b) Sobriété

Dans la Passion de Nicolas de Vérone, les miracles effectués par le Christ ne sont pas niés mais ils sont présentés très sobrement comme si le texte était une chronique. Les termes utilisés par le poète renvoient au merveilleux chrétien : Jésus « fist susciter » Lazare651, il fait des « mervoiles e signes, quand li ploit »652, il provoque l’apparition d’un ange653 et fait en sorte que l’oreille de Malchus soit « resanee »654. Il sue sang et eau lorsqu’il souffre l’agonie655 et, conformément à ce qui se passe dans la Bible, le voile du temple se déchire à sa mort :

‘Lour la voute dou temple, desour jusque desous,
Se brisa mantinant e departi en dous,
Si se fendrent les pieres e vindrent terremous ;
Ancour li monimens se ovrirent da lour sous
E resusitarent pluxors mors blans e rous656.’

Le Centurion, qui assiste à ces prodiges, qualifie ces signes de « merveilous »657, de la même façon que Longin reconnaît la « mervoille che Dieu avoit motree »658 quand il recouvre la vue :

‘Quand cil senti moilee
Sa main dou sang Jesu, ch’avoit sa main tocee,
Il s’en toca siens yeus ; lour li fu esclaree
Dedens siens yeus la lux, ch’estoit davant torblee659.’

Mais bien que le lexique soit conforme à celui couramment employé pour décrire des manifestations surnaturelles, le poète ne développe pas les motifs merveilleux. Les miracles ne sont pas mis en scène et leur présentation ne répond pas aux règles du spectaculaire.

Cette sobriété contraste avec les mises en scène caractéristiques des autres Passions dans lesquelles chaque miracle devient une scène à faire et où le merveilleux est accentué. A ce titre, la Résurrection conserve une place de choix dans l’écriture dramatique : motif indispensable dans les mystères, elle est une « scène à faire ». En effet, la mise en scène est des plus faciles, tout en permettant des effets de contraste et de variations de ton, voire l’introduction d’éléments comiques. Dans la Passion du Palatinus, le Christ revient à la vie alors que les soldats fanfarons ont à leur charge la garde du tombeau660. Un ange apparaît, et s’adresse à Jésus :

‘Angelus : Lieve toysus, Jhesu, ma joie, mes confors,
Tu dois hui relever, il est hui ton tiers jour.
Tes homes reconforte et jete de doulour,
Et si te moutre a eus quar c’est signe d’amour.

Jhesu :Biaus pere, je me lief puis que voy que il te plait.
Ce que j’ai fait, si soit a ta volenté fait.
J’ai esté en enfer, si l’ai brisié et frait ;
Par covant tes amis a foison en ai trait661.’

Le jeu se compose d’un effet scénique simple et d’une analyse a posteriori des événements représentés : Jésus était couché, mort, il se lève et parle. Ensuite, la réaction des soldats définit l’événement qui vient de se produire comme un véritable miracle. En effet, deux chevaliers témoignent de la résurrection du Christ. Le premier662 évoque une voix, une clarté et une impossibilité de bouger663 alors que le second précise :

‘« Il me sembloit que je voie
Tele vois come oïe avés »664.’

La confusion des sens est le signe de l’égarement des soldats et d’un véritable brouillage émotionnel. Ceux qui fanfaronnaient sont obligés d’admettre : « Il est resuscitez »665, « Resuscitez est, je vous di »666 avant de se laisser gagner par la panique. Leur fuite667 contraste bien évidemment avec leur assurance passée, mais aussi avec le style lyrique du lamento des trois Marie qui suit immédiatement leur sortie de scène668. Le « dit de l’épicier »669 relance la tonalité comique avant que l’ange ne vienne annoncer la Résurrection670, provoquant l’euphorie des trois Marie :

‘St Pierre : Qu’avez trové en vostre voie,
Pourquoy menez vous tele joie ?

Marie Magdelaine : Pierre, amis, vous ne savez !
Diex si est resuscitez !
Et du sepucre nous venons.
Un enge trové i avons.
Nous a enseignié ou nous le troverons671.’

