1/ L’adaptation italienne : l’intervention des Lombards

Réécrivant les textes français, les auteurs transalpins ont eu à cœur de faire en sorte que le soutien apporté à Charlemagne, qui peine en Espagne depuis de longues années et ne parvient pas à prendre la cité de Pampelune, soit italien et, plus précisément, lombard. C’est là le reflet d’un orgueil national tout à fait légitime et la haute opinion que les poètes ont de leur territoire ne doit pas surprendre. Nicolas de Vérone prête à Naimes, personnage connu depuis la Chanson de Roland pour son bon sens et ses conseils avisés, une véritable apologie de la Lombardie, précisant au sujet de Désirier :

‘« Q’il a’ou meilor païs, le plus bieus e plus grais
Che se poüst trovier de ci ao port de Chaifais,
On[d]sempre il puet donier civaus, diners e drais »395.’

L’opulence des terres et la richesse de la région, soulignées par un des plus fidèles barons de Charlemagne, et des plus sages, sont données ici comme incontestables et sont le reflet de la fierté de l’auteur. Un procédé similaire se trouve dans le Danois Oger où l’auteur témoigne de son admiration pour la cité lombarde de Brescia, dénommée Besgora dans les poèmes franco-italiens396.

Désirier est roi de Pavie et règne sur la Lombardie, région des auteurs qui adaptent les textes français. Les Italiens, fort habilement, choisissent ce roi Didier car il est de la même époque que Charlemagne. En 756, une expédition franque dégage Rome, assiégée par Astaulf, roi lombard. Les terres rétrocédées par les Lombards dans la région de Pavie sont remises au Pape par Pépin le Bref. Didier, fils d’Astaulf, tente de composer avec la puissance franque en donnant ses deux filles en mariage aux fils de Pépin, Charles397 et Carloman. En vain car, en 771, devenu, la même année, roi des Francs, Charles répudie son épouse lombarde et, en 773, à l’appel du pape Adrien 1er, opère une descente en Italie. Après sa victoire, il coiffe, à Milan, la couronne de fer des rois lombards et devient « roi des Francs et des Lombards et Patrice romain ». Didier est destitué en 774398.

Les poètes italiens manifestent ainsi un profond souci de cohérence des dates et de la chronologie. Mais ils adaptent largement les données historiques puisque les Lombards de leurs textes sont valeureux, autant sinon plus que les Français et parviennent à s’emparer de Pampelune. Ce thème est couramment répandu et Nicolas de Vérone, le développant à son tour, s’inscrit dans la lignée des œuvres franco-italiennes. Il adapte les éléments narratifs de la légende aux besoins de la célébration de héros nationaux.

Cependant, la structure de la Prise de Pampelune permet de mettre particulièrement en relief la bravoure de Désirier et de ses hommes. En effet, le découpage séquentiel de l’épopée fait apparaître six épisodes centrés chacun autour d’un personnage principal : Désirier, Maozeris, Altumajor, Basin et Basile, dont l’ambassade malheureuse est un élément constitutif de l’histoire poétique de Charlemagne, et Guron de Bretagne. La dernière partie du texte fait exception à cette logique de construction et marque la relance de la progression de Charlemagne en Espagne grâce à la conquête de nouvelles villes au nombre desquelles Cordoue399. A ces six moments tout à faits distincts du poème s’ajoute un long épilogue400 où les fils sont renoués avec la Chanson de Roland et où le sort des principaux protagonistes encore en vie est réglé.

Le premier épisode de la chanson de Nicolas de Vérone est consacré à Désirier et le poète s’éloigne ici de l’objectif de son prédécesseur qui voulait « dir del neveu Carleman »401 et précisait dans son prologue que Roland était celui « par chi l’estorie et lo canter comanze »402. Dans le texte du Padouan, le guerrier français est au cœur des aventures orientales mais il n’est le protagoniste central d’aucun chapitre particulier dans la continuation de l’Entrée d’Espagne. Il a été remplacé, en cela, par Désirier, héros du premier épisode du texte et sans doute du plus important puisque c’est celui qui permet à la Reconquête de progresser. La structure de l’œuvre révèle donc l’importance des Lombards.

