2/ Le motif du démembrement

La violence épique est extrême et démesurée. Les personnages ne se contentent pas de tuer leurs adversaires, ils cherchent à détruire tout ce qu’il y a d’humain en eux et à porter atteinte à l’intégrité de leur corps. Jésus est violemment malmené par les Juifs323 et César, au début de la Pharsale, redoute le sort qui pourrait être le sien et celui de ses hommes en cas de défaite :

‘« Hor pensés, se perdomes, cum serons demené !
Nous cors seront por terre vilmant trayné,
Pour li mercié de Rome seront nous ciés porté,
Pour plus honte de nous sour li paus aficé »324.’

La hantise d’un tel traitement se comprend à la lumière de la peinture des engagements armés puisque les guerriers de Nicolas de Vérone sont fréquemment découpés en morceaux. Le poète franco-italien utilise volontiers le motif connu du « coup merveilleux », qui pourfend en un seul geste le chevalier et sa monture325, si représentatif de l’esthétique de la force dont parle D. Poirion326. Mais il multiplie également les descriptions d’une violence plus réaliste : têtes, membres et entrailles jonchent le sol des champs de bataille.

Domice, héros de la Pharsale, accepte de mourir au nom d’une cause noble, la « franchise de Rome »327 et l’honneur de Pompée, mais il se bat avec la plus farouche opiniâtreté pour rester en vie le plus longtemps possible. Plus qu’avec l’ennemi, c’est avec la mort, inéluctable, qu’il se bat. Il utilise toutes les ressources à sa disposition pour affronter ses adversaires. Il se bat d’abord à l’épée328 mais lorsque ses adversaires tuent son cheval, sa situation devient des plus critiques. En général, cela arrête un combat épique et l’un des guerriers s’avoue vaincu, à moins que la lutte ne soit relancée par l’arrivée de renforts. Mais Domice se rue sur les morts et se met à frapper avec le bras de celui qu’il a tué précédemment :

‘Veit le braz e le cief e l’eome d’Alixendre
Q’a Gadiel trença, quand mort le fist destendre
A does mans le saisi, tiel coups prist a despendre
Ch’il ja ne trove arme qe non soit a lu tendre.

Rustes sont les colees e de mout grand orguel
Qe Domice donoit d[o]u brais de Gaduel :
A qui il consuit un cous - ne°l tenés a befuel ! -
La cervel li espand ne en cief ne i remaint huel.
Ancour nos dit l’istoire - ond fauser non la veul -
Qe dou brais e dou cef jeta sor l’erbuel
Qatorçe homes mors, qe meis n’orent sercuel329.’

La peinture de cet extraordinaire combat où le corps de l’ennemi devient une arme participe de l’esthétique du démembrement propre à la Pharsale.

En effet, le motif de la désagrégation des corps est particulièrement bien représenté dans l’épopée antique franco-italienne, plus encore que dans la chanson de geste carolingienne, comme le prouve un rapide recensement, non exhaustif mais largement représentatif, des différentes occurrences présentes dans l’œuvre de Nicolas de Vérone. Pas moins de onze exemples sur quinze sont tirés de la version rimée des Fet des Romainset quatre seulement de la Prise de Pampelune :

‘Ond tot le porfendi daou cief jusque aou poumon,
Car le cous ne trova arme ne garison.
Andriais en feri un aotre a tiel randon
Che le brais le trenza ou tretout le breon.
Taindres en fendi un autre dejusque en le menton.
*
[…] Mes si le feri ançoi
D’entre l’eome e l’escu, ond ne li vaust hernois
Che le cief e le brais - selong che je conois -
Ne li trençast daou bust, voiant noires e blois.
*
Trencié avoit ses entrailes, e grand part en isci
De hors ; ond le cemin de suen sang mout rogi.
*
Qi donc eüst veü le niés Çarllon le rois
Trencier aubers e eomes e escus saracinois
e couper ciés, espales e brais e mains e dois330.