La fin du mystère est donc marquée par un art, très théâtral, de la diversité : comique et tragique alternent672 ainsi que deux réactions fondamentalement opposées face à la résurrection du Christ : la peur des soldats d’un côté, la joie des Marie de l’autre.

De la même façon, la résurrection de Lazare est un des éléments essentiels de toute Passion. Du point de vue théâtral, la scène a l’avantage d’être très frappante sans exiger pour autant d’accessoires compliqués et elle permet d’introduire dans les mystères le récit des peines d’Enfer : Lazare est déjà sur la scène, et les spectateurs qui ont assisté à sa mort et à sa résurrection, savent qu’il vient de visiter brièvement le royaume infernal. Dans la Passion Notre Seigneur, les deux scènes sont dissociées : la résurrection occupe les vers 344-415, le compte-rendu des tourments infernaux, les vers 816-917. Mais les deux éléments reviennent de façon constante dans les Passions plus tardives673.

Ce n’est pas le cas dans la chanson de Nicolas de Vérone qui supprime le récit des peines d’Enfer et reste très laconique au sujet de la résurrection de Lazare674, tout comme elle l’est à propos de la guérison de l’oreille de Malchus, se distinguant une nouvelle fois des textes dramatiques comme la Passion du Palatinus et la Passion Notre Seigneur qui théâtralisent le miracle par des jeux de scène aussi simples qu’efficaces : gestuelle, exclamation des Juifs horrifiés675, propos apaisants de Jésus676 dans l’une, colère de Pierre677, charme du Christ678 et bonheur de Malchus679 dans l’autre.

Une différence essentielle de point de vue adopté existe donc entre l’épopée de Nicolas de Vérone et les mystères qui lui sont contemporains et qui traitent le même sujet. Le poète franco-italien ne s’intéresse ni au spectaculaire, ni au merveilleux mis en scène. Il serait tout à fait erroné de justifier cette opposition par une simple classification générique selon laquelle Nicolas de Vérone, qui ne se présente pas comme un dramaturge, éviterait de facto tout jeu de scène et tout effet dramatique.

En effet, les Passions narratives accordent également une grande place à l’aspect visuel des manifestations divines depuis la Passion des Jongleurs jusqu’à des textes rédigés plus tardivement. Le Livre de la Passion, composé à la même époque que la Passion de Nicolas de Vérone, se caractérise par une écriture dramatisée et une présentation spectaculaire des scènes de miracles qui n’est pas sans rappeler celle des mystères. Ainsi en est-il pour la résurrection de Lazare :

‘Lors dist por devote pensee
A haute vois : « Ladre, vien hors ! »
Au gré de Dieu se leva hors680.’

La mise en valeur de cette merveille est récurrente dans le poème (« resucité », « sucité », « il out sucité Lazaron »681…) et témoigne bien de l’esprit dans lequel le texte a été composé. Les faits miraculeux sont soulignés et commentés. Lorsque le Christ guérit le Juif qui l’arrête, l’auteur insiste sur le fait que l’action de Jésus efface totalement celle de Pierre et que l’oreille de Malchus semble ne jamais avoir été tranchée :

‘L’oreille prinst le dous Jhesu,
Si la rassit qu’i n’i paru.
Onques Juïs garde n’i prinrent,
Anchois de leur malvestié firent
Qu’i l’out fet l’orelle saner
Pour ce qu’i cuidoit eschaper682.’

Le détail de l’intensité du miracle divin est absent chez Nicolas de Vérone bien qu’il soit constitutif de cet épisode dans la tradition littéraire des Passions, comme l’atteste sa présence dans le texte franco-italien de la Passion du Christ :

‘La oreille prant che Petrus li colpist.
Aul cev aussi saine e bien se prist
Ch’il non a mire aul segle chi mielç garist
Ne cum aguille ja rens mielç il colsit683.’

Dans cet extrait, les comparaisons médicales ont pour but de mettre en relief la supériorité absolue et la perfection de Jésus et le passage révèle alors la nature divine du personnage. C’est également le cas dans la Passion des Jongleurs 684.

