C’est que le genre même de l’épopée induit une certaine exacerbation des passions, en particulier de l’ardeur combattante, laquelle s’exprime, traditionnellement, par le lexique de l’emportement et de la démesure émotionnelle. Hybris, fortitudo et furor sont autant de notions qui permettent de tracer les contours de la personnalité des chevaliers épiques. Pour l’œuvre de Nicolas de Vérone, il convient d’ajouter l’ire.
Ainsi, les hommes de Charlemagne « ferirent tuit a force por grand ire mortal »357. Le dévouement à la cause défendue se lit dans la rapidité et l’intensité des réactions affectives : à peine vient-on de refuser la négociation qu’il envisageait que Roland s’échauffe, et répond à son ennemi « con ciere iree »358. L’ire du héros est intrinsèquement liée au contexte guerrier et définit le protagoniste dans sa fonction de défenseur de la foi. De la même manière, la conquête de la Stoille commence de façon extrêmement violente, les Pairs « trosque a la metre porte brocerent a furour »359.
Cette énergie belliqueuse n’est pas réservée aux seuls Chrétiens et concerne tout combattant qui cherche à défendre ses intérêts et sa vie. Maozeris par exemple, roi féroce et impulsif, est un bon guerrier qui fait preuve d’une ardeur extrême et apparaît bien souvent « iriés plus che dragon »360. Cependant, pour être récurrentes, les évocations d’un Maozeris furieux au combat n’en sont pas moins attendues. Tout entiers dévoués à la lutte qu’ils mènent, les personnages paraissent toujours davantage passionés que leurs adversaires leur sont chers.
Tout « d’ire embrasiés », reconnaissant lui-même « mout suy airiés », « iriés e coureçous », le père d’Ysorié se jette sur son ancien compagnon Sanson « a loi d’ome irascu »361, et si le nouveau converti lui adresse la parole,
‘Quand Maozeris l’oï, tretout prist a rogirLa douleur et la déception d’avoir perdu un allié motivent la haine et donc la fureur belliqueuse. Du reste, le sentiment est partagé, et les deux adversaires, « de grand irour espris / Bien fesoient semblant de mortieus enemis »363.
Il n’est alors pas étonnant de voir les passions à leur paroxysme lorsque le père doit affronter l’enfant qu’il a, par amour, épargné la nuit précédente364. Ysorié essaie de convaincre l’ancien seigneur de Pampelune du bien-fondé, de la nécessité et des avantages de la conversion, ainsi que de la puissance et la magnanimité de Charlemagne. Mais le sermon ne produit pas les effets escomptés : « Mout par fu Maozeris de grand ire enflamés »365. L’intensité de l’émotion, qui se lit à travers l’expression pléonastique ou tout du moins réduplicative, « mout … grand », est proportionnelle à l’attachement de l’homme pour son fils. Désormais « courouciés », « aïriés », il se bat et frappe violemment celui que sa conscience a interdit de tuer la veille : « Le coup fu fier e fort e par ire doniés »366.
Maozeris affiche la même brutalité pendant les assauts que lors de leur préparation ou de leur dénouement : il « s’en alla a Saragoze plain de duel e d’irour » pour préparer l’embuscade du mont Garcin, et il « rogi com coral »367 quand l’armée française, secourue par Désirier, reprend le dessus.
Chez Nicolas de Vérone, les héros antiques éprouvent des sentiments similaires et le poète franco-italien n’hésite pas à adapter le texte source qu’il utilise pour faire de ses personnages des figures proprement épiques. Ainsi dans la Pharsale, César est non seulement impatient de se battre368, conformément à la tradition littéraire héritée du texte de Lucain, mais encore heureux à l’idée d’engager le combat :
‘Quand vit la giant Pompiu dexandre jus ao bais,Les Fet des Romains évoquent l'empressement du protagoniste et sa « granz rage »370 de porter les armes mais son enthousiasme s’explique par le désir d’être maître de Rome :
‘« O ! dist il, je voi le tens que je tant avoie desirré, que tot poïst estre ou fors ou enz ». La demore, sanz faille, li grevoit, conme celui qui tost vossist estre au desore et tendoit a seignorie371.’C’est également le cas dans les Fatti di Cesare où il tarde au meneur d’hommes de pouvoir faire montre de sa bravoure :
‘Allora vidde Pompeo e sua gente descendere. Allora disse : « ecco ciò che io ò desiderato ; d’essere a ciò che mi può de la battaglia venire » per ciò che la dimoranza lo gravava troppo372.’Le texte évoque aussi le « grande caldo di combattare »373 de César mais seul le Véronais insiste sur le bonheur de se battre propre à l’idéologie épique du « génocide joyeux » dont parle J.‑C. Payen au sujet de la Chanson de Roland 374. Dans la chanson de geste, l’exaltation de César est celle des preux chevaliers, des guerriers valeureux.
