Il n’est sans doute pas fortuit que la Pharsale franco-italienne nous évoque des épopées qui retracent l’agonie et la mort de leur héros. En effet, le lien apparaît essentiel entre la défaite et la structure épique512. La déroute de Pompée est présentée par Nicolas de Vérone en des termes tels que ce protagoniste emporte la sympathie du public au détriment de César. C’est tout à fait révélateur d’une certaine conception de l’héroïsme.
Dès qu’il fait son apparition dans la chanson, « Pompiu le roman »513 est inéluctablement voué à la défaite, « quand [il] cuidoit sourprandre »514 son adversaire. La conjonction « quand » qui ouvre le deuxième hémistiche de ce vers 11 a une valeur adversative et Pompée est cantonné dans le monde de l’illusion. Cette idée est aussi rendue par l’utilisation du verbe « cuidier ». Dès le prologue et à peine introduit dans le récit, Pompée est défini par son erreur. De ce jugement erroné à l’échec, la faute de Pompée est d’avoir cru qu’il pouvait surprendre César. Le narrateur n’a pas encore commencé son histoire que déjà il a brossé un premier portrait de ses héros et a annoncé lequel des deux serait vaincu.
Paradoxalement, le vaincu est le plus héroïque et la prolepse au sujet de sa défaite n’enlève rien à l’intérêt de l’œuvre puisque le public ne peut ignorer l’issue du combat. De toute évidence, Nicolas de Vérone s’intéresse davantage à la célébration de Pompée qu’à un désir de rapporter des anecdotes historiques précises au sujet de la bataille de Pharsale. C’est d’autant plus manifeste que l’événement dont il est question ainsi que son issue sont bien connus.
Cela permet à l’auteur de prendre plus nettement parti encore dans la deuxième laisse du prologue et de préciser :
‘Vos avés bien oÿ cum fu la descordanceCes quelques vers annoncent la mort de Pompée, laquelle serait, à l’instar de celle du Christ, une « delivrance », tout en présentant César comme un traître et un félon, un « faus sedutor ». Cette désignation du vainqueur de la guerre civile se retrouve plus tard dans la Pharsale, lors du combat qui oppose César et Domice516 et le parti pris de Nicolas de Vérone est alors explicite. Si César est condamné, la totalité de la Pharsale apparaît comme une exaltation de Pompée.
De la sorte, la chanson franco-italienne se rapproche plus de l’esprit du poème antique que de celui de la chronique française. Fidèle à la lettre des Fet des Romains, le trouvère du XIVe siècle n’en relit pas moins le texte en prose à travers le prisme de l’épopée latine. Privilégiant, à l’instar de Lucain, une célébration de Pompée, il combine ses sources et s’éloigne d’une simple réécriture au profit d’une véritable interprétation des événements, alors même que César apparaît au Moyen Age comme l’archétype du héros.
De ce point de vue, les titres médiévaux des Fet des Romains et de la Pharsale que l’on retrouve dans le catalogue de la bibliothèque des Gonzague sont tout à fait significatifs de cette tendance puisque les deux œuvres sont respectivement désignées par les termes « Cesarianus »517 et « Cronice Cesariani per versus »518. Ces appellations témoignent de l’habitude de l’époque de rejeter dans l’ombre le personnage de Pompée et d’exalter celui de César en le présentant comme l’invaincu, le grand général, tué par des êtres infâmes poussés par l’ambition ou l’envie.
En effet, une très large tradition littéraire ne tarit pas d’éloges au sujet du glorieux combattant et César, devenu personnage mythique, est loué et salué dans de nombreuses œuvres519, depuis la Divina Commedia jusqu’à l’Entrée d’Espagne 520, même si cette consécration est relativement « tardive »521. Dante n’hésite pas à condamner Brutus et Cassius au plus terrible des châtiments. Dans le trente-quatrième chant de l’Inferno, Virgile mène le narrateur dans la quatrième et dernière division du neuvième cercle, celle de la Giudecca, celle des traîtres envers leur bienfaiteur. Judas, Brutus et Cassius, tous trois pécheurs, tous trois traîtres par excellence, sont déchiquetés par Lucifer522. C’est à dire que Dante met sur le même plan le meurtre politique des Ides de Mars et la trahison du Christ. Pour le Florentin, César est l’élu de Dieu, et sa mission lui vient de la Providence. L’Empire étant d’origine divine, quiconque en combat le projet lutte contre la volonté du Ciel. De ce point de vue, la Pharsale du Véronais est tout à fait singulière.
