c) Respect de la lettre

La Passion de Nicolas de Vérone est une chronique, à la fois très complète, très précise et très sobre des derniers jours de la vie du Christ. Cette écriture s’éloigne des habitudes de rédaction des autres Passions précisément parce qu’elle se rapproche du style même des Evangiles. D’une certaine façon, le poète franco-italien se présente comme un nouvel évangéliste.

A l’instar de ce qui se passe dans les textes synoptiques, sa Passion est chronologiquement organisée : le récit des événements commence une semaine avant Pâques, « le samedi avant de l’olive »693. Selon Jean, l’entrée à Jérusalem a lieu le lendemain694 et cette donnée se retrouve dans le texte franco-italien :

‘La domençe sivant Jesu, sens plus respit,
Se parti de Betaine e, sens nul contredit,
Ver Yerusalem prist le cemin plus eslit695.’

Le lundi et le mardi, Jésus prêche dans Jérusalem696 et le « mercredi sivant » ses adversaires (« princes e farisi »697) se réunissent. Enfin, le jeudi a lieu la Cène698. Après la Cène, une fois « l’ouscur »699 arrivée, l’agonie et l’arrestation se déroulent la nuit, comme en témoignent les « lanternes »700 que les Juifs apportent avec eux pour s’éclairer. Jésus est mené auprès d’Anne et Pierre se chauffe auprès du feu à cause de la « froidour »701. Les reniements du disciple s’achèvent avec le chant du coq et il est précisé que Jésus est battu toute la nuit702. Le lendemain, « cil matin »703, Jésus voit Pilate, puis Hérode et de nouveau Pilate. Il est crucifié et meurt à « ore de none »704, après une éclipse qui dure depuis midi705. Les femmes demandent à Pilate d’ensevelir le corps « avant la vespree »706, c’est-à-dire avant le samedi707.

Le montage chronologique est tout à fait cohérent malgré la difficulté d’exécution. En effet, pour le jugement de Jésus, les trois Evangiles synoptiques fournissent des versions bien distinctes. Matthieuet Marc évoquent deux comparutions devant les autorités juives et une seule devant Pilate qui a lieu le même jour que le deuxième interrogatoire par les Juifs, le premier s’étant déroulé de nuit708. Dans Luc en revanche, Jésus n’est mené qu’une fois devant les autorités juives et, après les outrages de la nuit, procès juif et romain sont liés et ont lieu le même jour709. Nicolas de Vérone combine les différentes sources, multiplie les détails et propose un univers symbolique cohérent, faisant de la nuit le temps des Juifs et des outrages710 et du jour celui du procès romain, mais non pas celui du jugement. Le poète s’éloigne donc de la leçon de Luc. Ce procès romain se déroule lui-même en deux temps, en deux comparutions devant Pilate.

La crucifixion se fait le même jour et Nicolas de Vérone n’en précise pas l’heure pour ne pas avoir, comme Marc, à la situer trop tôt711. Cela laisse au Christ le temps d’effectuer ses différents déplacements et permet de ne pas résoudre la contradiction entre Marc et Jean qui évoquent respectivement la « troisième » et la « sixième » heure712. L’expiration provoque une éclipse et un tremblement de terre713 et le récit qu’en propose l’épopée est fidèle au texte de Marc : l’éclipse de soleil dure de midi à trois heures, moment où Jésus meurt, ce que l’évangéliste désigne par « sixième » et « neuvième heure »714. Nicolas de Vérone conserve l’expression « heure de none »715 mais, par souci de clarté, remplace la « sixième heure » par « midi »716.

La volonté de précision chronologique est évidente et elle n’est possible que parce que Nicolas de Vérone traduit directement les Evangiles, à la différence des autres auteurs de Passions qui se copient les uns les autres et cherchent toujours à surenchérir717. Transcrivant fidèlement les textes latins en franco-italien, Nicolas de Vérone réduit la résurrection de Lazare à un simple repère chronologique. Dans Jean, le seul Evangile à raconter en détail le miracle718, cet épisode précède celui de l’onction à Béthanie et appartient donc à la vie publique de Jésus. Cette merveille n’est pas représentée dans les premières Passions 719 par souci probablement du respect chronologique de la vie de Jésus, mais nous pouvons considérer qu’à l’époque où Nicolas de Vérone écrit sa Passion, c’est un des éléments essentiels de tout écrit narratif ou dramatique de ce genre. Or, le poète franco-italien, loin de traiter la résurrection de Lazare comme un motif merveilleux, la relègue dans un passé simple historique au sein d’une laisse d’introduction720.