Tretoute la cervelle li a dou cef jetee.
*
Deus des costes li trence por dedanz le costés.
*
Quand voit son soudoier q’a ensi partie la teste.
*
Une paome dou cef li trance la lamelle,
Ond qe l’os li paruit e aoquant la cervelle.
*
La moité ceit a terre, ne s’en poit retenir,
Und qe toutes l’entrailles li pooit l’on zausir.
*
Au segond fist le braz da le bust departir.
*
Davant le front desand le brand talembors,
Le nes e tot le labre li çeta sor l’erbors.
*
Qe le cief li trença q’il ne oit leisir de braire.
*
Qe le brais e la spalle li laisa e fu mort.
*
Le cef e tot le braz dal bust li desevreit.
*
Und qe le cef li trance331.’

La régularité des évocations de ces corps disloqués est telle dans le récit des hostilités entre César et Pompée que le verbe « detrancer » devient un strict synonyme de « donner la mort ». C’est le cas dans le discours que Futin fait à Ptolémée où il rappelle que Pompée ne fuit pas seulement César, mais bien tous les Romains, « Q’il a feit detrencer a Tesaille en l’erboi »332. De la même façon, le narrateur décrivant la mêlée précise que l’on voit « li Cesariens oncir et decouper »333. Dans la Pharsale, la guerre ne s’entend pas sans destruction de la personne humaine.

A deux reprises, Cornélie appelle de ses vœux un trépas similaire334, comme pour partager la destinée de son époux défait et décapité335, « desmembré e mort cum tel iror »336. A la fin du poème, le héros ne peut être identifié que par son corps précisément méconnaissable :

‘Or l’aloient les ondes urtant por grand ferté :
Por roces, por gravelle l’ont mout sovant jeté,
La sause li pasoit tre por mi le costé ;
En luy n’oit conoissanze qar mout fu desformé,
Mes a une seulle zouse il seroit avisé,
Por ce qe le bu [e]stoit da le cief desevré337.’

Cette description reprend celle des Fet des Romains où l’insistance sur la locution « sans tête » donne un relief particulier à la déchéance physique de Pompée :

‘Pompée n’avoit en lui ne conoissance ne forme, car le chies en estoit fors. A une seule chose le poïst connoitstre qui le queïst : a ce que li buz estoit sans teste. L’en ne conoist home sanz teste et neporquant ce que il remest sanz teste dona conoissance que ce estoit il a celui qui puis le trova […] Codrus ala noant parmi les ondes, tant que il choisi par aventure le tronc sanz teste de son seignor338.’

Le style de Nicolas de Vérone est plus condensé et le corps décapité du héros évoque celui d’Hector malmené par Achille339. D’Homère à Lucain, puis de Lucain à l’épopée franco-italienne, la référence mythologique et tragique se perpétue. Et ici, la décapitation de Pompée participe encore de l’héroïsme340.

De la même façon, dans la tradition biblique, les outrages à Jésus permettent l’affirmation de sa divinité. L’extrême violence qui s’accompagne de la disparition de l’humanité du Christ est une donnée constante et trouve son origine dans le texte d’Esaïe : « Sic deformis erat, quasi non esset hominis species eius »341. Dans le texte de Nicolas de Vérone, à partir de son arrestation342, Jésus devient un simple objet. Les seuls verbes actifs qui lui sont concédés sont des verbes de parole, Jésus se contentant de répondre aux questions qu’on lui pose ou de réconforter sa mère et l’un des deux larrons343. Pour le reste, il n’apparaît, grammaticalement, que comme sujet de verbes exprimés à la voie passive ou en fonction de COD344. C’est là le signe rhétorique de sa perte d’autonomie.

