La production littéraire franco-italienne accorde une importance particulière à l’intertextualité puisque les auteurs, italiens, s’approprient les textes, la matière et la langue de poètes français. Certaines œuvres se limitent à de simples copies d’originaux inaccessibles à un public peu cultivé, traductions littérales ou presque en « langue bourgeoise »193 de récits préexistants194. D’autres prennent plus de libertés par rapports aux cadres préétablis français195 ; d’autres encore sont de véritables créations qui ne doivent plus grand chose à leurs modèles et n’ont rien à envier à leurs prédécesseurs196, « creazioni originali di autori italiani che scrivono in francese e si ispirano alla tradizione dell’epopea francese »197. A. Viscardi, qui établit cette classification198, considère que les œuvres de Nicolas de Vérone appartiennent à la troisième catégorie199 et reconnaît donc aux textes une valeur poétique propre. Pour lui, Nicolas de Vérone est un auteur digne de ce nom. Mais cet avis, nous l’avons vu, est loin de faire l’unanimité, comme si intertextualité et création étaient antinomiques.
Or, chez Nicolas de Vérone, l’utilisation précise, volontaire et délibérée de textes existants n’est pas fortuite : le trouvère y a recours à trois reprises, et non pas de façon ponctuelle, pour la composition de chacun de ses poèmes. Cette première caractéristique commune aux trois récits est essentielle et nous engage à considérer la production littéraire du poète dans son entier. Malgré la diversité des thématiques abordées (matière antique, matière rolandienne, littérature religieuse) on peut se demander s’il n’existe pas une cohérence d’ensemble, un choix manifeste, une volonté de s’affirmer comme nouvel auteur de ce qui a été déjà dit.
Nicolas de Vérone emprunte le contenu de la Pharsale à la chronique française des Fet des Romains, celui de la Prise de Pampelune à l’Entrée d’Espagne, au Pseudo-Turpin et aux différents épisodes de la geste de Roland en Espagne qui constituent la materia di Spagna 200, celui de la Passion aux Evangiles, Ancien Testament et apocryphes. A chaque fois, les textes dont le trouvère s’inspire sont identifiables sinon désignés par le poète lui-même. Chacun des trois poèmes épiques de notre corpus se présente donc, à la différence d’autres textes franco-italiens, comme une habile combinaison de sources dont Nicolas de Vérone reprend à loisir la forme ou le contenu, sans toujours l’avouer201. Par exemple, c’est la structure de l’Entrée d’Espagne qui lui fournit celle de la Pharsalebien qu’il ne dise s’en remettre qu’aux Fet des Romains. Nicolas de Vérone s’inspire donc du Padouan avant même de rédiger la Prise de Pampelune, puisqu’il imite dans son épopée antique la technique de composition d’un double prologue caractéristique de l’Entrée d’Espagne. Tout comme son prédécesseur, il éprouve le besoin, au beau milieu de son texte202, d’interrompre la narration pour livrer des informations extra-diégétiques sur les sources qu’il a utilisées et sur sa personne, faisant de la laisse LXXIV un écho du prologue203.
L’originalité de la Pharsale par rapport aux Fet des Romains réside ici dans le recours à une source seconde d’inspiration, formelle, et cela ne doit pas surprendre. De fait, à l’époque où Nicolas de Vérone rédige ses textes, les différentes étapes de la guerre civile qui opposa César et Pompée sont connues depuis longtemps et par un large public. Il en va de même pour le déroulement des derniers jours de la vie du Christ ou pour les aventures de l’armée française en Espagne. Le poète ne pouvait donc pas modifier le contenu des Fet des Romains, des Evangiles ou des épisodes espagnols de la Rolandéide. Dès lors, l’inventio que l’on peut trouver dans les épopées du Véronais, tout comme pour les œuvres de nombre de ses contemporains, ne s’entendra pas comme la capacité à inventer des épisodes nouveaux mais comme l’habileté à utiliser des matières, antique, épique ou religieuse, préexistantes. Elle ne se limite pas à la seule imagination qui permettrait à un auteur de créer des personnages ou des épisodes inédits.
