IV/ L’épopée religieuse

Le décalage entre temps des événements narrés et moment de composition est aussi important pour la Passionque pour la Pharsale et le récit de la vie de Jésus, tout comme celui de la défaite de Pompée, est présenté sous la forme d’une chanson de geste. Ce choix formel n’est pas sans implication sur la peinture des personnages et des faits, puisque l’épopée transforme volontiers les anecdotes historiques en légendes héroïques, d’autant plus aisément que le noyau événementiel est distant dans le temps.

Dans la Prise de Pampelune, l’évocation poétique des pactes de Constance conclus grâce à la bravoure de Désirier participe de cette logique : l’événement n’est pas représenté dans ses caractéristiques anecdotiques, ni daté, il est magnifié et apparaît comme fondateur pour une société donnée. De même, l’ancrage temporel des différentes étapes de l’accession de César au pouvoir importe peu et l’histoire de la Passion est reléguée à un passé légendaire, « a cil tens qe Yesus a cestu mond estoit »523.

Parallèlement, l’idéal humain que Nicolas de Vérone célèbre dans la Pharsaledépend de la destinée tragique du personnage. L’auteur définit un certain type d’héroïsme, celui du vaincu, du martyr, celui de qui doit mourir. A ce titre, le Christ apparaît comme un héros épique et les deux épopées non carolingiennes de Nicolas de Vérone se ressemblent par bien des aspects, au point d’occulter la dimension sacrée de la Passion. De fait, le poème de Nicolas de Vérone est construit sur un antagonisme comparable à celui qui structure la Pharsale et le motif littéraire du couple épique y est pareillement représenté par deux adversaires : Jésus et Judas.

Or, au delà de l’opposition manichéenne et bien connue des deux protagonistes de ce couple, au delà d’une simple antinomie entre le Bien et le Mal, il existe, dans le texte de Nicolas de Vérone, un clivage essentiel et une différence fondamentale du point de vue adopté pour décrire chacune de ces deux entités. Cette distinction n’est pas sans appeler de commentaire parce qu’elle est révélatrice de la vision du monde du poète.

En effet, à travers la présentation de Judas, qui s’affirme comme un type, le trouvère semble proposer une lecture épique des Evangiles, mais le Christ qu’il dépeint est plus proche de ce que les théologiens et les historiens appellent le « Jésus de l’histoire »524, non pas parce que le trouvère s’intéresse aux détails événementiels mais parce qu’il se cantonne à une vision proprement humaine et vraisemblable du personnage. Ainsi, quatre plans distincts se superposent : l’historique, le sacré, l’héroïque et l’humain.

Notes
523.

La Passion, v. 26.

524.

Voir à ce sujet C. Amphoux, « Le Jésus de l’histoire », Théolib, n° 28 (la totalité de la revue est consacrée à ce sujet) et G. Theissen, Histoire du christianisme primitif, Genève, Labor et Fides, coll. Le Monde de la Bible, 1996, p. 17-90.