Pourtant, dans les légendes épiques françaises, ce peuple a fort mauvaise réputation, depuis Gaufrey 403 jusqu’à Renaut de Montauban 404, et sert de faire-valoir à ceux qui veulent prouver leur bravoure. Ainsi les héros peuvent-ils déclarer dans la première chanson :

‘« Mès nous ne sommez mie Lombart ne païsant,
Ains sommes chevaliers hardi et combatant […]
Ja ne sommez nous pas ne couart ne lennier,
Et si ne sommez pas Lombart ne Berruier,
Ainchiès sommez de Franche li meillor chevalier »405.’

Dans l’autre poème, la qualité des adversaires affrontés est définie, par opposition à celle des Italiens du Nord et, curieusement, à celle des peuples de Grande Bretagne :

‘« Ce est la flors de France que avons encontré.
Ce ne sunt pas Lombart ne Anglois d’outre mer,
Ains sunt li meillor prince que l’on puisse trover »406.’

Les Lombards sont traditionnellement accusés de toutes les faiblesses et les épopées les décrivent comme des hommes de piètre valeur militaire, couards, prompts à prendre la fuite, peu versés dans l’art du combat :

‘Ce sont Lombart ; j’ai oi tesmoignier
Que il ne valent en armes un denier407.

Tant sont coart, n’on force ne vertu408.

Mes de fouïr est toz jorz vo mestiers !409

Lombard ne sevent itel cose mener
De grant bataille ne se sevent meller410.’

L’auteur de la Prise de Pampelune se souvient de ces critiques lorsqu’il fait dire à Désirier qui exhorte ses troupes au combat au début du poème :

‘« Or dunc dou bien fenir
Ce che avons comencié, si che gabier ne rir
Ne se puisent de nous celour q’en ont dexir »411.’

Cette allusion adressée aux Français412, qui renvoie par exemple aux nombreuses moqueries dont les hommes de Désirier sont l’objet dans les Fatti de Spagna 413, apparaît comme un élément patriotique de la part du trouvère italien et est le signe même de la persistance de la mauvaise réputation des Italiens dans les œuvres que les auteurs franco-italiens retranscrivent.

Or, dès le premier vers de sa chanson, Nicolas de Vérone renverse toutes les données littéraires dont il s’inspire pourtant en évoquant le « vailant roi Lombart »414 ce qui, à l’époque de la rédaction des textes, relevait, en dehors de l’Italie, de l’oxymore. Le deuxième hémistiche de l’épopée de Nicolas de Vérone est ainsi un des plus audacieux et des plus représentatifs du mécanisme d’appropriation, par les Italiens, des matières françaises.

La bravoure de Désirier est un aspect particulier de la légende telle qu’elle se rencontre en Italie415, mais Nicolas de Vérone l’isole et la met en évidence au début de sa Prise de Pampelune, comme pour bien délimiter les bornes au sein desquelles il convient de comprendre son œuvre. Désirier est nommé d’abord par une périphrase, et cette périphrase insiste en premier lieu sur sa bravoure militaire et sa vaillance. L’adjectif « vailant » précède même la désignation du roi : ce qui le définit avant tout, c’est donc sa qualité guerrière. L’héroïsme des Lombards est alors un présupposé nécessaire à la compréhension de la suite de l’ Entrée d’Espagne.

L’analyse détaillée de l’incipit du poème du Véronais va dans ce sens et les vers d’exposition, qui mettent en scène la sortie des troupes italiennes se précipitant sur les Allemands et en tuant plus de quatre mille, sont des plus significatifs :

‘Cum fu la sbare overte, le vailant roi Lombart
S’en isi primerain sour un detrier liart,
La lance paomoiant con un vis de liopart
E consui duc Herbert que n’estoit mie coart :
Cuisin germein estoit de Naimes le veilart.
L’escu e l’aubers li fause e’ou cuer par mi li part :
Mort l’abat mantinant dou bay de Danesmart.
Pues a treite la spee com frans home e gailart,
E tuelt le cief à un autre, e pues dit ch’il se gart.
Bertram le Yenoois e Ranbert e Riçart,
Rainer e Aimeri, Floran, Fouche e Guiçart,
Bovon, Garnier e Gui e Baud e dan Aichart,
Aoberis e Johans, ond nul ni estoit coart,
Cescun a suen pooir i fiert bien da sa part,
Ond maint Tiois fuient com pour ciens le renart.
Mes ceus as lonçes lances, che bien saivent lor art,
Des civaus des Tiois font merveilous desart :
Car en trou mains de terre che n’est le treit d’un dart
Bien plus de quatre mille en ont mort à desart416.’

