2/ L’originalité de Nicolas de Vérone : les pactes de Constance

L’épopée de Nicolas de Vérone, à l’instar d’autres textes franco-italiens, enjolive largement le personnage de Désirier qui devient une figure de l’héroïsme guerrier et militaire, en dépit du rôle qu’il a pu jouer historiquement, à tel point que la Prise de Pampeluneapparaît comme une pure fiction. Mais la bravoure des Lombards n’est-elle que le signe de l’orgueil patriotique de l’auteur ? Le fondement d’une telle peinture exemplaire est sans doute à rechercher dans un passé moins éloigné de l’époque du poète.

Au XIIe siècle, surmontant les oppositions qui les divisent, les villes de la plaine du Pô s’unissent. Ce mouvement, entamé dès 1164, culmine en 1167, avec la formation, sous l’égide du pape Alexandre III, de la Ligue Lombarde. Cette dernière groupe entre autres les cités de Venise, Padoue et Vérone468. Le 29 mai 1176, à Legnano, sur le Tessin, les milices urbaines battent les troupes impériales de l’empereur Barberousse qui se trouve contraint de chercher un accommodement, d’abord avec le pape, puis avec les villes elles-mêmes. Plus tard, une deuxième Ligue Lombarde se formera contre Frédéric II469.

La valeur de l’armée de Désirier semble donc être le reflet de la valeur des troupes de la Ligue Lombarde, armée populaire et communale qui a su tenir tête à Frédéric Barberousse puis à son successeur. Cette interprétation est d’autant plus plausible que la bravoure des Lombards, reconnue par Charlemagne, amène l’empereur à faire un don à Désirier. Le roi de Pavie demande, en récompense de ses services, trois faveurs. Cette donnée est propre à la légende telle qu’on peut la lire dans les différents récits italiens. Mais les requêtes proprement dites ne sont pas les mêmes dans tous les textes.

Or, elles sont tout à fait singulières dans la Prise de Pampelune et ne sont pas sans quelque fondement historique :

‘« Sire » dist Dexirier « quand vetre cors se plie
A fer moi tant d’onour, je ne le refu mie.
Le don qe je vous quier, oiant la baronie,
Est que frans soient sempre tous ceus de Lombardie :
Chi en comprast aucun, tantost perde la vie ;
E che cescun Lombard, bien q’il n’ait gentilie
Che remise li soit de sa ancesorie,
Puise etre chivaler, s’il a pur manantie
Q’il puise mantenir a honour chivalerie ;
E si veul qe cescun Lombard sens vilenie
Puise sempre portier çainte la spee forbie
Davant les empereres : qi veut en ait envie.
Autre don ne vous quier, ne autre segnorie »470. ’

Chez Nicolas de Vérone, le roi lombard réclame l’abolition de la servitude, l’instauration d’une chevalerie fondée sur la possession de biens et non plus la noblesse de la naissance ainsi que la possibilité pour les Lombards de porter l’épée en présence des empereurs. Charlemagne, qui s’attendait à ce que Désirier revendique des terres, est surpris de cette requête et n’en saisit pas la portée471.

Les trois faveurs que Désirier lui demande sont bien différentes dans les Fatti de Spagna : le chef lombard y requiert que ses hommes puissent ceindre l’épée au côté et non plus au cou, qu’ils puissent porter or et argent et qu’ils puissent s’habiller de vert, sans que nous ne comprenions vraiment le sens de ces deux dernières faveurs472. Dans la Spagna, la deuxième requête de Désirier correspond à la première des Fatti. Le roi de Pavie réclame également la moitié du trésor gagné, sans doute celui de Maozeris, et annonce lui-même sa destitution, advenue en réalité en 774 ; il dit vouloir :

‘« mezo tesoro il che ci s’è rubato
sicché io possa alla mia gente darlo ;
e Toscani e Lombardi in ogni lato
il brando a lor voler possin portarlo,
voglin al collo o voglin al lato
e voglio che’n Toscana e Lombardia
doppo mia morte mai più re non sia »473.’

Les auteurs italiens semblent ici avoir désiré faire coïncider histoire et légende d’une autre façon que celle choisie par Nicolas de Vérone474.

Les requêtes formulées par le roi lombard de la Prise de Pampelune ne trouvent un écho que dans le Liber de Generatione aliquorum civium Urbis Paduae, tam nobilium quam ignobilium de Giovanni di Nono, chronique historique de la ville de Padoue et de son histoire, contemporaine de l’épopée franco-italienne475. Dans ce texte, comme dans le poème franco-italien, et comme dans les autres récits italiens, Désirier prend la ville le jour de son arrivée et en récompense, Charlemagne lui accorde des dons :

‘Et tunc Karulus rex concessit illi, et omnibus de domo sua, ut coram quocumque imperatore possint ensem cinctum portare ; et quod quilibet ytalicus, cuiuscumque condicionis, dum liber sit, possit ornari militia476.’