Pris comme un « lairon »345, plus mal traité que le plus « vil bidais »346, affublé de la veste des fous347, déguisé en roi de carnaval348, Jésus est défait de toutes les marques de l’humanité. L’insistance de Nicolas de Vérone sur les mauvais traitements du Christ signifie ce processus de négation de l’essence terrestre du personnage : « La Passion, c’est la déshumanisation de l’homme-Dieu […]. De place en place, le mystère rappelle que la Passion devait aller jusqu’à l’effacement de tout trait humain »349. Cette complaisance à décrire l’avilissement du héros, qui culmine aux XVe-XVIe siècles dans les grands mystères d’Arnoul Gréban et de Jean Michel350, est accentuée par le parallèle avec la beauté du Christ avant la Passion351. Ainsi, dans le poème franco-italien, le contraste est saisissant entre l’évocation de la couronne d’épines et celle des « ceveus blons »352 du protagoniste.

Cette rupture avec le monde humain rappelle celle que vit l’ermite de l’Entrée d’Espagnequi vit reclus et se nourrit à peine353. Mais là où, dans l’épopée du Padouan, le passage par la déshumanisation permet une accession à la sainteté, elle reste sans effet chez Nicolas de Vérone354. La disparition de l’humanité apparaît dès lors comme une simple conséquence de la brutalité des affrontements sans pour autant permettre de mouvement d’élévation vers une béatitude quelconque.

En effet, Nicolas de Vérone se limite à des descriptions réalistes, ou pour le moins vraisemblables, des combats, comme le ferait un auteur de chronique ou d’annales. Par exemple, le tableau brossé de la plaine de Thessalie après la bataille de Pharsale montre à quel point le désastre a été grand. Toute idée de l’homme est réduite à néant :

‘D’iluech se stuit partir Cesar ao cors ardi
Por la fetor des mors qe le air corumpi.
Sa zans roba le camps, poi furent departi.
Lion e ors e lous istrent dou bois foili
E d’autres desertines ou i furent nori
Pour l’oudor des charognes ond fu le camps garni.
Li avoutour, les aygles furent tous acoili
Sor ceus qe gisoient e furent reampli :
As fils porterent a tretot lour deli ;
Les pieces laisoient, selong qe li pleisi,
Por li aubres ramus, qe nul ne lour nuisi.
Mainte foiz portoient ces osiaus enrabi
Les pieces de le zarn -selong qe je vous di-
Desor l’ost Cesaron -se l’auctor ne menti- ;
E quand estoient bien dou porter aleni,
I lasoient ceïr le past ch’orent saisi
E sanglentoient lour e lour heomes bruni.
Mes tant nen portoient q’ao champs fust menuï355.’

Il n’est plus question que de « fetor des mors », « audor des charognes », animaux sauvages (« lions, ors, lous, avautours, aygles »…) et finalement « poriture »356. Cette vision d’apocalypse, qui conclut le chapitre XII des Fet des Romains, est fidèlement retranscrite par Nicolas de Vérone parce qu’elle témoigne de la brutalité des assauts.

Aux motifs récurrents du feu et du sang, le poète franco-italien ajoute donc celui du démembrement et de la dislocation des corps comme pour donner à ses textes un air de vraisemblance. Les héros épiques se battent, avec toutes les ressources qui sont les leurs, pour mettre à mort leurs adversaires et les nier en tant qu’êtres humains.

Notes
323.

La Passion, v. 427, 464, 492, 495, 621-639, 655 et 776.

324.

La Pharsale, v. 771-774.

325.

R. Menéndez-Pidal parle de l’h iperbólica espadada caractéristique de l’écriture épique (dans son article « Lo irreal y lo maravilloso en la Chanson de Roland », La Technique littéraire des chansons de geste : actes du colloque de Liège (Septembre 1957), Paris, Belles Lettres, coll. Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et de Lettres de l’Université de Liège, Fascicule CL, 1959, p. 198-200 consacrées aux « exagérations monstrueuses »). Ce motif est très présent dans la Pharsale. Voir par exemple les v. 1098, 1140, 1160, 1226-1227, 1277, 1293, 1640-1641 et 1780.

326.

D. Poirion, Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Age, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, n° 1938, 1982, p. 20.

327.

La Pharsale, v. 874, 1487, 1707, 2131 et 2216.

328.

La Pharsale, v. 1561, 1567-1568, 1594-1595, 1627, 1635, 1642-1643.