Tout au long de ces 19 premiers vers, la rime confirme le renversement des valeurs établies dans les textes originaux : le « Lombart »417 tire son épée « com frans home e gailart »418. Suit une énumération des hauts personnages qui composent cette armée, « ond nul ni estoit coart »419, puis l’auteur conclut : « ceus as lonçes lances, che bien saivent lor art »420. Comme une sorte de refrain, la rime vient régulièrement souligner que les Lombards sont des experts en art militaire et qu’ils sont bien loin de la lâcheté qu’on leur a souvent reprochée. Courage, valeur, vaillance sont leurs attributs essentiels et l’Italien qui s’effraie devant un escargot parce que sa coquille lui semble un bouclier redoutable421 n’a que peu de traits communs avec les hommes de Désirier.

Nicolas de Vérone ne se contente pas d’affirmer que le roi lombard est « vailant », ainsi que son peuple, il en donne des preuves irréfutables. Les Allemands, évoqués au vers 15, sont totalement mis en déroute : « Ond maint Tiois fuient com pour ciens le renart ». Ils semblent en infériorité et sont stylistiquement écrasés, resserrés dans ce vers unique, alors que les Lombards déploient leurs forces sur la totalité de l’extrait. Cette disproportion annonce déjà leur défaite, qui sera effective au dernier vers : « Bien plus de quatre mille en ont mort ». De plus, ces Allemands apparaissent comme un groupe indissociable, en témoignent le « maint »422 et le nombre « plus de quatre mille ». Ils ne bénéficient d’aucune individualité, d’aucune épaisseur et ils se caractérisent par leur fuite, action peu glorieuse s’il en est, fuite soulignée par la césure423.

L’ouverture de la Prise de Pampelune est donc très efficace, en ce qu’elle valorise un peuple, celui des Lombards, au détriment d’un autre, fortement dénigré. Probablement faut-il, comme le suggère A. Limentani, lier cette critique à l’esprit anti-allemand présent dans nombre de textes de l’Italie septentrionale de l’époque comme dans la canzone de Pétrarque « Italia mia »424.

La chanson franco-italienne de Berta da li pè grandi est particulièrement hostile à l’Allemagne et en fait un territoire de dangers, strictement opposé à la patrie de son auteur : les messagers qui sont envoyés demander la main de Berte passent à l’aller par la Lombardie et leur voyage se déroule sans difficulté aucune425. Au retour, en revanche, le convoi ne suit pas les recommandations de la mère de Berte qui enjoint à sa fille d’éviter l’Allemagne et de passer par la bonne route, sûre, où aucun risque n’est à craindre et qui traverse le Nord de l’Italie426 :

‘Nen volse pais por Lonbardia torner
Por Alemagne se prendent a erer427.’

C’est alors que commence « li grande engonbrer »428. L’adaptateur italien s’éloigne en cela du texte d’Adenet qui loue la valeur des guerriers allemands, lesquels se sont battus, au côté des Français, contre les Infidèles429. Dans le manuscrit de Venise en revanche, la fausse Berte descend de la lignée de Mayence et cette appartenance suffit à la définir comme un personnage vil et néfaste, de la même façon que Nicolas de Vérone associe la noirceur de Ganelon au peuple germanique en désignant le protagoniste « Gainelon l’Aleman »430.

Cette peinture très négative des Allemands trouve son fondement dans la lutte qui fait rage en Italie entre Guelfes et Gibelins et qui fait décrire par exemple à Clément IV les Allemands qui soutiennent le parti de l’Empereur comme des « sceleratos Theutonicos […] excommunicatos et perfidos ac sedis Apostolicae inimicos »431. De fait, l’esprit anti-impérialiste et germanophobe est bien présent dans la littérature franco-italienne432.

Il se retrouve logiquement dans l’œuvre de Nicolas de Vérone qui impute à Crastinus, chevalier césarien, la responsabilité de l’engagement des hostilités en Thessalie. Or, d’après l’auteur de la Pharsale, « cist fu nés d’Alemagne –cum l’istorie dispont- »433. Maudit depuis Lucain434, le personnage qui accomplit une action aussi vile, condamnable et lourde de conséquence ne peut être, dans la version franco-italienne, qu’un Germain435 ! La Prise de Pampelune complète cette donnée anecdotique par la présentation de la déroute des « Tiois »436, même si le Véronais concède au duc Herbert la qualité de qui n’est « mie coart »437. Le Padouan est plus sévère envers le personnage qu’il présente à la tête de la mutinerie polonaise. Les Allemands de l’Entrée d’Espagne 438 refusent de suivre les commandements du roi,

‘Anç penserunt deu lor sir traïment,
Ch’il s’en irunt, et unt feit sagrament
De non servir le roi a son vivent439.’