Comme Nicolas de Vérone signe ses œuvres et ne veut pas que d’autres s’en approprient le mérite, il s’illustre comme un trouvère animé par une haute idée et une grande conscience de soi. Cette revendication de paternité des textes et cet orgueil de poète paraissent paradoxaux, ou pour le moins plaisants, de la part de qui copie autrui. Ils sont en fait la clé de voûte de l’architecture de l’œuvre de Nicolas de Vérone, le pilier central de la construction de son projet littraire : le trouvère cherche à s’affirmer malgré, ou grâce à l’utilisation de sources contraignantes.
C’est ce qu’il fait dans la Pharsale où il se nomme dans les vers que nous avons déjà cités et réaffirme son identité, la date de composition et la dédicace du texte à Nicolas Ier d’Este à travers un acrostiche qui court des laisses III à XCVI. En lisant consécutivement les initiales de ces laisses on obtient la leçon exacte des vers 1334-1335 et 1337 :
‘Nicolais la rima dou pais veronoisAu delà de quelques variations orthographiques, minimes204, il convient de noter que les deux vers 1933 et 1936 ne réapparaissent pas dans l’acrostiche. Or, ces vers sont précisément ceux où Nicolas de Vérone cite sa source205 et précise l’identité de son seigneur le qualifiant de « flor des Estenois »206. De la sorte, seuls sont lisibles, dans l’acrostiche, le nom de Nicolas de Vérone, la dédicace et la date, au détriment de la mention du texte utilisé et du compliment à Nicolas Ier d’Este. Ce n’est sans doute pas fortuit : faisant œuvre de poète, et de la façon la plus accomplie qui soit, puisque l’acrostiche est une prouesse technique, Nicolas de Vérone s’écarte des Fet des Romains et préfère l’affirmation de soi à un rappel de la dette qu’il a envers ses prédécesseurs. Il ne lui semble pas non plus nécessaire, ni même opportun, de flatter à nouveau le commanditaire de l’œuvre. Tout le mérite littéraire de la Pharsale ne revient ni à la chronique française en prose, ni au marquis de Ferrare, mais bien au poète, Nicolas de Vérone.
La reprise de ce que d’autres ont écrit auparavant est ici loin de la simple répétition puisqu’elle permet au trouvère de faire de l’intertextualité la condition de sa prope création. Dès lors, en analysant les choix que l’auteur effectue par rapport aux sources qu’il utilise, en les confrontant les uns aux autres pour voir s’ils se retrouvent dans les trois textes, il semble possible de préciser la vision du monde qui organise l’œuvre, l’esprit et la pensée de Nicolas de Vérone.
Incontestablement, l’idéal humain célébré est héroïque, conformément à l’inspiration épique du trouvère. Les thématiques retenues et les personnages chantés orientent l’œuvre du poète franco-italien vers une littérature édifiante proche des légendes qu’elle retranscrit, même si le cadre des aventures apparaît particulièrement novateur. C’est que l’auteur trecentesco est représentatif de l’humanisme naissant qui caractérise les centres intellectuels de l’Italie du Nord et le héros épique gagne en sagesse ce qu’il perd en démesure. Profondément moderne et vertueux, il s’éloigne de son ancienne image française pour incarner une figure inédite de philosophe antique.
Il nous semble possible d’utiliser cette expression pour traduire le « Mischesprache » dont parle R.‑M. Ruggieri, « Temi e aspetti della leteratura franco-veneta », art. cit., p. 144 ; « Origine, struttura, caratteri del franco-veneto », art. cit., p. 163.
Tel est le cas par exemple des versions franco-italiennes de la Chanson de Roland, Aliscans et la Chanson d’Aspremont. VoirThe Franco-Italian Roland (V4), éd. G. Robertson-Mellor, Salford, University of Salford Reprographic Unit, 1980 ; La Chanson de Roland nel testo assonanzato franco-italiano, éd. G. Gasca-Queirazza, Torino, Rosenberg/Sellier, 1954 ; La Chanson de Roland, genauer Abdruck der venetianer Handschrift IV, éd. E. Kölbing, Heilbronn, Henninger, 1877 ; La Versione franco-italiana della Bataille d’Aliscans : Codex Marcianus fr. VIII (= 252), éd. G. Holtus, Tübingen, Niemeyer, 1985 ; La Chanson d’Aspremont, (ms. Venise VI et textes anglo-normands inédits British Museum Add. 35289 et Cheltenham 26119), éd. A. de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, III et IV, Genève, Droz, 1975 et 1980.