Ce texte est le plus ancien représentant des Passions qui nous soit parvenu. Narratif, il réserve une place de choix à la résurrection du Christ, miracle fondateur du christianisme et contient déjà la descente aux Enfers685 et la fuite des soldats fanfarons qui vantaient leur bravoure686. Les poèmes narratifs plus tardifs ne feront que développer ces mêmes motifs en les agrémentant d’incidents légendaires. Le Livre de la Passion évoque pas moins de sept apparitions du Christ après sa résurrection687 en plus de celles, convenues, aux trois Marie, à saint Thomas et aux apôtres. En outre, le texte insiste sur l’aspect surnaturel et merveilleux de la Résurrection : Jésus-Christ est sorti d’un sépulcre qui resta clos comme il était sorti du sein de sa mère sans lésion de son intégrité :

‘Mez au tiez jour resucita.
Autant que Josnas habita
Dedens le ventre al la balloine
Fu le corps qui out sooufert paine
De Jhesucrist un monuement.
Mez quant fu sen commandement
L’ame dedens le corps revint
Si soutiement conme il convint
Sans le sepucre dommagier
Ne dezjoindre ne empirier.

Nous creons et c’est verité
Qu’a la sointe nativité
Vout Dieu dou cors la Vierge nestre,
Sans lui corrumpre ne mal mestre.
Aussi issit il com soutieux
Du saint sepucre gracieux688.’

Cette donnée, directement héritée de la Légende dorée 689, amplifie le récit et rapproche les deux moments théologiques importants de la vie de Jésus : l’Incarnation et la Résurrection, deux mystères que Nicolas de Vérone ne transcrit pas dans son œuvre.

Bien que très complète, la Passion franco-italienne se borne au récit des derniers jours de la vie terrestre du Christ et en présente une version extrêmement sobre tant du point de vue du choix des éléments narrés que de celui de la façon de les présenter. Par là, elle est tout à fait singulière et ne ressemble à aucune autre, narrative ou dramatique, parce qu’elle n’a pas la même visée.

Dans les Passions, l’efficacité dramatique double le message théologique du mystère. Ces textes cherchent à convaincre. Si la Résurrection et la descente aux Enfers se retrouvent comme élément constitutif de toutes les Passions postérieures au XIVe siècle, c’est parce que le jeu théâtral se trouve à la croisée du mystère fondateur du christianisme et du mythe, comme l’explique J.‑P. Bordier :

‘Le mystère de la Passion n’échappe pas à cette tension. S’il donne une place considérable aux scènes de la Passion et à la mort salvatrice du Christ, s’il explique, en accord avec la théologie anselmienne de la Satisfaction, que le salut des hommes ne dépend que de cette mort, il retombe aussitôt dans le mythe car il ne peut s’affranchir de la logique des images, ni s’empêcher de reproduire la descente aux Enfers. Malgré toutes les affirmations contraires, qu’elles émanent de Dieu, du Christ, des Anges ou des prologues, c’est la descente aux Enfers qui constitue le sommet du spectacle et le tournant de l’histoire, c’est elle qui est investie de la « fonction cardinale ». Le théâtre ne peut sortir du dilemme entre le mythologème de la descente aux Enfers et le theologoumenon de la mort salvatrice.690

De cette façon, les deux réactions fondamentalement opposées face à la résurrection du Christ dans la Passion du Palatinus, la peur des soldats d’un côté, la joie des Marie de l’autre, annoncent déjà le départ entre les bons et les méchants lors du Jugement Dernier. Les Passions se rapprochent en cela des Evangiles apocryphes qui relatent les événements dans le but de convaincre un auditoire et qui comportent, de fait, un fort enjeu dogmatique.