Certes, l’accord entre ce texte et celui de la chanson de geste n’est pas complet : Désirier ne demande que deux faveurs dans la chronique historique et il n’y est pas question de la suppression de l’asservissement qui représente la première requête de la Prise de Pampelune. En outre, dans le texte de Giovanni di Nono, le siège de la ville a duré sept ans et non pas cinq et Désirier semble l’avoir emporté avec l’aide de Charlemagne et d’un certain Antonius dont l’identité est inconnue, peut-être saint Antoine de Padoue lui-même477. Mais dans les deux cas le roi demande que les Lombards puissent porter l’épée en présence des empereurs478 et que chaque Lombard, quelle que soit sa condition, puisse « ornari militia » ou, selon la formule de la Prise de Pampelune, « etre civaler »479.

Or, ces requêtes correspondent précisément aux conditions obtenues par les Lombards lors de la paix de Constance où les villes voient leur autonomie pleinement reconnue480. Dans le texte de Nicolas de Vérone, tout comme lors du Traité de Constance, c’est précisément la valeur des Lombards qui leur permet de jouir d’une certaine indépendance et autonomie vis-à-vis de l’empereur. L’abolition du servage réclamée par Désirier n’est pas sans rappeler les nombreux décrets d’affranchissement consécutifs à la paix de 1183 ; et l’élargissement de la noblesse de sang au profit de celle de l’argent ainsi que l’établissement d’une cavalerie fondée sur la possession et la prestation et non plus sur la naissance éliminent deux piliers de l’ordre hiérarchico-féodal et conduisent inévitablement, à terme, à la formation d’une société bourgeoise481. Il est donc légitime de voir dans ce passage, malgré les réserves émises par A. Limentani et à l’instar de V. Crescini, un « anachronisme poétique et une allégorie historique »482 selon laquelle Nicolas de Vérone fait remonter à Désirier l’établissement des Pactes de Constance et du jus italicum de la cité lombarde.

Charlemagne, seigneur féodal français, ne peut comprendre les demandes de Désirier et rit de sa requête qui est contraire à l’idée qu’il se fait de la « saçeze »483. L’empereur accorde aussitôt ces trois faveurs mais il n’en mesure pas la portée et seul Naimes considère les exigences de Désirier à leur juste valeur :

‘« Mes mout grand honour fu cil qe tu li otroiais484,
Car Lombars auront sempre cist honour, bien le sais.
Mes par cil sir qe fu oucis en Golgotais,
Roi Dexirier est saçe, vailant, ardis e gais,
Q’il a feit c’onquemais ni aura d’onour mesais »485.’

Il n’est sans doute pas fortuit que le plus sage conseiller du roi des Francs souligne l’importance des privilèges obtenus par les Lombards grâce à la vaillance de leur roi. La parole de Naimes ne peut traditionnellement être remise en question et le rôle décisif accordé à Désirier par Nicolas de Vérone, aussi bien pour la reconquête militaire française que pour les libertés acquises par le peuple italien, est ainsi présenté comme un élément incontestable et, par là même, authentique.

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*

Fort habilement et de la même façon qu’il combine ses sources littéraires, Nicolas de Vérone amalgame deux données historiques distinctes : d’une part le nom de Désirier, propre à la légende épique telle qu’elle est véhiculée par les auteurs transalpins, renvoie au roi de Pavie contemporain de Charlemagne ; d’autre part, sa bravoure et sa valeur militaires, ainsi que les conséquences qu’elles ont pour le peuple lombard, sont des échos de l’histoire italienne du XIIe siècle et plus précisément des luttes qui opposent les Communes à l’Empire.

La chanson de geste de Nicolas de Vérone est donc tributaire de la légende française, qui représente la matière dont elle s’inspire, et de l’histoire italienne qui fournit un cadre nouveau aux aventures de Roland et de Charlemagne. En intégrant des données historiques au récit épique, le poète franco-italien fait de l’épopée un moyen de transmettre la mémoire de certains événements importants pour les Italiens du Nord. La célébration des Lombards s’accompagne chez lui, à la différence de ce qui se passe dans les autres récits de la matière espagnole, d’une évocation des faits anecdotiques plus récents et de leurs conséquences directes. C’est parce que les héros d’hier, que le poète chante, étaient valeureux que les Lombards d’aujourd’hui, à qui le poète s’adresse, sont libres.

Dans le même temps, l’épopée est un moyen de proclamer une certaine germanophobie et donc de s’inscrire contre les prétentions impérialistes guelfes. Destiné à un public bourgeois des Communes et des Signorie, le poème franco-italien, qui salue l’héroïsme lombard, apparaît comme un manifeste à la gloire des Seigneurs indépendants. Nicolas de Vérone allie donc glorification proprement épique et recherche d’une certaine vérité historique. Il transforme l’épopée en un témoignage qui peut, par certains aspects, s’apparenter à une chronique et sa Prise de Pampelune rappelle alors l’Histoire des Lombards de Paul Diacre486.