Ce « fol acordement »440 leur vaut le mépris des Français qui, à la suite de Salemon de Bretagne et sur ordre de Charlemagne, les attaquent comme « ce fusent jent Pagaine »441. Mis en déroute, ils fuient442 avant d’être clairement identifiés par Naimes et de se repentir443. Ils font à nouveau partie de l’armée française dans la Prise de Pampelune et peuvent assaillir Désirier et ses hommes. Nicolas de Vérone prend alors le strict contre-pied de la situation décrite par le Padouan, les assiégés d’hier devenant les assaillants d’aujourd’hui, tout en conservant aux Allemands l’apanage de l’erreur puisque leur combat contre Désirier est totalement illégitime dans la Prise de Pampelune.

Requise par Charlemagne, la tentative de conquête de la cité espagnole par les Allemands est un « grand outraçe »444 fait à Désirier :

‘Car i le voloient de sa maison jetier
E avoir honour de ce che i n’avoient à fier445.’

Charlemagne reconnaîtra ses torts et s’en amendera mais le peuple germanique reste marqué du sceau du déshonneur puisqu’il attaque ceux dont il aurait fallu saluer l’exploit. Soumis par Désirier, les Allemands jouent un rôle de faire-valoir des Italiens, dont ils se moquaient pourtant dans les Fatti de Spagna :

‘Dice lo cunto che quando li Lombardi fono tuti arivati al campo, la zente de Franza e de Allamagna zaschaduno faxeva grande beffe de li Lombardi446.’

Dès lors, ils ne sont pas sans évoquer nombre de guerriers fanfarons aussi vils que vantards et le poète franco-italien ne les mentionne plus dans la suite de la Prise de Pampelune.

En revanche, Nicolas de Vérone insiste à plusieurs reprises sur la valeur guerrière des Lombards, qui savent aussi bien mener l’attaque que se défendre. Ainsi face à l’armée de Charlemagne :

‘Lombars ne firent ne viste ne semblant
Che de lour dotousent le vailement d’un gant :
Ains se defendoient par si fer ardimant
Che François disoient entr’eus comunelmant
Che meis ne veirent gient fer tiel defensemant447.’

L’opposition terme à terme entre les deux peuples est tout à fait nette, et les expressions superlatives « si fer ardimant » et « tiel defensemant » ainsi que la précision temporelle « meis ne veirent » donnent une idée de la bravoure du peuple de Désirier, dont les Français sont obligés de convenir.

De fait, c’est ce roi lombard qui est parvenu à battre Maozeris et à s’emparer de son palais, alors que les troupes de Charlemagne y peinaient depuis cinq ans. La Prise de Pampelune est son œuvre personnelle. Roland loue les mérites du roi de Pavie :

‘« Ch’il a feit en un jour plus bontié, sans gaber,
Che en cinc ans n’avons feit »448.’

La césure sur « un jour » accentue la rapidité de son exploit guerrier et cette vitesse d’exécution participe de l’efficacité de la prouesse. L’article « un » a ici une valeur de numéral et signifie « en un seul et même jour ». Le contraste est alors flagrant entre les cinq années perdues par l’armée chrétienne et ce « seul » jour dont Désirier a eu besoin pour venir à bout des résistances de Maozeris449. De plus, Roland oppose « il » et « nous », c’est-à-dire le singulier et le pluriel, comme si le roi lombard avait, à lui seul, conquis la ville. Désirier a donc plus de vaillance que la totalité de l’armée de Charlemagne. Son exploit personnel sera reconnu et permettra la réhabilitation de tout un peuple.

C’est ce qui explique qu’à deux reprises Désirier soit celui sur qui on compte et joue le rôle de renfort. Lorsque Charlemagne est surpris par Maozeris au mont Garcin, il supporte difficilement l’assaut du roi païen mais il exhorte ses hommes à la patience et au courage « car le roi Dexirier […] / Doit venir après [eux] »450. Il envoie un messager prévenir le Lombard qu’on a besoin de lui, et il conclut :

‘« Ond s’il demore geires, notre giant est vencue :
Car la meilor part est ja a la terre abatue »451.’