De fait, la joie que l’on peut éprouver à l’idée du combat est un critère de définition de la valeur des soldats romains. Nicolas de Vérone précise à ce propos que deux catégories d’hommes s’opposent : ceux, méprisables, qui redoutent la mêlée et ceux qui, au contraire, s’en réjouissent :
‘Iror e mautalant e petite merciD’un point de vue strictement épique, César apparaît donc comme un archétype de l’héroïsme belliqueux, prompt à engager les hostilités et heureux de faire couler le sang de ses adversaires, comme en témoigne sa réaction lors du premier assaut contre Pompée : « De la jostre Pompiu reprist confort e joie »376. Et lorsque Domice, champion républicain, agonise, « Mout fu çoiant Cesar quand vit dou sang le rai »377.
Cette volonté d’exterminer l’ennemi s’explique par le caractère démesuré des guerriers. Dans la tradition épique française, Roland et Olivier, tous deux excellents chevaliers, se distinguent, de façon quelque peu schématique, l’un par sa prouesse, l’autre par sa sagesse378. Or, l’opposition bien connue entre les deux compagnons de la « loial druerie »379 s’estompe dans l’œuvre de Nicolas de Vérone. Dans laPrise de Pampelune, il ne reste qu’un seul exemple de la différence fondamentale de caractère entre Roland et Olivier. Il s’agit de la description du combat que les douze Pairs livrent à Maozeris et à son armée, à la suite de l’épisode du ravitaillement de Toletele. Roland alors « saili sus, com home plain d’irour »380, il tue un Sarrasin, puis un second, avant d’en offrir le cheval à Olivier qui le remercie « con grand douçour »381. L’effet d’antithèse, accentué par la rime elle-même, demeure un cas isolé dans cette épopée.
En revanche, les termes se retrouvent dans la Passion où le sentiment belliqueux exacerbé des Juifs s’oppose à la modération de Jésus et à son refus de la violence. La foule, excitée par les grands prêtres du Sanhédrin, malmène le Christ et un valet le frappe « par grand irour »382 si fort
‘Qe crolier il li fist li dens ; e cum furourLa rime souligne l’antinomie des deux attitudes et inscrit le déchaînement de l’hybris dans la thématique religieuse. Dans le même temps, la fortitudo et la sapientia complémentaires du couple d’Oxford sont assimilées à un antagonisme strict et irréconciliable.
C’est sans doute ce qui explique que Nicolas de Vérone ait pris le parti de peindre un Olivier davantage preux que prudent : « fort e ardi »384, le chevalier n’hésite pas à participer aux combats et peut lui aussi éprouver des sentiments violents :
‘Dedens la gregnor presse de celle giant paiaineLa discrétion d’Olivier en tant que représentant idéalisé du bon sens est significative dans les textes franco-italiens386. L’auteur de l’Entrée d’Espagne n’hésite pas, quant à lui, à peindre le compagnon de Roland sous des traits proches de ceux qui caractérisaient le héros épique emporté dans le texte de Turold. Alors que le géant Feragu affronte tour à tour chacun des Pairs de l’armée française, Olivier, qui n’a plus rien de sage, et avant même Roland, se lance dans un duel téméraire dont il ne pourra avoir le dessus :
‘Lors se part Oliver ;Défait par le Païen, effrayé par la mort388, il est fait prisonnier et le « segont plus loé »389 « se rend por chetis »390. Dans cet épisode, le Padouan montre les limites de la fortitudo dont Olivier devient ironiquement le symbole.