329.

La Pharsale, v. 1663-1673.

330.

La Prise de Pampelune, v. 3053-3057, 3544-3547, 3745-3746 et 4603-4605.

331.

La Pharsale, v. 1691, 1092, 1123, 1216-1217, 1260-1261, 1278, 1300-1301, 1321, 1599, 1638 et 1783.

332.

La Pharsale, v. 2840. Le verbe se retrouve avec une signification similaire dans la Prise de Pampelune, v. 288 et 2107.

333.

La Pharsale, v. 1901.

334.

La Pharsale, v. 2344-2346 :« Und ze quier un servis :

Qe me facés trencer li membres e le vis

E çeter en la mer sens nul autre respis ».

La Pharsale, v. 3067-3068 :« Qe vos me estranglés, ni i soit autre mercy,

Ou vos m’ostés le chief a un brand d’acier forby ».

Voir également le v. 2420 : « Se vos me detrençastes le cef en sa presançe ».

335.

Futin conseille à Ptolémée : « trençons la teste a Pompiu », v. 2875. Après délibération, le roi d’Egypte s’en remet à cet avis et arme Settimus qui

Li trença li chief sens autre contredit

A un cortieus açerin : da deu soit il maudit,

Qar il jeta le bust en la mer a delit

Achilas prist le chief, qi che l’ait en despit,

E sour un fust de lance il l’oit mis e afit », v. 3091-3095.

336.

La Pharsale, v. 3033.

337.

La Pharsale, v. 3150-3155.

338.

Les Fet des Romains, p. 567, l. 20-25 et p. 568, l. 7-9.

339.

Homère, L’Iliade, éd. J.‑L. Backès, Paris, Gallimard, coll. Foliothèque, 2006, XXII, v. 131-410.

340.

On notera d’ailleurs que lorsque le narrateur décrit l’arme de Pompée et qu’il en précise la provenance, il explique que l’épée appartenait auparavant à Hermins, dont le fils Farnal a tranché la tête, avant de s’en emparer et d’en faire don à Pompée. Voir la Pharsale, v. 1432-1433.

341.

Esaïe, 52, 14.

342.

« A cist mot ceus Juïs mantinant le pristrent / E, a gise d’un lairon, les mains li loierent », la Passion, v. 391-392.

343.

Voir par exemple la Passion v. 418, 429, 478, 529, 534, 540, 672, 817, 860, 868, 880.

344.

Jésus « fu mené », « fu lié », « fu flaiellé », « fu clavellé ». Voir la Passion, v. 397, 493, 501, 503, 627-628, 648, 651 et 775. Pour des exemples de COD, voir les v. 426, 434, 456, 463, 561, 573, 586, 687, 710, 740 et 759. Pour des exemples de COI, voir les v. 492, 496, 571 et 625.

345.

La Passion, v. 392.

346.

La Passion, v. 498-499.

347.

La Passion, v. 571-572.

348.

La Passion, v. 629-634.

349.

J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit., p. 216.

350.

Voir par exemple, Arnoul Gréban, le Mystère de la Passion, v. 20834-21187 ; Jean Michel, le Mystère de la Passion, v. 22641-22646, 22687-22692, 20891-20892.

351.

Voir par exemple, Jean Michel, le Mystère de la Passion, v. 2812-2816, 3004-306, 26783-26784 ; la Passion du Palatinus, v. 292-293.

352.

La Passion, v. 652.

353.

L’Entrée d'Espagne, v. 14806-14917.

354.

Au sujet du passage de l’ermitage dans l’Entrée d'Espagne voir J.‑C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien ? », art. cit., p. 309-314 et « Le héros et l’ermite : sur un passage de l’Entrée d'Espagne », Ce nous dist li escris… Che est verite, Senefiance, n° 45, Aix-en-Provence, CUERMA, Université de Provence, 2000, p. 282.

355.

La Pharsale, v. v. 2043-2060.

356.

Respectivement v. 2044, 2048, 2046, 2049 et 2064.