Sans le roi Désirier, l’armée de Charlemagne n’est pas assez puissante pour tenir tête aux Païens. Ce n’est qu’avec l’intervention des Lombards que les Chrétiens peuvent surmonter le grand péril où ils se trouvent. Le combat qui s’ensuit est réellement épique comme Nicolas de Vérone le laisse entendre par l’anaphore de « tant », « et tant » :

‘Là peusiés veoir tant esplis peçoier,
Tant lances, tant espees brixier et tronchonier,
Tant escus, tant aubers derompre e desmaier ;
E fausier tant vers heomes et tant testes trençier
E vuidier tant arçons et tant heomes versier ;
E d’une part e d’autre tant ensagnes crier,
Ch’à poine le croiroit home nascu de mer […]
Tant ferent li Lonbars qe Paien ne Ascler
Ne porent plus ver eus en l’estour contrestier452

Une nouvelle fois, la victoire est donc acquise grâce aux hommes de Désirier. Roland lui-même envisage d’avoir recours à Désirier « se besogne [lui] fust »453, au moment où il met au point son attaque de Cordoue.

Il n’a finalement pas besoin de lui, mais le roi lombard est digne de confiance et dès qu’il entend le son du cor, « trosquement a la place Dexirier ne tarda »454. L’armée française peut le compter parmi ses alliés les plus fidèles et c’est là un nette modification de l’esprit de la tradition épique où le nom de Désirier reste attaché à celui d’Ogier, baron révolté contre l’empereur. Dans la Chevalerie Ogier de Dannemarche, après la mort de son fils, le Danois se réfugie à Pavie, auprès du roi Désier et sollicite son aide dans sa lutte contre Charlemagne. Le jugement de l’auteur est alors sévère :

‘Vesci Lunbars, poi i a loialtage ;
Traïtor sont et plain de cuvertage455.’

Au tout début de l’Entrée d’Espagne, c’est Charlemagne qui demande le soutien de Désirier même si la collaboration qu’il requiert est limitée456. Dans le texte de Nicolas de Vérone en revanche, l’armée française a le plus grand besoin des Lombards qui permettent, grâce à leurs hauts faits, de mener à bien la libération du chemin de saint Jacques.

A titre personnel, le roi lombard a gagné sa place parmi les chevaliers les plus prestigieux. Il est totalement intégré au groupe des meilleurs guerriers des troupes de Charlemagne comme le prouve l’énumération des combattants au service de l’empereur :

‘Rolland e Salemon, Rizard, Hugon e Gui,
Ugier e le duc Naimes e le cuens de Ponti,
Desirier, Gondelbuef457.’

Aussi preux que Roland ou Charlemagne458, le « Lombard courajous », « frans roi valorous », est décrit, tout au long de l’œuvre, avec force louanges et les qualificatifs sont nombreux pour désigner sa valeur : « fort roi Dexirier », « Lombard valorous », « frans roi Dexirier », « prous e bier », « roi Dexiriés le prous e le vailant »459. Ses qualités sont la force, la vaillance, le courage, la franchise, c’est-à-dire toute une panoplie d’attributs militaires qui font de lui un nouveau héros des champs de bataille. Son héroïsme individuel va rejaillir sur l’ensemble de ses hommes.

L’œuvre de Nicolas de Vérone s’inscrit dans le cadre d’un renouveau poétique de la matière de France puisque les poètes italiens ont à cœur de réintroduire les Lombards, si longtemps dénigrés, dans le cycle des légendes épiques et d’en faire des modèles de bravoure. Ces guerriers sont tout à fait valeureux et dignes de louanges : Désirier et ses troupes parviennent en un jour à s’emparer de Pampelune alors que l’empereur et son armée l’assiègeaient en vain depuis cinq ans.

L’intervention des Lombards dans la Reconquête espagnole est conforme aux autres récits italiens et appartient à la légende telle qu’elle circule en Italie à cette époque, dans les Fatti de Spagna ou dans la Spagna. Dans le premier texte, Désirier prend seul la ville de Pampelune460, mettant fin à un siège de dix ans461. Dans l’autre poème, le siège de la ville a duré au moins onze ans462 et Charlemagne et Désirier attaquent la ville en même temps. Mais leurs actions ne sont pas coordonnées et le mérite de la prise de la ville revient au roi lombard463.