L’écriture de Nicolas de Vérone est beaucoup plus homogène : tous les épisodes sont traités avec un intérêt et une sobriété identiques, comme si toutes les étapes de la Passion avaient la même importance. Le poète franco-italien se soustrait aux lois de la surenchère et n’accentue pas le côté merveilleux des actions de Jésus. Il s’en tient au fait, ne propose pas de digression, recherche une certaine objectivité et respecte la neutralité du propos. Lors de l’épisode de la lance de Longin, il opère un savant glissement du miracle à l’étonnement puisque la « mervoille che Dieu avoit motree »691 en rendant la vue au soldat romain se résume, dans la laisse suivante, à une simple surprise de Pilate qui

‘Se mervoilla comant Yesu le gloriois
Estoit si tost pasé de cist mondein destrois692.’

Chez Nicolas de Vérone, la merveille, qui représente alors le merveilleux chrétien, perd sa consistance. Le terme demeure mais il ne renvoie plus forcément à des manifestations surnaturelles, il est affaibli et prend un sens tout humain.

Notes
651.

La Passion, v. 40.

652.

La Passion, v. 51.

653.

La Passion, v. 312 : « un angle ».

654.

La Passion, v. 374.

655.

La Passion, v. 314.

656.

La Passion, v. 891-895.

657.

La Passion, v. 901.

658.

La Passion, v. 938.

659.

La Passion, v. 934-937.

660.

La Passion du Palatinus, v. 1663-1715.

661.

La Passion du Palatinus, v. 1716-1723.

662.

La Passion du Palatinus, v. 1724-1735.

663.

La Passion du Palatinus, respectivement v. 1726, 1730 et 1732.

664.

La Passion du Palatinus, v. 1740-1741.

665.

La Passion du Palatinus, v. 1750.

666.

La Passion du Palatinus, v. 1757.

667.

La Passion du Palatinus, v. 1784 : « Or tost, or tost, fuions, fuions ! »

668.

La Passion du Palatinus, v. 1785-1863.

669.

La Passion du Palatinus, v. 1864-1950.

670.

La Passion du Palatinus, v. 1951-1986.

671.

La Passion du Palatinus, v. 1975-1981.

672.

Nous observons le même type de procédé dans la Passion Notre Seigneur : la Résurrection de Jésus (v. 3857-3868) provoque une vive réaction des soldats fanfarons, qui tombent à terre, évanouis ou morts (v. 3869-3912). Le spectateur assiste ensuite à un échange entre Satan et Belzébuth (v. 3913-3968), puis à la descente aux Enfers de Jésus (v. 3969-4082). Là aussi, les effets scéniques sont importants, ainsi que les variations de ton.

673.

Voir la Passion de Semur, deuxième journée, v. 5285-5484, Arnoul Gréban, le Mystère de la Passion, v. 29112-29902 ou encore la Passion d’Auvergne, où la scène se trouve sans aucun doute dans un fragment perdu.

674.

La Passion, v. 40-41.

675.

La Passion du Palatinus, v. 254 : « Si li a l’oreille tranchiee ».

676.

La Passion du Palatinus, v. 271-272 : « si vous guerrai ; / Votre oreille vous senerai ».

677.

La Passion Notre Seigneur, v. 1266-1275 et en particulier v. 1272 : « Tien ce cop pour ton vasselage ».

678.

La Passion Notre Seigneur, v. 1302-1307 et en particulier v. 1303-1305 :

Oreilles, je veuil que tu soies

Ainssi saine comme tu estoies

Devant ce que tu fusses rompue.

679.

La Passion Notre Seigneur, v. 1308-1313 et en particulier v. 1308 : « Regardez tuit com grant merveille ! »

680.

Le Livre de la Passion, v. 124-126.

681.

Le Livre de la Passion, respectivement v. 135, 140 et 166.

682.

Le Livre de la Passion, v. 645-650.

683.

La Passion du Christ, v. 124-127.

684.

La Passion des Jongleurs, v. 587-610.

685.

La Passion des Jongleurs, v. 2356-3062.

686.

La Passion des Jongleurs, v. 3625-3632.

687.

Le Livre de la Passion, v. 2214-2300.

688.

Le Livre de la Passion, v. 2173-2188.

689.

Jacques de Voragine, La légende dorée. éd. A. Boureau, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2004, VI.

690.

J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit .,p. 63.

691.

La Passion, v. 938.

692.

La Passion, v. 950-951.