a) Brièveté, laconisme

La Passion de Nicolas de Vérone est très complète et relate de nombreux événements. Composée d’une trentaine d’épisodes qui représentent les différents moments des derniers jours de la vie terrestre du Christ, elle commence avec la décision des Juifs de faire mourir Jésus et s’achève à l’annonce de sa résurrection. Ainsi, il est possible de distinguer les étapes suivantes : conseil du Sanhédrin, préméditation de Judas, entrée de Jésus dans Jérusalem, trahison de Judas, préparatifs de la Cène, Cène, annonces prophétiques612, prières et solitude au mont des Oliviers, agonie à Gethsémani, arrestation de Jésus, guérison de l’oreille de Malchus, reniements de Pierre, interrogatoire chez Anne, outrages à Jésus, interrogatoire par les grands prêtres613, libération de Barrabas, songe de la femme de Pilate, condamnation de Jésus, couronnement d’épines, pendaison de Judas, Calvaire, crucifixion, discussion avec les deux larrons, lamento de la Vierge, dernières paroles (Sicio), mort du Christ, lance de Longin, descente de la croix. Tous ces éléments sont attendus dans une Passion et sont fidèlement reproduits par Nicolas de Vérone. Aucun miracle de la vie publique de Jésus n’est oublié.

Bien au contraire, le poète franco-italien fait preuve d’un véritable souci du détail, que cela soit dans la mention des lieux évoqués ou dans la désignation des différents protagonistes. Dans le large éventail des sources à sa disposition, Nicolas de Vérone s’attache toujours à celle qui lui fournit la version la plus précise. Les personnages sont clairement identifiés, qu’il s’agisse de Malchus614, Longin615 ou des deux larrons Dimas et Gestas616. Or, le nom de ces derniers ne se trouve pas dans les textes canoniques mais dans l’Evangile apocryphe de Nicodème617 ou Gesta Pilati.

De la même façon, l’itinéraire de Jésus, depuis la ville d’Efrem618 en Galilée jusqu’au mont Calvaire, est extrêmement précis et certains noms utilisés par le poète ne sont mentionnés que dans un seul texte619. Après avoir quitté le domicile de Simon le lépreux, Jésus se rend à Jérusalem620, puis au mont des Oliviers621. Il en descend pour arriver dans un « ort erbus »622 traversé par le fleuve Cedron623 qui renvoie à l’ « hortus » dont parle Jean624 et qui est plus connu sous le nom de Gethsémani. Il y souffre l’agonie avant d’être arrêté et fait prisonnier. Après le jugement romain, il est emmené au mont Golgotha625 pour être crucifié. C’est alors que Nicolas de Vérone ajoute à ce nom hébreu la traduction « mont Chaovaire »626 absente des quatre Evangiles.

La volonté de précision ralentit le rythme de l’action et ôte à la Passion le caractère sacré du drame vécu par l’homme en même temps qu’elle fournit un récit des plus complets. Ce souci du détail, caractéristique de l’écriture de Nicolas de Vérone, distingue cette chanson de geste des autres textes de la tradition littéraire des Passions qui s’attachent généralement plus à des représentations symboliques ou allégoriques. Le poème franco-italien apparaît comme une chronique, précise et détaillée,des derniers jours de la vie du Christ.