Pour R.‑M. Ruggieri, les récits italiens témoignent d’une réaction nationale à la diffamation des Lombards dont la vilenie est liée à la bassesse de leur statut social de marchands. Ainsi, on lit dans les Nerbonois :

‘« Par Dieu, Lonbart, trop estes bobancier.
Ne devez pas a franc home tencier.
Chevalerie n’est pas vostre mestier,
Mes trosiax vandre et monoie changier »464.’

En revanche, les poèmes franco-italiens mettent en avant la particularité de l’armée lombarde qui est une armée populaire communale. Dans ces textes, la reconnaissance de la valeur militaire des hommes de Désirier entraîne la reconnaissance de leur statut social465. Grâce à sa victoire, le roi de Pavie devient le modèle même de la bravoure et réhabilite ainsi les Lombards dans le cycle des légendes épiques italiennes466.

Nicolas de Vérone choisit de commencer sa narration in medias res avec l’évocation du peuple lombard qui prend une importance capitale dans la Prise de Pampelune. A la fin du poème, exactement 31 vers avant la reddition finale d’Astorgat, un combattant déclare préférer la mort plutôt « qe de [lui] se gabe François ne Lombart »467. Cette dernière évocation est tout à fait intéressante car elle signifie qu’à la fin de l’épopée il n’est plus possible de considérer les « Lombards » comme des hommes vils, lâches, pleutres. Ils ont acquis un statut comparable à celui des « François », comme le montre la coordination des deux termes, et le chevalier craint leur moquerie tout autant que Désirier pouvait redouter, au début de la chanson, celle des hommes de Charlemagne. Quelle meilleure satisfaction pour le poète véronais, que de pouvoir, à la fin de son œuvre, mettre au même niveau la vaillance des hommes de Désirier et celle des troupes françaises ?

La chanson de geste apparaît donc dans sa fonction première d’exaltation de l’héroïsme et la Prise de Pampelune participe du processus de célébration des Lombards propre aux textes franco-italiens ou italiens de l’époque. Cette revalorisation des Italiens s’oppose bien évidemment aux clichés de l’épopée française qui ne voit les Lombards que comme des poltrons et des couards et elle s’oppose également à la vérité historique puisque Didier n’a pas su gagner les faveurs de Charlemagne. Le roi destitué en 774 est loin de l’héroïsme que les poètes lui prêtent dans leurs écrits, mais comme le personnage a existé, le récit de ses exploits se donne et est accepté comme authentique.

Notes
395.

La Prise de Pampelune, v. 376-378.

396.

Le Danois Oger,v. 1581-1585. Au sujet du « vivo sentimento nazionale » des auteurs franco-italiens voir A. Viscardi, Letteratura franco-italiana, op. cit., p. 34.

397.

C’est-à-dire Charlemagne.

398.

Voir à ce sujet J.‑M. Martin, « De l’Italie antique aux Lombards », Miroirs du Moyen Age, I, Les Evénements, Paris, Encyclopaedia Universalis et Grand Livre du Mois, 1999, p. 322-325 ; J. Favier, Charlemagne, Paris, Grand Livre du Mois, Librairie Arthème Fayard, 1999, p. 187-214.

399.

- 1°/ L’épisode de Désirier (v. 1-435) raconte comment Charlemagne, après l’échec des assauts allemands et grâce à la sagesse de Roland, devient maître de Pampelune.

- 2°/ L’épisode de Maozeris (v. 436-2022), ancien seigneur de la cité, montre le roi païen et son fils Ysorié prisonniers des Français. Le père n’accepte pas son sort, refuse le baptême, hésite à tuer son fils et s’enfuit dans la forêt. Il se battra à plusieurs reprises contre l’armée de Charlemagne, la mettant parfois en grand péril.

- 3°/ L’épisode d’Altumajor (v. 2023-2473) est construit autour d’une digression où le roi païen, seigneur de Logroño, raconte son histoire et l’usurpation du trône dont il a été victime.

- 4°/ L’épisode de Basin et Basile (v. 2474-2704) est une tentative de résolution pacifique du conflit. Charlemagne envoie à Marsile deux messagers que ce dernier fait pendre avant qu’ils n’aient pu exposer l’objet de leur venue.

