2) Les données légendaires : les miracles dans la Prise de Pampelune

La problématique est sensiblement différente dans la Prise de Pampelune. Pour la rédaction de cette épopée, Nicolas de Vérone ne suit pas une source précise qu’il s’appliquerait à retranscrire fidèlement. En effet, ce poème est d’inspiration plus libre que la Passion qui traduit les Evangiles et que la Pharsale qui propose une version franco-italienne rimée des Fet des Romains. Certes, le trouvère prendla suite de l’Entrée d'Espagne et s’efforce, assurément, de respecter la tradition rolandienne. Mais le choix et la présentation des éléments narrés sont beaucoup plus personnels dans cette chanson de geste que dans les deux autres et le poète ne se contente pas d’y être un simple « versificateur » 727 de textes préexistants : il fait véritablement œuvre de création.

Son épopée s’inscrit dans une veine littéraire bien précise, celle qui, depuis le Pseudo-Turpin, raconte les aventures de Charlemagne en Espagne et que R.‑M. Ruggieri désigne sous le terme de materia di Spagna 728. On sait que le texte en prose, rédigé en latin, intitulé Historia Karoli Magni et Rotholandi et attribué à l’archevêque de Reims, lui même inspiré du Karolellus en vers, a servi de base à nombre de réécritures tant en France qu’en Italie. Au XIIIe siècle, Willem de Briane le traduit en anglo-normand et durant le Trecento, l’auteur des Fatti de Spagna le cite précisément comme source au début de son œuvre :

‘Hora zaschaduno sapia la casone perché io scripse la veraxe istoria : perché l’arcivesco Turpino con sova mane scripse la veraxe istoria729.’

Le Padouan dit également se référer à l’œuvre de Turpin730 et, à sa suite, Nicolas de Vérone mentionne la « cronice »731, le « livre »732, l’ « istoire »733 et le « latin »734 dont il s’inspire. Il atteste la véracité des faits qu’il présente en précisant « se Trepin ne nous ment »735, avant d’ajouter quelques vers plus loin : « selong che dit l’autour »736, « autour » qu’il a déjà évoqué à plusieurs reprises737.

Or, malgré ces affirmations, et à la différence des autres représentants de la matière espagnole, la Prise de Pampelune n’est pas une traduction, ni une adaptation, ou alors très lointaine, du Pseudo-Turpin qui est ponctué par de nombreuses manifestations divines et où « le merveilleux surnaturel encadre la grande épopée des Francs, depuis l’apparition de saint Jacques qui donne à Charlemagne le sens de la mission à laquelle il est appelé par Dieu jusqu’à celle de saint Denis protecteur du royaume de France » 738. Alors que le poète franco-italien a conservé les miracles qui jalonnent la Passion du Christ et les a présentés sobrement en les réduisant à des éléments narratifs, parce qu’il reproduisait fidèlement les textes des Evangiles, il élimine, dans la Prise de Pampelune, toute intervention merveilleuse dictée par la tradition.

Dès lors, il convient d’analyser comment se manifeste la particularité de cette épopée de Nicolas de Vérone par rapport aux divers textes plus ou moins inspirés de la chronique latine et de relier cette problématique à celle de la réécriture et du traitement du surnaturel. Le rapport aux sources semble totalement différent dans la Prise de Pampelune et dans la Passion et il faut étudier la présentation du merveilleux chrétien dans la Continuation de l’Entrée d'Espagne, chanson de geste apparemment convenue, pour voir si elle est motivée par une vision du monde identique à celle qui régit le récit de la dernière semaine de vie terrestre du Christ.

Pour ce faire, il sera utile d’envisager successivement quelques-uns des miracles attendus de la tradition rolandienne en Espagne : l’apparition de saint Jacques à Charlemagne, la prise de la première Pampelune, précédée dans certains textes d’une vision angélique de Roland, et la prise, non moins miraculeuse, de la ville de Luiserne.

Notes
727.

Nous empruntons ce terme à L.‑F. Flutre, Les Fet des Romains dans les littératures française et italienne du XIII e au XVI e siècle, op. cit., p. 122.

728.

R.‑M. Ruggieri, « Dall’Entrée d’Espagne e dai Fatti di Spagna alla Materia di Spagna », art. cit., p. 182 ; voir également P. Rajna, « La rotta di Roncisvalle nella letteratura cavalleresca italiana », art. cit., p. 189 et C. Dionisotti, « Entrée d’Espagne, Spagna, rotta di Roncisvalle », art. cit., p. 207-215.

729.

Les Fatti de Spagna, I, p. 5.

730.

L’Entrée d'Espagne, v. 13548 par exemple. Cette mention de la source est particulièrement intéressant parce qu’elle est insérée dans l’épisode oriental qui est précisément totalement original. Au début du poème, le Padouan cite également Jean de Navarre et Gautier d’Aragon, qui sont deux autorités purement fantaisistes, l’Entrée d'Espagne, v. 2780.

731.

La Prise de Pampelune, v. 5260.

732.

La Prise de Pampelune, v. 5425.

733.

La Prise de Pampelune, v. 6104.

734.

La Prise de Pampelune, v. 456 et v. 129 de l’Appendice publié par A. Thomas et reproduits en exergue au texte par F. di Ninni.

735.

La Prise de Pampelune, v. 5653.

736.

La Prise de Pampelune, v. 5669. On a vu cependant avec quelle réserve il fallait accueillir ces mentions de la source dans le texte du Padouan. Dans la tradition italienne du XVIe siècle, le nom même de Turpin devient synonyme de mensonge et d’affabulation. Voir par exemple Teofilo Folengo, Orlandino, éd. M. Chiesa, Medioevo e umanesimo, 79, Padova, Editrice Antenore, 1991,I, 16, 1-8 ; Pietro Aretino, Orlandino (I, 2, 3-6 et I, 9, 5-6) et Astolfeida (I, 21, 3-4), Poemi cavallereschi,éd. D. Romei, Roma, Salermo Editrice, 1995.

737.

La Prise de Pampelune, v. 1535 et 3749.

738.

A. Moisan, Le Livre de Saint Jacques ou Codex Calixtinus de Compostelle, op. cit., p. 186.