Pourtant, c’est un texte bref qui ne comporte que 994 vers dont 22 sont consacrés au prologue et 11 à l’épilogue. La narration se réduit donc à 961 vers. Toutes les autres Passions connues, à l’exception de la Passion du Christ 627, sont plus longues, même celles qualifiées de « brèves » : L’Ystoire de la Passion franco-italienne compte 1454 vers, la Passion du Palatinus, 1996 vers, le Livre de la Passion, 2508 vers, la Passion des Jongleurs, environ 3000 vers, la Passion Notre Seigneur, 4477 vers… Au fur et à mesure que le genre se développe et que les siècles passent, les textes s’étoffent jusqu’à atteindre des proportions démesurées. Au XVe siècle, la Passion de Semur 628 totalise 9500 vers répartis en 2 volets et la Passion d’Auvergne se joue sur 6 ou 7 journées (dont 2 seulement nous sont parvenues) d’environ 1500-2500 vers chacune. Au XVe siècle, les Mystères de la Passion d’Arnoul Gréban, Jean Michel et Eustache Mercadé629, nécessitent quatre jours de représentation pour 25000-35000 vers. L’apothéose du genre semble atteinte avec la Passion de Valenciennes pour laquelle il a fallu 20-25 journées de spectacle, chacune mettant en scène 2000 vers environ630.

La Passion de Nicolas de Vérone est très complète malgré sa brièveté parce qu’elle se caractérise par une écriture très dense et que les informations, nombreuses, sont rapportées laconiquement. Par exemple, seuls deux vers sont consacrés à la résurrection de Lazare, qui ouvre le poème épique631 et se résume chez Nicolas de Vérone à un simple motif de confiance envers Jésus pour ceux que « davant creoient a ce q’il paleçoit »632. Il ne représente pas, comme c’est le cas dans d’autres textes, un danger pour la loi juive. Certes les autorités éprouvent une « grand ire »633 mais cette dernière est motivée par les adhésions de plus en plus nombreuses à l’enseignement du Christ et non pas par le miracle lui-même qui apparaît, dans l’épopée franco-italienne, totalement anecdotique et est réduit à sa plus minime expression :

‘[Jesus] fist susciter sens resploit
Le frer la Madelaine, che en moniment gisoit634.’

Le nom du défunt n’est pas précisé, alors qu’à maintes reprises dans la Passion Notre Seigneur, les Juifs expliquent que ce miracle, peut-être le plus merveilleux que Jésus ait accompli, est celui qui les a le plus offensés. C’est surtout lui qui menace leur « loy », leur religion, et les oblige à mettre Jésus à mort :

‘« Ly fol croient et ly meschant
La fauce loy qu’il va preschant.
Par son enchantement getter
Fist le Ladre et resusciter […]
Qui plus vivre le lessera,
Nostre loy pardue sera ;
Car je vous dy pour verité
Que le Ladre a resuscité »635.’

Le laconisme de Nicolas de Vérone, qui s’oppose à ces développements, se retrouve à plusieurs occasions dans la Passion franco-italienne.

Il en va ainsi pour les descriptions de la guérison de l’oreille de Malchus, de l’agonie du Christ à Gethsémani et de la pendaison de Judas auxquelles le poète ne consacre respectivement que quatre et deux vers. Tous les Evangiles évoquent le mouvement intempestif de Pierre qui blesse un Juif au mont des Oliviers636. Guérissant celui qui voulait le capturer, Jésus reproche son geste à Pierre et Nicolas de Vérone relate les faits avec une grande sobriété :

‘Saint Piere feri cil par tremout maotalent,
Und che la detre oreille li trença voirement.
E Yesu, quand ce vit, prist l’oreille omblement
E tost l’oit resanee aou cief de cil sargient637. ’

L’essentiel de cette laisse XIV ne réside pas dans l’action merveilleuse, ici anecdotique, mais dans le discours de Jésus à Pierre qui occupe dix vers638. Le miracle de la guérison de l’oreille est simplement évoqué, sans être commenté ou développé.

C’est également le cas lorsque le diable vient chercher l’âme de Judas à sa mort639 ou qu’un ange vient réconforter Jésus. Cette unique apparition angélique de toute l’œuvre de Nicolas de Vérone se trouve dans la Passion au moment de l’agonie à Gethsémani. Le Christ est seul, les disciples se sont endormis et il prie. C’est à ce moment qu’il lui faut accepter ses souffrances et consentir à la Passion. Le poète franco-italien traduit littéralement la leçon fournie par Luc :

‘Apparuit autem illi angelus de caelo, confortans eum. Et factus in agonia, prolixius orabat. Et factus est sudor eius, sicut guttae sanguinis decurrentis in terram640.’