Au fil du temps, les textes narratifs se détachent peu à peu de la lettre des sources mais quand le mystère français fait son apparition dans la littérature du Moyen Age, comme le soulignait déjà avec justesse G. Paris, il est 

‘essentiellement dogmatique, il a pour but dans sa double origine qui est l’office de Noël et l’office de Pâques, de prouver aux spectateurs (d’où son nom) les deux mystères fondamentaux du christianisme, l’Incarnation et la Résurrection. La représentation de la Passion est inconnue à l’époque proprement liturgique et même à l’époque subséquente du drame chrétien721.’

Ce n’est que plus tard que le Moyen Age se préoccupe de tous les incidents des derniers jours de la vie du Christ, au moment de ce que J. Le Goff appelle « la naissance du Purgatoire »722. Pendant deux siècles, les auteurs relatent les souffrances du Christ et insistent sur le fait que ce sont elles qui permettent la rédemption. Cependant, au XIVe siècle, un simple récit des événements rapportés par les Evangiles ne pouvait plus obtenir un grand succès. Editant le Livre de la Passion, G. Frank précise qu’un récit de ce genre

‘ne correspondait plus aux doctrines et aux croyances du temps. Il fallait y ajouter des légendes apocryphes et des interprétations symboliques adoptées et acceptées par tout le monde723.’

Les mystères y introduisent du mouvement, des dialogues d’une grande vivacité, une importante variété de versification, des scènes réalistes, des éléments lyriques et de multiples diableries724, souvent d’intention comique725. Cependant, au début du développement du genre dramatique, cette liberté par rapport aux sources n’empêche pas un certain respect de la lettre des Evangiles. Les premiers mystères sont relativement brefs et les personnages, encore peu nombreux, sont presque tous tirés des textes canoniques. Ce n’est que par la suite que la surenchère et la recherche du spectaculaire s’inscrivent dans l’évolution de la tradition littéraire des Passions.

Mais bien qu’il écrive à une date relativement tardive, Nicolas de Vérone ne recourt généralement pas à la légende. Seules quelques données sont issues des traditions orales ou apocryphes. Le poète se limite à la lecture des Evangiles et en propose une nouvelle version parce qu’il recherche une certaine forme de vérité. Son œuvre se donne comme la retranscription fidèle, certains disent « traduction »726, des textes de Matthieu, Marc, Luc ou Jean. La singularité de la Passion franco-italienne est dans ce respect même de la source.

Nicolas de Vérone connaît les miracles contenus dans les textes synoptiques, ainsi que dans les apocryphes ou dans la légende mais il se contente d’en respecter la lettre. La sobriété de l’expression qui en découle s’explique parce que sa Passion n’a pas d’implication liturgique ni de visée dogmatique. Elle se présente comme une auctoritas. A ce titre, les miracles chrétiens, s’ils ne peuvent être omis, sont présentés avec un laconisme digne des Evangiles eux-mêmes et c’est là une grande originalité par rapport au genre littéraire des Passions. Le surnaturel est bien présent dans le texte mais il est d’une discrétion tout à fait remarquable. Le poète franco-italien se conforme strictement au texte qu’il transcrit au détriment des habitudes littéraires propres au genre qu’il utilise. Il en résulte un choix de la lettre et de l’esprit des Evangiles et non pas la rédaction d’une œuvre inscrite dans une tradition littéraire déterminée. Nouvel évangéliste, Nicolas de Vérone propose une chronique des derniers jours de la vie terrestre du Christ et accorde au merveilleux une place minime, sans pour autant contredire les événements qu’il rapporte. Jésus accomplit nombre de miracles mais ce ne sont pas eux qui retiennent l’attention du poète franco-italien, qui les traite de façon anecdotique. Dans le récit franco-italien, les actions merveilleuses de Jésus ne participent pas de la construction du sens à donner au texte.

Notes
693.

La Passion, v. 77. Cette indication est tirée de Jean, 12, 1 : « Iesus ergo ante sex dies paschae venit Bethaniam ».

694.

Jean, 12, 12.

695.

La Passion, v. 116-118.

696.

La Passion, v. 126-127 : « Puis le lun e ou martdi Jesu de cuer perfit / Aloit mout doctrinant ».

697.

La Passion, v. 141.

698.

« Le jovedi sivant », La Passion, v. 166.

699.

La Passion, v. 289.

700.

La Passion, v. 342.

701.

