L’œuvre de Nicolas de Vérone est résolument épique : elle en a la forme versifiée et rimée, la thématique ainsi que les principaux artifices rhétoriques. L’esprit de la chanson de geste est incontestablement bien vivant dans les légendes héroïques que retranscrivent les auteurs franco-italiens. Pour la Prise de Pampelune, cette appropriation des canons français est d’autant plus manifeste qu’il s’agit d’une épopée carolingienne aux figures héroïques ancestrales et, dans le même temps, de la stricte continuation du poème épique du Padouan.
A la suite de l’Entrée d’Espagne, la chanson narre les aventures de Charlemagne avant le massacre de Roncevaux. De la sorte, le contenu de cet ensemble, ainsi que celui des autres récits italiens de la matière espagnole, peut aisément être rapproché de celui de l’épopée française Gui de Bourgogne 391 dans le sens où ces textes occupent la même place dans la Rolandéide. Mais si l’ancrage temporel est le même dans les deux épopées, les détails de l’histoire et le point de vue de l’auteur varient sensiblement d’un texte à l’autre. Dans le poème français, l’armée de Charlemagne peine en Espagne depuis de longues années et les enfants des héros partis se battre sont en âge de prendre eux-mêmes les armes. A leur tête, Gui, nommé roi, rejoint les troupes de l’empereur en Espagne pour achever la tâche entreprise par leurs pères et libérer le chemin de saint Jacques. Ainsi, cette épopée participe de ce que D. Boutet appelle, au sujet de la distinction entre épopée et roman, le « passage de l’âge des Pères à l’âge des Fils »392.
Or, en Italie, aussi bien dans la Prise de Pampelune que dans les Fatti de Spagna ou la Spagna, le secours apporté à Charlemagne ne vient pas des Fils restés en France mais bien des Italiens eux-mêmes, du roi lombard Désirier qui, logiquement, n’est le héros d’aucune légende épique française. Cependant, les auteurs des premières chansons connues n’ignorent pas que Charlemagne a été en conflit avec Didier de Lombardie et cette donnée, que l’on retrouve dans certaines histoires profanes et Vies de Saints 393, sert par exemple de cadre aux aventures d’Ogier394. Mais dans ces textes les deux rois sont rivaux alors que chez Nicolas de Vérone, les Lombards viennent aider Charlemagne dans sa conquête de l’Espagne. De la sorte, les héros de la Prise de Pampelune sont autant les Lombards que Roland ou l’empereur de saint Denis.
Au delà des simples mécanismes propres au phénomène de l’adaptation franco-italienne de textes préexistants, il semble que l’introduction de nouvelles figures exemplaires dans le cycle des légendes épiques françaises par Nicolas de Vérone ait, dans la Prise de Pampelune, un sens particulier et révèle une nouvelle conception de l’idéal humain.
Gui de Bourgogne, chanson de geste publiée pour la première fois d'après les manuscrits de Tours et de Londres, éd. F. Guessard, H. Michelant, Les Anciens poètes de la France Paris, A. Franck, Vieweg, 1859.
D. Boutet, Formes littéraires et conscience historique, op. cit.,p. 273.
C’est le cas du Chronicon Novaliciense, ou Cronaca di Novalesa, éd. G.‑C. Alessio, Turin, Einaudi, 1982. Ce texte rédigé vers 1050 qui donne des détails sur les vies de Charlemagne et de Didier. Les luttes entre les deux rois se retrouvent également dans Ami et Amile, strophes 97-110 ainsi que dans l’épître 2 de Raoul le Tourtier, Œuvres complètes, éd. M.‑B. Ogle, D.‑M. Schullian, P apers and Monographs of the American Academy in Rome, VIII, Rome, 1933, p. 256-267.
Le prototype de l’Ogier légendaire semble être le baron Autcharius qui appartient à la suite de la veuve de Carloman, réfugiée auprès de Dider, roi des Lombards, quand Charlemagne envahit les états de son frère en 771. Voir La Chevalerie Ogier de Dannemarche, éd. M. Eusebi, Milano Varese, Istituto Editoriale Cisalpino, 1963. La version française a été reprise dans le texte franco-italien Le Danois Oger, Enfances - Chevalerie. Nous respecterons ces deux titres différents pour distinguer la chanson française de la chanson franco-italienne. Pour une étude des différents remaniements de la légende, voir l’ouvrage de K. Togeby, Ogier le Danois dans les littératures européennes, Copenhague, Munksgaard, 1969.