Dans l’esprit de ce texte, Jésus éduque ses disciples à la prière même s’il vit une expérience tout à fait personnelle : il est le seul destinataire de cette apparition et l’ange n’intervient qu’après l’acceptation du calice. L’extrait se lit donc comme une profession de foi puisque c’est le « non mea voluntas sed tua fiat »641 qui déclenche l’intervention surnaturelle. C’est également le cas dans le poème de Nicolas de Vérone :

‘« Qe tu tuen voloir faces, non aou mien ». Lour fu sort
Un angle desour lu, qe li fist grand confort.
Lour prend Jesu a süer por tiele guise et si fort
Che la süor de lu en sang mue e descort642.’

Tout comme dans le texte biblique, l’évocation de l’ange est très rapide et cela contraste avec la tradition littéraire qui se caractérise par une amplification constante, surtout à partir des grandes Passions d’Arnoul Gréban, Eustache Mercadé et Jean Michel, de la scène de l’agonie643. Par exemple, le Livre de la Passion insiste sur les preuves tangibles du caractère surnaturel du Christ et s’intéresse aux traces indélébiles laissées par les gouttes de sang :

‘Lors out d’engoisse tel foisson
Jhesucrist, qui tout sept et voit,
Que goutez de cler sanc suoit
Qui desus la pierre cheoient.
Pellerins qui i vont lez voient ;
N’est nus qui lez en puist oster644.’

A l’inverse, l’écriture de Nicolas de Vérone se veut informative et neutre : les faits sont présentés et non pas commentés.

A l’exception de formules épiques consacrées, propres au genre utilisé, telles que protestations de bonne foi645 ou appels au silence646, le trouvère n’intervient pas dans son texte647, alors que dans les autres Passions le narrateur propose à l’envi jugements moraux ou parallèles avec la vie ordinaire648. Dans ces textes, chacun des miracles peut devenir un épisode à part entière et être très largement développé. C’est le cas de la résurrection de Lazare dans le Livre de la Passion à laquelle sont consacrés pas moins de 80 vers sous la rubrique « Comment Dieu resusita le Ladre »649.

Cette habitude de rédaction s’explique par la proximité des textes de Passion avec les calendriers liturgiques : les épisodes sont choisis et amplifiés en fonction du sermon du jour650. Nicolas de Vérone utilise une écriture beaucoup plus sobre parce que son texte se contente de relater des événements et parce qu’il n’est pas construit en fonction d’impératifs religieux. Sa Passion est détaillée mais elle n’a pas d’autre visée que celle de fournir au lecteur une narration épique sans implication liturgique.

Notes
612.

Elles sont au nombre de trois : Jésus sait que l’un des disciples le trahira, que Pierre le reniera et il annonce sa résurrection.

613.

Cayphe, Pilate, Hérode puis à nouveau Pilate.

614.

La Passion, v. 370.

615.

La Passion, v. 929.

616.

La Passion, v. 787.

617.

C’est également de ce texte qu’est tirée la légende de Longin. Sur l’érudition de Nicolas de Vérone et l’utilisation qu’il fait des différentes sources à sa disposition (Evangiles, textes apocryphes, Ancien Testament, Vetus Latina…) voir R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 173-188.

618.

La Passion, v. 73.

619.

C’est le cas d’Efrem qui ne se rencontre que dans Jean, 11, 54.

620.

La Passion, v. 70, 118, 131, 507, 751.

621.

La Passion, v. 290. Ce nom se trouve en Matthieu, 26, 30, Marc, 14, 26 et Luc, 22, 39.

622.

La Passion, v. 294.

623.

La Passion, v. 292.

624.

Jean, 18, 1.

625.

