2/ Le Jésus de l’histoire

La peinture sans nuance du personnage de Judas s’explique par la fonction du protagoniste dans le récit : le disciple de Jésus est cantonné dans son rôle de traître et, d’une certaine façon, de faire-valoir du héros dont le poète loue les exploits. Le schéma structurel de la chanson de geste est ainsi respecté et Nicolas de Vérone traite la Passion du Christ, la défaite de Pompée et les aventures de Charlemagne avec des outils formels identiques568.

Face au félon, Jésus, comme Roland trahi par Ganelon, n’a aucune chance de survivre. Mais tout comme le neveu de Charlemagne, il ne se soustrait pas à son destin et l’affronte avec vaillance et témérité. Le parallèle entre les deux héros n’est cependant pas parfait : les deux doivent mourir mais Jésus en a la prescience. C’est là une différence tout à fait fondamentale qui pousse la critique à s’interroger sur la façon dont le poète articule la destinée divine et l’héroïsme de son personnage.

Lorsque les théologiens et exégètes envisagent le « Jésus de l’histoire », ils distinguent deux approches du personnage : l’une dépend directement de ce que l’érudition permet de vérifier à travers des dates et des témoignages écrits, l’autre est essentiellement fondée sur la foi qui ne requiert aucune démonstration logique. Pour Nicolas de Vérone, inscrire le personnage dans le cadre des légendes épiques, c’est lui donner une dimension supplémentaire, et inédite, de héros exemplaire. Des deux tendances précédemment évoquées, il s’agit alors de choisir celle qui présidera à la présentation d’un personnage exclusivement littéraire.

Dans la Passion franco-italienne, le Christ entre dans la narration au vers 26 et son esprit et sa sagesse sont mis en avant :

‘A cil tens qe Yesus a cestu mond estoit
E la doctrine sainte a la giant predicoit,
La vertu e la siançe e le sen q’il avoit,
E les buenes paroules ch’a la giant il disoit,
E les tres grans mervoilles che tutor il fesoit,
Mout grand giant dou païs a lu se convertoit569.’

Les qualités intellectuelles humaines l’emportent sur les miracles que le fils de Dieu peut réaliser. Chronologiquement, les « mervoilles » n’apparaissent dans la laisse qu’après la mention de la « siançe » et de la raison du personnage. Les manifestations surnaturelles de la puissance de Jésus sont d’ailleurs évoquées très rapidement alors que le poète insiste sur l’enseignement apporté par le nouveau prophète. De la même façon, les deux péricopes qui précèdent immédiatement le début de « l’histoire de la Passion » dans Luc soulignent le rôle de prédicateur de Jésus et rappellent que « omnis populus manicabat ad eum in templo audire eum »570.

Le poète franco-italien entend donc l’humanité de Jésus Christ dans son acception la plus littérale à la différence de l’auteur du poème narratif édité par G. Frank qui écrit, sous la rubrique « De l’humanité Notre Seigneur » :

‘Les aveugles enluminoit
E lez mallades garissoit,
Lez mors fesoit resuciter 571.’

La contradiction entre l’intitulé de la rubrique et l’évocation de ces miracles est le signe que dans l’esprit de cette Passion, « humanité » est un simple synonyme de « Vie Publique » qui n’exclut en aucun cas l’essence divine du Christ. A l’inverse, chez Nicolas de Vérone, le merveilleux est minimisé et les conversions spontanées des nouveaux chrétiens semblent plus liées au charisme du Christ, à « la grand sapience de lu »572 qu’à ses pouvoirs surnaturels.

Cette présentation n’est pas sans évoquer celle que l’on trouve dans un texte non-chrétien d’origine juive : le Testimonium Flavianum, tiré de l’œuvre de Flavius Josèphe573. Ce Testimonium a suscité de nombreuses discussions574, car en ce texte, tel qu’on le trouve dans les manuscrits, deux remarques ne peuvent être attribuées à Josèphe : « si toutefois il était un homme » et « celui-là était le Christ ». Une troisième mention ne semble pas non plus devoir être retenue, elle concerne les apparitions : « parce qu’il leur était apparu le troisième jour, de nouveau vivant, comme les prophètes l’avaient déclaré, ainsi que mille autres merveilles à son sujet »575. Nous proposons de retenir le texte tel que le reconstitue J.‑P. Meier576 :

‘A cette époque-là, apparut Jésus, un homme sage. Car il accomplissait des actes sensationnels et était maître de gens qui reçoivent la vérité avec joie. Et il gagna beaucoup de monde parmi les Juifs et parmi les gens d’origine grecque. Et bien que Pilate, sur la dénonciation des notables, l’eût condamné à la croix, ceux qui lui avaient donné leur affection préalablement, ne cessèrent de l’aimer. Et jusqu’à aujourd’hui même, la lignée de ceux qu’à cause de lui on appelle chrétiens ne s’est pas tarie.’

Chez l’historien juif, comme chez Nicolas de Vérone, Jésus est avant tout et principalement un homme doué d’une sagesse hors du commun577.

Cette vision des choses est totalement différente de celle que l’on retrouve dans les nombreuses Passions littéraires et en particulier dans la Passion du Christ où Jésus Christ est défini d’emblée comme le sauveur de l’humanité tout entière :

‘Apres la Passe, quand Yhesus dure paine
Doul e travaille sol por la gens humaine
Por nos garir da li diables maine,
Li voir Jhesus ses disciples amaine
De dens uns ort dont la flor fu saine.
Che bien savoit e chonuit por certaine
Che ensir i covint de ceste vie terraine.
A ses disciples en dist li rois sopraine :
« Hore apropinquant »578.’