Il s’agit des textes contenus dans le manuscrit V13 ainsi que du Bovo Laurenziano. Voir La Geste Francor di Venezia : edizione integrale del codice XIII del fondo francese della Marciana, éd. A. Rosellini, Brescia, La Scuola, 1986, Università degli Studi di Trieste, Istituto di Lingue e Letterature Straniere ; Berta da li pè grandi. Codice Marciano XIII, éd. C. Cremonesi, Milano, Cisalpino-Goliardica, 1966 ; Berta e Milon. Rolandin. Codice Marciano XIII, éd. C. Cremonesi, Milano/Varese, Cisalpino-Goliardica, 1973 ; Le Danois Oger, Enfances - Chevalerie. Codice Marciano XIII, éd. C. Cremonesi, Milano, Cisalpino-Goliardica, 1977 ; Karleto, éd. J. Reinhold, Zeitschrift für Romanische Philologie, XXXVII, 1913, p. 27-56, 145-176 et 287-312, commentaire p. 642-678 ; Bovo d’Antona, éd. J. Reinhold, Zeitschrift für Romanische Philologie, XXXV, 1911, p. 555-607, 683-714 et XXXVI, 1912, p. 1-32, 512, Bovo Laurenziano, éd. P. Rajna, Ricerche intorno ai Reali di Francia, vol. I, Bologne, 1872, p. 493-566.
Il s’agit entre autres des textes Hector, Aquilon de Baviere, Huon d’Auvergne, et Attila. Voir Le Roman d’Hector et Hercule, éd. J. Palermo, Genève, Droz, coll. Textes Littéraires Français, 1972 ; Raffaele da Verona, Aquilon de Bavière, éd. P. Wunderli, Tübingen, Niemeyer, 1982 ; La Redazione padovana dell’ Huon d’Auvergne: Studio, edizione, glossario, éd. C. Giacon, Tesi di laurea, Padova, 1961, Nicola da Casola, Attila, éd. G. Bertoni, Fribourg, Librairie de l’Université, Collectanea Friburgensia, 1907.
A. Viscardi, Letteratura franco-italiana, op. cit., p. 38.
A. Viscardi, Letteratura franco-italiana, op. cit., p. 7-49.
A. Viscardi, Letteratura franco-italiana, op. cit., p. 38.
R.‑M. Ruggieri, « Dall’Entrée d’Espagne e dai Fatti di Spagna alla Materia di Spagna », art. cit., p. 182.
En effet, malgré les affirmations de l’auteur, la Prise de Pampelune, n’est pas la mise en vers du Pseudo-Turpin qui ne consacre que quelques lignes à la chute de la cité du roi païen et qui ne dit rien, par exemple, de Guron de Bretagne, héros d’un épisode entier de l’épopée de Nicolas de Vérone. Dans la Passion, Nicolas de Vérone traduit littéralement les Evangiles sans préciser sa source alors qu’il cite et évoque souvent directement l’Ancien Testament.
La Pharsale, v. 1933-1934 sur 3166.
La Pharsale, v. 1933 et suivants.
Seules trois lettres distinguent les vers 1934-35 et 1937 de l’acrostiche. Ces variations sont probablement le fait d’un copiste qui n’a pas vu (ou su) que les vers qu’il copiait se retrouvaient deux fois dans le texte de la Pharsale. On lit en effet :Nicholais le rima dou païs Veronois
Por amor son seignor, de Ferare marchois :
Corant mil e troicent ans e qarante trois. (v. 1933-37).
« E ce qe çe vous cont dou feit des Romanois », v. 1933.
« E cil fu Nicholais, la flor des Estenois », v. 1936.