La Passion, v. 760, Matthieu, 27, 33, Marc, 15, 22, Luc, 23, 33, Jean, 19, 17.

626.

La Passion, v. 761.

627.

Cette Passion du Christ ne comporte que 589 vers et est, de fait, moins détaillée. Elle commence à la Cène et le conseil du Sanhédrin, les préméditations de Judas et les négociations avec les Juifs sont donc évincés. Après l’arrestation de Jésus, il n’y a qu’un reniement de Pierre. Sont également absents l’interrogatoire par les grands prêtres (seuls sont narrés les outrages à Jésus), la pendaison de Judas et la déposition de la croix.

628.

La Passion de Semur, éd. P.‑T. Durbin, L. Muir, Université de Leeds, Centre for Medieval Studies, 1982. Voir également la Passion de Semur, éd. E. Roy, Le Mystère de la Passion en France du XIV e au XVI e siècle, op. cit., p. 121-191.

629.

Eustache Mercadé, La Passion d’Arras, éd. J.‑M. Richard, Arras, Société du Pas-de-Calais, 1893, Slatkine reprints 1976.

630.

Voir à ce sujet E. Koningson, Représentation du mystère de la Passion à Valenciennes en 1547, Paris, Editions du CNRS, 1969.

631.

La Passion de Nicolas de Vérone « è un adattamento in versi della passione e morte di Cristo […] precisamente dalla resurrezione di Lazzaro all’affidamento della sorveglianza del sepolcro, dopo la deposizione dalla Croce », F. di Ninni,Introduzione, p. 25.

632.

La Passion, v. 43.

633.

La Passion, v. 46.

634.

La Passion, v. 40-41.

635.

La Passion Notre Seigneur, v. 507-510 et 623-626. Voir aussi les vers 1652-1657 et 1861.

636.

Le nom de Malchus ne se trouve cependant que chez Jean, 18, 10.

637.

La Passion, v. 371-374.

638.

La Passion, v. 376-385.

639.

La Passion, v. 723-724 :Ainz prist un laz e pues se pendi a un aubroisiaus.

Und le diable porta l’arme au regne enfernaus.

640.

Luc, 22, 43-44. C’est le seul Evangile à évoquer cette manifestation d’un ange.

641.

Luc, 22, 42.

642.

La Passion, v. 311-314.

643.

Voir à ce sujet J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit ., p. 559-570.

644.

Le Livre de la Passion, v. 552-557.

645.

La Passion, v. 91, 125, 166, 370, 829 et 953.

646.

La Passion, v. 8 et 16.

647.

Le seul commentaire personnel de Nicolas de Vérone concerne l’organisation politique des Juifs (v. 398-404 : à propos d’Anne et de Cayphe).

648.

Dans le Livre de la Passion par exemple, l’analyse du comportement de Judas au moment où il trahit le Christ devient prétexte à un discours moralisant et généralisant :

Judas estoit bien du sens hors

Qui acompli sa tricherie.

Douces gens, ch’est grande folie,

Quant uns homs a convenanché

De faire aucun mauvés marché,

Quant pour convenanche tenir

Le fet on a effet venir :

Mieux vaudroit mentir la moitié. (v. 594-601)

649.

Le Livre de la Passion, v. 107-188.

650.

Voir à ce sujet M. Accarie, Le Théâtre sacré à la fin du Moyen Age : étude sur le sens moral de la Passion de Jean Michel, Genève, Droz, 1979, p. 21-49 ; J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit ., p. 4-16. Au sujet de la liturgie proprement dite, voir T. Elich, « Using liturgical texts in the Middle Ages », Foutain of life, éd. G. Austin, Washington DC, 1991, p. 69-83.

En Italie, le développement de l’art théâtral se caractérise par ce que le prédicateur dirige des représentations dramatiques et des tableaux vivants qui illustrent son prêche. Voir à ce sujet A. d’Ancona, Origini del teatro italiano, Torino, Loescher, 1891, t. I, p. 184-201.