a) Saint Jacques

L’Entrée d'Espagne s’ouvre sur la triple apparition de saint Jacques à Charlemagne. L’apôtre se manifeste à l’empereur sous les traits d’un pèlerin. Il lui demande de libérer le chemin de Compostelle et le roi des Francs accepte cette mission, s’engageant à en respecter l’objectif. Il en fait le compte-rendu à ses hommes au début de la chanson de geste :

‘« Segnors », dist l’inperere, « per la Virge pulcelle,
Miracle vos dirai que Dex nos aparelle :
Troi nuet a trapaseis que moi part in ma çelle
Uns peregrins davant, que manace e revelle
Qe je aille ostoier sor la gient de Tutelle
Qe ne creent Jesus e sa santisime ancelle,
E qe trosqe saint Jaqes, qui est eu reng de Castelle,
Je afranche son chemins e sa droite santelle ».

« Oiez, barons », feit Carles a la barbe florie,
« Troi nuet l’une pres l’autre, que ne dormoie mie,
Demonstrez m’est saint Jaqes, que fort moi contrallie
Que je aile ostoier sor la gent Paganie,
Si com je l’ai promis au filz sante Marie
Et au barons saint Jaqes, cui ai ma foi plevie
Que je restorerai son chemins e sa vie »739.’

Le Padouan se conforme ici strictement aux textes latins et à la tradition qui en découle, qu’il s’agisse du Karolellus 740, de l’Historia Karoli Magni 741 ou de la traduction de ce dernier par Willem de Briane742. A chaque fois, c’est la vision de l’empereur qui sert de point de départ à la narration et c’est encore le cas dans les récits italiens du XIVe siècle, tels que les Fatti de Spagna :

‘E lo apostolo de sancto Iacomo a modo de pellegrino aparite per trei note in visione a Karlo, arevelando che devesse andare in Spagnia a conquistare el so camino : in altra mainera, che lo portreve granda pene in altro regname743.’

De la sorte, l’action des hommes est entièrement placée sous le signe d’une obéissance à une requête divine et c’est Dieu, par l’intermédiaire de l’apôtre, qui réclame que l’armée française se batte en Espagne.

Les auteurs se conforment ici à un topos de la littérature du cycle du roi selon lequel l’action terrestre de Charlemagne est requise par Dieu. Ainsi, la reconquête espagnole apparaît comme une nouvelle croisade et le parallèle est frappant entre l’ouverture de l’Entrée d'Espagne et celle du Voyage de Charlemagne où l’empereur légitime son expédition en Terre Sainte par un songe qu’il a fait à trois reprises :

‘« Seignor », dist l’emperere, « un petit m’entendez :
En un lointain reialme, se Deu plaist, en irez.
Jerusalem requerre, la terre Damnedeu.
La croiz et le sepulcre voeil aller aorer -
Jo l’ai treis feiz songiet : mei covient aller –»744.’

Ainsi, les aventures de l’armée carolingienne sont présentées comme l’expression d’une soumission à l’ordre céleste.

A l’inverse, dans le texte de Nicolas de Vérone, si les hommes rendent grâce à saint Jacques745 et si l’objectif de reconquête est omniprésent, ce dernier apparaît toujours comme un pur dessein des hommes. Charlemagne veut « conquir le cemin dou seint prediceour, / Ce est le baron seint Jaqes de Yesu serviour »746, « conquir le zamin dou saint galician »747, « le zamin e la voie dou buen saint de Galise »748, mais il ne rappelle jamais que cette lutte a été requise par l’apôtre lui-même. Désirier, quant à lui, précise au début du texte :

‘« Je vin en cist païs seulemant por servir
L’emper[e]our mien sire e por aidier conquir
Le cemin de l’apostre »749.’

Ainsi, il fait de la libération du chemin de saint Jacques un objectif purement militaire et guerrier de l’armée française.

Nicolas de Vérone se contente de respecter les impératifs narratifs imposés par la Rolandéide : les héros de la Prise de Pampelune se battent en Espagne pour reprendre aux Sarrasins les villes qui jalonnent l’itinéraire des pèlerins jusqu’à Compostelle. Mais le poète écarte toute interprétation religieuse de cette guerre de croisade et passe sous silence l’origine merveilleuse d’une telle expédition.

Notes
739.

L’Entrée d'Espagne, v. 66-80.

740.

Karolellus, p. 11, 13 et 15, v. 61-112.

741.

Historia Karoli Magni, I, p. 8, 10 et 12, l. 24-56.

742.

Chronique de Turpin, I, p. 55, l. 65-90.

743.

Les Fatti de Spagna, I, p. 6. Voir aussi le discours de Charlemagne à ses hommes, même page, paragraphe suivant.

744.

Le Voyage de Charlemagne, v. 67-71.

745.

« A Jesu rendi grace e a sient Jaqe aussi.

A Yesu e seint Jaqes rendi grace Rollant », v. 2309-2310.

746.

La Prise de Pampelune, v. 5658-5659.

747.

La Prise de Pampelune, v. 1411.

748.

La Prise de Pampelune, v. 1418. Voir aussi les vers 5674 et 5688 où il est question du « cemin seint Jacqes », le vers 1818 qui évoque le « camin de l’apostre ».

749.

La Prise de Pampelune, v. 195-197.