La Passion, v. 411.

702.

La Passion, v. 500.

703.

La Passion, v. 503.

704.

La Passion, v. 879.

705.

La Passion, v. 875-877.

706.

La Passion, v. 915.

707.

La Passion, v. 920.

708.

Marc, 14, 53-65 et Matthieu, 26, 57-27, 1.

709.

Luc, 22, 63-71.

710.

Il y a bien deux comparutions chez Nicolas de Vérone : une devant Anne, une devant Cayphe.

711.

Neuf heures du matin.

712.

Soit neuf heures du matin et midi. Marc, 15, 25 et Jean, 19, 14. Le désaccord serait dû à une confusion des notations numérales grecques ou des signes hébreux. Il pourrait aussi s’agir d’un éventuel souci, chez Jean, de placer l’exécution de Jésus au moment où on tuait l’agneau pascal pour la fête, Jean, 2, 4.

713.

Les textes font état de l’éclipse et du voile du temple qui se déchire : Marc, 15, 33 et 38-39 ; Matthieu, 27, 45 et 51-54 ; Luc, 23, 45. Matthieu évoque plus précisément un tremblement de terre en 27, 51.

714.

Marc, 15, 33-37.

715.

La Passion, v. 877 et 879.

716.

La Passion, v. 876.

717.

L’auteur de la Passion Notre Seigneur fait exception à cette règle. Tout comme Nicolas de Vérone, « au lieu de puiser sa matière dans des mystères déjà existants, pour ainsi dire, de seconde main, [il] semble avoir recouru directement aux sources premières, c’est-à-dire à la Bible et à l’Evangile de Nicodème, dont il traduit de nombreux passages ». Ce parallèle permet d’expliquer par exemple la similitude de traitement de l’épisode de l’agonie du Christ (qui diffère totalement de celui qui se retrouve dans toutes les autres Passions dramatiques ou narratives) alors que les deux textes n’ont pas pu s’influencer l’un l’autre. Voir, au sujet de la rédaction de la Passion Notre Seigneur, G.‑A. Runnals, éd., Introduction, p. 45.

718.

Jean, 11, 1-44.

719.

Il ne se trouve en effet ni dans la Passion des Jongleurs, ni dans la Passion du Palatinus.

720.

« [Jesus] fist susciter sens resploit / Le frer la Madelaine, che en moniment gisoit », la Passion, v. 40-41. De la même façon, Nicolas de Vérone ne raconte pas la résurrection du Christ parce qu’elle n’appartient pas à la Passion proprement dite.

721.

G. Paris, Le Journal des savants, Paris, 1892, p. 674 repris en Décembre 1902, p. 784. Sur la naissance et le développement du théâtre religieux, voir L. Sletsjöe, « Quelques réflexions sur la naissance du théâtre religieux », Actes du X e congrès international de linguistique et philologie romanes, Strasbourg, 1962, Paris, Klincksieck, 1965, t. II, p. 667-675 ; J.‑P. Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit ., p. 75-133 ; G. Hasenohr, « La littérature religieuse », La Littérature française aux XIV e et XV e siècles, 1, Partie historique, éd. D. Poirion, Heidelberg, C. Winter, coll. Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalter, 8, 1988, p. 367-405.

722.

J. Le Goff, La Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 1981.

723.

G. Frank, éd., Introduction, p. III.

724.

Voir à ce sujet : R. Lebègue, « Le diable dans l’ancien théâtre religieux », Cahiers de l’association internationale des études françaises, n° 3, 4, 5, 1953, p. 97-105 ; D. Gangler-Mundwiller, « Les diableries nécessaires : le rôle des scènes diaboliques dans l’action des mystères de la Passion », Mélanges de littérature du Moyen âge au XX e siècle offerts à Mademoiselle Jeanne Lods par ses collègues, ses élèves et ses amis, Paris, Ecole normale supérieure de jeunes filles, 1978, t. I, p. 249-268.

725.

C’est ainsi que l’auteur du Livre de la Passion présente une discussion entre Belzébuth et un autre diable (v. 852-892), une digression sur les origines des bois de la croix et l’arbre de Paradis utilisé pour crucifier Jésus (v. 1079-1089 et 1160-1186), des explications sur les divisions des Enfers (v. 1822-1854)… Le récit se poursuit bien au-delà de la Résurrection, jusqu’au Jugement Dernier (v. 2483-2508).

726.

F. di Ninni, « La Passion di Niccolò da Verona, fra traduzione e tradizione », art. cit., p. 407.