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Nicolas de Vérone peint le caractère des personnages de la Passion avec des termes similaires à ceux traditionnellement utilisés dans les épopées. Le trouvère franco-italien s’attache ainsi à donner une image complexe de l’univers héroïque, au sein de laquelle se superposent des traits hérités de l’histoire antique, de la tradition religieuse et du mythe carolingien. Mais les différentes facettes des personnages convergent toutes vers une vigueur et une violence proprement épiques.
En effet, les trois chansons de geste de Nicolas de Vérone ont en commun de montrer des sentiments exacerbés. Les données synoptiques sont relues et réinterprétées à travers le canevas des légendes épiques et la brutalité, qui se trouve au cœur du récit de la dernière semaine de vie du Christ, évoque celle qui sous-tend les épopées carolingiennes. Dans chacun des trois poèmes franco-italiens, deux partis s’affrontent sans merci jusqu’à l’anéantissement de l’un des deux, favorisant le recours aux motifs du feu, du sang et de la dislocation des corps.
La violence, présente dans la Pharsale, la Prise de Pampelune et la Passion, est alors un des principes de l’unité de l’œuvre de Nicolas de Vérone. Attendu en contexte guerrier, le furor épique apparaît dès que deux entités nettement opposées s’affrontent. Malgré des inspirations différentes, héritées aussi bien de l’histoire romaine, du mythe rolandien que des récits évangéliques, les poèmes franco-italiens du Véronais accordent tous trois une large place à la démesure et à l’ire guerrière.
La Prise de Pampelune, v. 4802.
La Prise de Pampelune, v. 5865.
La Prise de Pampelune, v. 1526.
La Prise de Pampelune, v. 1212.
La Prise de Pampelune, respectivement v. 4576, 4577, 4702 et 4927.
La Prise de Pampelune, v. 4978-4979.
La Prise de Pampelune, v. 4989-4990.
La Prise de Pampelune, v. 724-736.
La Prise de Pampelune, v. 1128. Une même réciprocité de l’animosité préside à l’affrontement entre Maozeris, Gaudin et Basin qui « s’encontrerent ensemble plains d’irour e d’aïn », v. 889.
La Prise de Pampelune, respectivement v. 1132, 1134 et 1144.
La Prise de Pampelune, v. 1534 et 1984.
La Pharsale, v. 699-700.
La Pharsale, v. 682-685.
Les Fet des Romains, p. 512, l. 14.
Les Fet des Romains, p. 512, l. 6-9.
Les Fatti di Cesare, livre VI, VII, p. 203.
Les Fatti di Cesare, livre VI, VII, p. 203.
J.‑C. Payen, « Une poétique du génocide joyeux », art. cit., p. 226-227. Dans la version du Lucano tradotto in prosa,(d’après le manuscrit 2418 de la Bibliothèque Riccardi, éd. V. Nannucci, Manuale della letteratura del primo secolo della lingua italiana, Firenze, Barberà, Bianchi ed e Cie, 2ème édition, 1856 t. 1, p. 507-515 et t. 2, p. 172-192) l’auteur passe directement du discours de Pompée au sujet du « sofferire della battaglia », p. 181-184, à la harangue de César à ses hommes : « Come Cesare parlò a’ suoi cavalieri », p. 184-189. Il n’est donc pas question de l’enthousiasme du guerrier.
La Pharsale, v. 69-73.
La Pharsale, v. 1347.
La Pharsale, v. 1474.
La Chanson de Roland, v. 1093.
La Prise de Pampelune, v. 2162.
La Prise de Pampelune, v. 4784.
La Prise de Pampelune, v. 4792.
La Passion¸v. 425.
La Passion, respectivement v. 427-429.
La Prise de Pampelune, v. 1167.
La Prise de Pampelune, v. 4535-4539 et 4570-4572.
Voir à ce sujet S.‑M. Cingolani, « Innovazione e parodia nel Marciano XIII (Geste francor) », Romanistisches Jahrbuch, band 38, 1987, p. 74.
L’Entrée d'Espagne, v. 1348-1354.
L’Entrée d'Espagne, v. 1377.
L’Entrée d'Espagne, v. 1387.
L’Entrée d'Espagne, v. 1377.