L’évocation des « diables », du « rois sopraine » et du salut des hommes caractérise a priori Jésus comme Dieu, au détriment de ses qualités proprement rationnelles. Dans la Passion Notre Seigneur également, le personnage est désigné par le terme « Dieu »579 dans le prologue aussi bien que dans les didascalies.

Dans l’ensemble, les Passions semblent donc favoriser la présentation d’un personnage divin, et c’est sans doute ce qui explique que nombre d’entre elles insèrent, dans les derniers moments de la vie de Jésus, un épisode qui appartient à son ministère et que Nicolas de Vérone se dispense de développer, celui de la résurrection de Lazare580. Dans l’épopée franco-italienne, Jésus est un être hors du commun mais l’auteur n’insiste pas sur ses pouvoirs divins : Dieu est fait homme. La caractéristique principale du personnage est alors son humanité.

***

*

Dans la Passion de Nicolas de Vérone, Jésus et Judas apparaissent comme deux entités littéraires bien distinctes, l’un est un héros dramatique, l’autre, un héros épique. Au premier, se trouve attachée une figure morale liée au but proprement liturgique et édifiant des Passions théâtrales, au second, celui d’une simple identification exemplaire. Le trouvère franco-italien modifie fondamentalement le regard porté sur le personnage, et ce d’autant plus que son héros s’apparente au « Jésus de l’histoire ». C’est un être sage, qui a eu une grande influence sur les hommes de son temps et qui est mort crucifié sur ordre de Pilate. La Passion de Nicolas de Vérone finit d’ailleurs au moment où l’histoire cesse d’être vérifiable puisque le poète ne poursuit pas son récit au-delà de la mise au tombeau. Il ne relate pas la Résurrection parce que son épopée se cantonne à des événements humains terrestres revendiqués comme véridiques581.

Si le mauvais personnage du couple épique apparaît dans toute la noirceur que le type lui confère, Jésus en revanche est un héros humain plus nuancé et plus complexe. Nicolas de Vérone se borne à le définir par des indications neutres et incontestables parce qu’il envisage l’épopée comme une écriture de l’histoire et que sa Passion se fait chronique de la mort de Jésus.

Notes
568.

Sur les analyses proprement structurelles de la chanson de geste voir J. Rychner, La Chanson de geste, op. cit., p. 71-124. Les études de structures rapprochent les épopées des contes dont le schéma narratif a été proposé par W. Propp, Morphologie du conte, trad. du russe par C. Ligny, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1970. Voir à ce sujetD. Madelénat, L’Epopée, op. cit., p. 111-123.

569.

La Passion, v. 26-31.

570.

Luc, 21, 38.

571.

Le Livre de la Passion, v. 29-31.

572.

La Passion, v. 33.

573.

Flavius Josèphe, Les Antiquités Juives, éd. É. Nodet, G. Berceville, É. Warschawski, Paris, Editions du Cerf, Volume I : Livres I à III, 1990 ; Volume II : Livres IV et V, 1995 ; Volume III, Livres VI et VII, 2001, 18, 63-64 .

574.

Les arguments des tenants des différentes positions sont rassemblés par P. Winter, « Josephus on Jesus and James », The history of the Jewish People in the age of Jesus Christ, éd. E. Schürer, G. Vermes, Edimbourg Clark, F. Millar edition, t. 1, 1973, p. 428-441.

575.

A. Pelletier, « L’originalité du témoignage de Flavius Josèphe sur Jésus », Recherches de Sciences Religieuses, n° 52, 1964, p. 177-203, a cru devoir retenir la mention des apparitions ; la foi en celles-ci expliquerait aux yeux de Josèphe la poursuite du mouvement de Jésus après sa mort, mais l’historien juif, évidemment, ne prend pas à son compte une telle affirmation.

576.

J.‑P. Meier, « Jesus in Josephus: a Modest Proposal », Catholic Biblical Quarterly, n° 52, 1990, p. 79 ; voir aussi, du même auteur, « A marginal Jew. Rethinking the Historical Jesus », The Ancor Yale Bible Reference Library, t. 1, New-York, Londres, Toronto, 1991, p. 56-88.

577.

C’est également le cas dans les textes apocryphes coptes réunis sous le titre La Sagesse de Jésus-Christ, éd. C. Barry, Québec, Presses de l’Université Laval, Bibliothèque copte de Nag Hammadi, section « textes », 20, 1993.

578.

La Passion du Christ, v. 1-9. L’édition du texte est exempte de numérotation. Nous avons compté les vers pour plus de clarté. Nous avons également supprimé les . systématiques à chaque fin de vers et à chaque césure. Enfin, nous avons proposé une ponctuation moderne afin de faciliter la lecture de ces vers.

579.

La Passion Notre Seigneur, v. 12, 34, 36, 55, 94, 113, 117 et 120. Noter également les expressions « souverain roy » (v. 27) et « hault seigneur » (v. 52).

580.

Le fait est simplement mentionné sans même que le nom du frère de Madeleine ne soit précisé, la Passion, v. 40-41.

581.

Voir à ce sujet J.‑M. Sevrin, « La Résurrection de Jésus est-elle un fait historique ? », Le Jésus de l’histoire, éd. C. Focant, Connaître la Bible, n° 415, Bruxelles, Lumen Vitae, 1997, p. 89-106. L’auteur écrit : « La résurrection de Jésus est de l’ordre de la fin des temps. En ce sens, elle ne saurait être constatée dans le temps ; et si elle pouvait l’être, elle ne pourrait être comparée à rien d’autre : elle nous échappe nécessairement », p. 94.