signifie le rayonnement d’une tradition littéraire dont les Italiens veulent s'emparer ; l’histoire de l’Empire romain s’inscrit dans la logique de retour aux sources et en particulier à l’Antiquité ; enfin la tradition évangélique est encore très présente dans cette Italie du Nord. Mais malgré la diversité des matières utilisées par Nicolas de Vérone, il importe de souligner la cohérence d’un projet littéraire d’ensemble qui vise à proposer une certaine vérité. L’épopée, telle que la conçoit le poète franco-italien, ne se résume pas à la célébration de personnages héroïques mais elle cherche à proposer une vision plus globale de l’homme.
La Pharsale, v. 3-4.
Voir à ce sujet ce qu’en dit P. Meyer, « Les premières compilations françaises d’histoire ancienne », Romania, XIV, 1885, p. 17.
La Passion du Christ publiée par A. Boucherie, qui présente ces caractéristiques, ne peut pas, par exemple, être qualifiée de chanson de geste.
Voir par exemple la Pharsale, v. 138, 359, 576, 594, 891, 923, 1021, 1070, 2159, 3042…, la Prise de Pampelune, v. 338, 1879, 1726, 1799, 1879, 1938, 1943, 1948, 2036, 2154, 4624, 4844, 4880, 5776…, la Passion, v. 1, 4, 8-9, 10, 14, 16-17, 23, 77, 115, 131, 151, 301, 627, 672, 984, 986, 988, 993…
Voir par exemple la Pharsale, v. 1363, 1419, 1592, 1866, 2442…, la Prise de Pampelune, v. 638, 900, 938, 1128, 1797, 1863, 1894, 4912…, la Passion, v. 159, 248, 280, 775, 944, 503, 713…
Voir à ce sujet J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955, p. 128-150 et P. Zumthor, Essais de poétique médiévale, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1972, p. 70-98.
La Passion, v. 18-20. Voir également les v. 1-2 et 991, ainsi que les vers 128-131 de l’appendice à l’Entrée d'Espagne publiés par A. Thomas, sous réserve que ces derniers soient de la main de Nicolas de Vérone :Par ce ch’elle* n’estoit par rime componue (*= la « complue de l’Entrée d'Espagne »)
Da cist pont en avant, ond il l’a proveüe
Pour rime, cum celu q’en latin l’a leüe.
La Pharsale, v. 18-37.
L’Entrée d'Espagne, v. 46-49 et 55-56.
La Pharsale, v. 21.
Voir par exemple la Pharsale, v. 28, 40 46, 105, 576, 674-676, 692, 910, 958, 959, 973, 998, 1070, 1133, 1170, 1175, 1268, 1316, 1356, 1363, 1368, 1550, 1933, 1955…, la Prise de Pampelune, v. 456, 1413, 1535, 3749, 5425, 5653, 5669, 6102, 6104…, la Passion, v. 77, 91, 125, 161-164, 166, 370, 614-620, 640-647, 734-738, 772-774, 790-792, 829, 896-900, 947, 953, 967…