***
*
Nicolas de Vérone porte un jugement extêmement sévère sur César et fait l’apologie de Pompée en le plaçant au centre du dispositif narratif de son épopée, à un moment où les rivalités entre les Este, les Visconti, les Médicis et les Borghese sont des plus vives. Il réactualise ainsi une œuvre de propagande pompéienne, ce que n’étaient pas les Fet des Romains, au profit, probablement, de Nicolas Ier à qui il dédicace son œuvre.
Dans le même temps, il s’éloigne du genre de la chronique universelle et du souci eschatologique qu’elle manifeste. En particulier, l’articulation de la volonté divine, qui se traduit par les succès ou les revers des empires, avec le devenir humain s’apparente, dans la Pharsale, à une histoire de la destinée terrestre des hommes. Célébrant un personnage défait, Nicolas de Vérone fait preuve d’une volonté de retour à l’esthétique du tragique et à l’esprit épique antique, tout en manifestant un anti-impérialisme propre à plaire aux seigneurs des cités indépendantes auxquels il s’adresse.
Voir à ce sujet M. Woronoff, « L’épopée des vaincus », L’Epique : fins et confins, éd. P. Frantz, Presses Universitaires Franc-Comtoises, Paris, Belles Letres, 2000, p. 9.
La Pharsale, v. 11.
La Pharsale, v. 11.
La Pharsale, v. 38-43.
La Pharsale, v. 1729.
Il s’agit des manuscrits n° 12 et 13 de l’inventaire de la bibliothèque (W. Braghirolli, P. Meyer, G. Paris, « Inventaire des manuscrits », art. cit., p. 507), qui contiennent tous deux le même texte des Fet des Romains. Le n° 12 est le manuscrit Marc. Fr. que L.‑F. Flutre désigne par la lettre M. Le n° 13, qui ne s’en distingue que par le fait qu’il n’est pas orné de miniatures, est aujourd’hui disparu.
Il s’agit du manuscrit n° 11 de l’inventaire du catalogue. Voir W. Braghirolli, P. Meyer, G. Paris, « Inventaire des manuscrits », art. cit., p. 507.
Voir par exemple Le Roman de Jules Cesar, éd. O. Collet, Genève, Droz, coll. Textes Littéraires Français, 1993 ; Jehan de Tuim, Li Hystoire de Julius Cesar, Eine altfranzösische Erzählung in Pross, éd. F. Settegast, Halle, Niemeyer, 1881 ; I Fatti di Cesare, éd. L. Banchi, Bologna, Romagnoli, Collezione di opere inedite o rare dei primi tre secoli della lingua italiana, 1864. Au sujet de ces textes et de l’image de César au Moyen Age voir C. Marchesi, « La prima traduzione in volgare italico della Farsaglia di Lucano e una nuova edizione di essa in ottava rima », Studi romanzi, 3, 1904, p. 75-96 ; E.‑G. Parodi, « Le storie di Cesare nella letteratura dei primi secoli », Studi di filologia romanza, IV, 1889, p. 247-254 ; M. Cavagna, « La figure de Jules César chez Pétrarque dans les traditions italiennes et françaises des Triomphes », La figure de Jules César au Moyen Age et à la Renaissance, éd. B. Méniel et B. Ribémont, Cahiers de recherches médiévales (XII e -XIV e siècles), n°13, Paris, Champion, 2007, p. 73-83.
L’Entrée d'Espagne, v. 727 et 3576 où César est considéré comme le parangon de la valeur.
Voir à ce sujet C. Croizy-Naquet, « César et le romanz au XIIe siècle, La figure de Jules César au Moyen Age et à la Renaissance, éd. B. Méniel, B. Ribémont, Paris, Champion, 2006, p. 39. Dans cet article, l’auteur explique que l’ « entrée remarquée [de César] sur la scène narrative » date précisément des Fet des Romains.
Dante, La Divina Commedia, Inferno, XXXIV, v. 55-66.