- 5°/ L’épisode de Guron de Bretagne (v. 2705-3867), narre les exploits de ce champion français désigné à son tour ambassadeur auprès de Marsile, ainsi que sa trahison par Ganelon et sa mort héroïque.

- 6°/ La Prise de Cordoue (v. 3868-5653) montre la chute de Burgos, Toletele, Cordoue, Carrión, Sahagún, Mansilla, León et Astorgat.

400.

La Prise de Pampelune, v. 5654-6113.

401.

L’Entrée d'Espagne, v. 10973.

402.

L’Entrée d'Espagne, v. 17.

403.

Gaufrey, éd. P. EdelEdition et étude littéraire, doctorat, Université de Nancy II, 2003.

404.

Renaut de Montauban, éd. J. Thomas, Genève, Droz, coll. Textes Littéraires Français, 1989.

405.

Gaufrey, v. 6164-6165 et v. 8927-8929.

406.

Renaut de Montauban, v. 231-233.

407.

Enfances Ogier, v. 931-932.

408.

Li Nerbonois, éd. H. Suchier, Paris, Didot, coll. Société des Anciens Textes Français, 1898, v. 1582.

409.

Enfances Vivien, éd. M. Rouquier, Genève, Droz, coll. Textes Littéraires Français, 1997, v. 3440.

410.

La Chevalerie Ogier de Dannemarche, v. 916-917.

411.

La Prise de Pampelune, v. 1912-1914. Nous préférons, pour ce dernier vers, l’édition de A. Mussafia à celle de F. di Ninni (« celour qe n’ont dexir ») dans le sens où cette négation semble contradictoire avec l’esprit de la citation.

412.

R.‑M. Ruggieri, « I Lombardi nelle canzoni di gesta », art. cit., p. 322.

413.

Les Fatti de Spagna, XLIII, p. 94 : « Dice lo cunto che quando li Lombardi fono tuti arivati al campo, la zente de Franza e de Allamagna zaschaduno faxeva grande beffe de li Lombardi […] El re Desiderio vite el fatto de la zente de Karlo che faxeveno grande beffe de li Lombardi, e dici : […] Li Franceschi molte vano deridando e beffando la mya zente ».

414.

La Prise de Pampelune, v. 1.

415.

Sur Désirier et les Lombards dans les chansons de geste, dans l’épopée franco-italienne en général et chez Nicolas de Vérone en particulier, voir R.‑M. Ruggieri, « I Lombardi nelle canzoni di gesta », art. cit. ; H. Krauss, « Ritter und Bürger », art. cit. ; Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 234-239 ; V. Crescini, « Di Niccolò da Verona. », art. cit., p. 356-358 ; A. Limentani, « L’epica in lengue de France », art. cit., p. 367 ; « Epica e racconto », art. cit., p. 426-428 ; P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane », art. cit., p. 171-178. 

416.

La Prise de Pampelune, v. 1-19.

417.

La Prise de Pampelune, v. 1.

418.

La Prise de Pampelune, v. 8.

419.

La Prise de Pampelune, v. 13.

420.

La Prise de Pampelune, v. 16.

421.

Voir à ce sujet R.‑M. Ruggieri, « I Lombardi nelle canzoni di gesta », art. cit., p. 323-326 ; F. Novati, « Il Lombardo e la lumaca », Attraverso il medioevo, Studi e ricerche, 50, Bari, Laterza, 1905, p. 117-151 ; De Lombardo et lumaca, poème latin du Moyen Age attribué à Ovide, éd. A. Boucherie, Revue des Langues Romanes, XV, 1886, p. 93-97. 

422.

La Prise de Pampelune, v. 15.

423.

Le premier hémistiche de ce vers 15 fait ainsi apparaître une diérèse sur le nom qui désigne le peuple allemand (« Tiois») et une accentuation sur le [e] / [Ə] désinentiel du verbe « fuient », [Ə] non encore tout à fait muet mais en passe de le devenir. L’articulation des six premières syllabes de ce vers est par conséquent totalement chaotique et c’est le signe poétique de la déroute des Allemands.

424.

Pétrarque, Il Canzoniere, éd. M. Santagata, Turin, Mondadori, 2006, canzone 128, ottave 33-38. Voir à ce sujetA. Limentani, « Epica e racconto », art. cit., p. 426. Ce point de vue anti-germanique se retrouve dans la Chanson d’Aspremont du manuscrit V6. Voir A. de Mandach, éd., Introduction, p. 25-27.