Notes
468.

Trévise, Vicence, Mantoue, Ferrare, Bologne, Parme, Modène, Crémone, Lodi, Plaisance, Brescia, Bergame, Milan, Tortone, Asti, Verceil et Novare font également partie de la Ligue Lombarde.

469.

Voir à ce sujet A. Haverkamp, « La Lega lombarda sotto la guida di Milano », La Pace di Costanza, Bologne, 1984, p. 159-178.

470.

La Prise de Pampelune, v. 339-351.

471.

La Prise de Pampelune, v. 367-371.

472.

« Dise Desiderio : La prima gratia che ve domando si è che li Lombardi, voglia scudere voglia chavalere, possa portare la sova spada zinta al suo gallone da lo sinestro costalle - ora voglio che in quello tempo sapiati, s’el non era chavalere, ch’el portava la sova spada al collo - ; la segonda gratia si è che zaschaduno possa portare oro e arzento voglia chavaler voglia scudere ; la terza gratia si è che zaschaduno possa portare e andare vestito de verdo, e altra gratia non ve domando . E Karlo respoxe : Ve sia concesso ziò che vuy domandati, como al pyù alto barone che io vedesse per grandi tempi passati. Alora Desiderio refferisse grande gratie e merzede del servizio che Karlo gli è concesso », Les Fatti de Spagna, XLIII, p. 96.

473.

La Spagna, XXV, 46, vol. 2, p. 372.

474.

Dans la Spagna en prose, la première et la troisième faveur sont les mêmes que celles de la Spagna en vers (si ce n’est que le butin demandé est plus important), Cod. Med. Pal. , vol. III, f° 228v°.

475.

Giovanni Di Nono, Liber De Generatione, éd. R. Ciola, Tesi di laurea diretta dal Prof. G. Cracco, Istituto di Storia medioevale e moderna, Facoltà di Lettere e Filosofia, Università degli Studi di Padova, Padova, 1985 [dactylogramme].

476.

Giovanni di Nonno, Liber de Generatione, cité par P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane », art. cit., p. 171.

477.

« Causa regis Dysirerii, qui civitatem Pampelune, magno imperatore Karulo, Francorum rege, septem annis obsessam, in prima die, qua ad illius pervenit exercitum, cepit, cum Antonio Paduano et auxilio regis ». Voir à ce sujet A. de Mandach, « Sur les traces de la cheville ouvrière de l’Entrée d’Espagne : Giovanni di Nonno », art. cit., p. 60-62. Dans cet article, A. de Mandach propose d’identifier Giovanni di Nono à l’auteur de l’Entrée d'Espagne, p. 62.

478.

C’est le cas également dans la Spagna en prose, où la deuxième faveur demandée par Désirier consiste pour les Lombards à pouvoir porter l’épée « dinançi a tutti gl’imperatori del mondo », Cod. Med. Pal. , vol. III, f° 228v°. Pour une mise en parallèle des différents textes voir M. Catalano, éd., Introduzione,p. 56 et 176-177.

479.

La Prise de Pampelune, v. 346. Pour une étude des rapports entre ces deux textes, voir P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane », art. cit., p. 171-178.

480.

Voir à ce sujet P. Racine, « Noblesse et chevalerie dans les sociétés communales italiennes », Elites urbaines au Moyen Age, Paris, 1997, p. 136-151 et « Communes, Libertés, Franchises urbaines : le problème des origines, l’exemple italien », Les Origines des libertés urbaines, Rouen, 1990, p. 31-67 ; G. Chiodi, « Istituzioni e attività della seconda Lega lombarda (1226-1235) », Studi di storia del diritto, I, Milan, 1996, p. 79-262.

481.

Voir à ce sujet H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 234-239.

482.

V. Crescini, « Di Niccolò da Verona. », art. cit., p. 356-358. A. Limentani met en doute cette hypothèse argumentant que « le fait serait singulier », A. Limentani, « L’epica in lengue de France », art. cit., p. 367.

483.

La Prise de Pampelune, v. 368.

484.

Naimes parle à Charlemagne.

485.

La Prise de Pampelune, v. 382-386. Voir aussi v. 372-381.

486.

Paul Diacre, Histoire des Lombards, éd. F. Bougard, Turnhout, Brepols, 1994. Ce précepteur de la fille du roi Didier a en effet rédigé une histoire en 6 livres sur les origines et les pérégrinations de la nation lombarde jusqu’en 774. Le récit, qui se rapproche de la légende épique, est interrompu par la mort de son auteur en 799.