425.

Berta da li pè grandi, v. 311-316.

426.

Berta da li pè grandi, v. 1688-1695.

427.

Berta da li pè grandi, v. 734-735.

428.

Berta da li pè grandi, v. 731.

429.

Adenet le roi, Berte as grans piés, éd. A. Henry, Genève, Droz, Paris, Champion, coll. Textes Littéraires Français, 1982, v. 161-165.

430.

La Prise de Pampelune, v. 2846.

431.

« Lettre de Clément IV aux Florentins », éd. E. Martène, V. Durand, Veterum scriptorum et monumentum historicorum, dogmaticorum, moralium amplissima collectio, Paris, 1724, vol. II, p. 418, lettre 395. Voir dans le même esprit p. 436, lettre 421.

432.

Voir à ce sujet H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 78-81, 120-124 et 213-214.

433.

La Pharsale, v. 910.

434.

La Pharsale, v. 926-939.

435.

Les Fet des Romains, p. 518, l. 30, évoquent « uns chevaliers » mais ne disent pas qu’il vient d’Allemagne !

436.

La Prise de Pampelune, v. 15, 17, 20 et 26.

437.

La Prise de Pampelune, v. 4. De la même façon, dans l’Entrée d'Espagne, les Allemands se battent au côté de Roland lors de la prise de Nobles sans qu’il n’y ait là rien d’infâmant, v. 10172-10181.

438.

Dans un premier temps, le Padouan distingue les « Thiois » (v. 6832), qui s’en remettent aux ordres de Charlemagne, et « li Polain » (v. 6836) qui s’y opposent. Il les désigne ensuite par la seule appellation : « Tiois de Polaine » (v. 6973) et utilise indifféremment les termes « Alemans » (v. 6986 et 6992) et « Polains » (v. 7008).

439.

L’Entrée d'Espagne, v. 6837-6839.

440.

L’Entrée d'Espagne, v. 6843.

441.

L’Entrée d'Espagne, v. 6986.

442.

L’Entrée d'Espagne, v. 6996.

443.

Pour la totalité de l’épisode, voir l’Entrée d'Espagne, v. 6788-7153.

444.

La Prise de Pampelune, v. 297.

445.

La Prise de Pampelune, v. 277-278.

446.

Les Fatti de Spagna, XLIII, p. 94.

447.

La Prise de Pampelune, v. 100-104.

448.

La Prise de Pampelune, v. 294-295.

449.

Le poète insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’une seule journée a été nécessaire à Désirier pour prendre la cité espagnole. Voir la Prise de Pampelune, v. 95 et 209-211.

450.

La Prise de Pampelune, v. 1757-1758.

451.

La Prise de Pampelune, v. 1767-1768.

452.

La Prise de Pampelune, v. 1925-1931 et 1949-1950.

453.

La Prise de Pampelune, v. 5226.

454.

La Prise de Pampelune, v. 5507.

455.

La Chevalerie Ogier de Dannemarche, v. 4980-4981.

456.

L’Entrée d'Espagne, v. 662-666.

457.

La Prise de Pampelune, v. 3776-3778.

458.

La Prise de Pampelune, v. 5340.

459.

La Prise de Pampelune, respectivement v. 1832, 1833, 427, 4682, 1922, 276 et 2342.

460.

Dans le texte de Nicolas de Vérone, le premier vers évoque « le vailant roi Lombart » mais la prise de la ville est bien le fait des troupes italiennes de « ceus as lonçes lances » (v. 16) et non pas du seul roi.

461.

Les Fatti de Spagna, XLIII, p. 94-95.

462.

Mais pas plus de 16 ans.

463.

La Spagna, IX, 20, XXI, 5 et XXII, 27, vol. 2, p. 132, 301 et 324.

464.

Les Nerbonois, v. 1608-1611.

465.

Voir à ce sujet R.‑M. Ruggieri, « I Lombardi nelle canzoni di gesta », art. cit., p. 330.

466.

Dans l’Entrée d'Espagne, le Padouan précise au sujet de la maison de l’ermite à qui Roland rend visite : « Ne la prendroit por forche li Lonbart de Pavie » (v. 14660). C’est la preuve que Désirier, dans les textes italiens et franco-italiens, est un modèle de bravoure, reconnu comme tel.

467.

La Prise de Pampelune, v. 6085.