b) La prise de Pampelune

Le Pseudo-Turpin, dont Nicolas de Vérone dit s’inspirer, mentionne deux villes de Pampelune : celle que l’on retrouve dans l’épopée franco-italienne et dont la prise marque le début de l’œuvre et celle dont les murs s’écroulent, dans le texte latin, sur simple prière de Charlemagne. Selon la tradition, cette cité est la première à être reprise aux mains des Païens et ouvre donc la voie à la reconquête du chemin de Compostelle :

‘Prima urbs, quam obsedicione circuivit, Pampilonia extitit, et sedit circa eam tribus mensibus et nequivit eam capere, quia muris inexpugnabilibus munitissima erat. Tunc Karolus fecit precem Domino dicens : « Domine Ihesu Christe, pro cuius fide in has horas ad expugnandam gentem perfidam veni, da michi hanc urbem capere ad honorem nominis tui. O beate Iacobe, si verum est, quod apparuisti michi, da michi capere illam ». Tunc Deo donante et beato Iacobo orante muri collapsi funditus ceciderunt.750

L’Historia Karoli Magni ajoute au poème qu’elle retranscrit en prose une nouvelle référence à l’apparition de saint Jacques à Charlemagne. Cette dernière se retrouve naturellement dans la traduction anglo-normande du XIIe siècle751. Mais dans les deux textes latins d’origine, c’est bien une intervention divine, suscitée par une prière de l’empereur, qui permet aux Chrétiens de se rendre maîtres de la ville :

‘At Karolus dum carpit iter, bellumque minatur,
Urbem vallavit, que Pampilona vocatur.
Quam tribus obsessam dum debellare nequisset
Mensibus, et victus animo iam pene fuisset,
Nam validi muri prohibebant hans superari,
Christum devota sic cepit mente precari,
Dicens : « Christe Ihesu, specialis gratia cuius
Me gentem patrie convertere compulit huius,
Cuius amore tuli tot prelia, totque labores,
Te relevante meos totiens et ubique dolores,
te precor, ut tua nunc virtus validissima muros
Obruat hos, nunquam virtute mea ruituros ;
Tuque meis precibus, o Iacobe sancte, faveto,
Ac dominum Christum super hoc orare studeto ».
Mox prece finita Christi vistute ruerunt
Menia lapsa, quibus lapsis port patuerunt.752

Le siège de cette première Pampelune a été relativement bref (trois mois) et se solde par une bienveillance du Ciel vis à vis des actions des hommes. A peine la requête de Charlemagne formulée, le miracle se produit et les remparts s’effondrent.

Il en va tout autrement dans l’épopée de Nicolas de Vérone qui ne mentionne qu’une seule Pampelune. Lorsque le poème épique débute, Désirier et ses hommes ont battu Maozeris, seigneur de la ville, et ils désirent remettre la cité aux mains de l’empereur français. Auparavant, Charlemagne a assiégé la ville en vain pendant cinq ans et le roi lombard réussit un exploit tout à fait digne de louange753. De la sorte, c’est l’action des hommes qui permet au roi des Francs de s’emparer de Pampelune et Dieu est totalement étranger à cette réussite.

Les textes italiens omettent l’intervention miraculeuse qui rend aux chrétiens une première Pampelune et c’est certainement le signe d’une volonté d’éviter toute confusion entre une aide divine qui permet de venir à bout de la résistance d’une ville sarrasine et les hauts faits des Lombards qui soumettent Maozeris et son « admirable citié »754. Aucun miracle ne se produit dans la Prise de Pampelune, dansles Fatti de Spagna 755 ou dans la Spagna 756 , au moment de la prise de Pampelune par Désirier. Ces textes, volontiers partisans et nationalistes, revendiquent ainsi un héroïsme italien. Après une telle réussite militaire, les Lombards, longtemps méprisés et raillés, sont réhabilités dans une tradition épique au sein de laquelle ils avaient été dénigrés jusqu’alors757. Cette réhabilitation se fait au détriment de toute manifestation du surnaturel : l’exploit guerrier, strictement humain, remplace le miracle.

Cependant, dans les Fatti de Spagna, l’épisode de la prise de Pampelune n’est pas totalement exempt de merveilleux. Avant que Désirier ne batte les Sarrasins, ces derniers inondent artificiellement les environs de la ville afin de noyer les troupes de l’armée française. Les Chrétiens échappent miraculeusement à cette inondation après que l’archange Gabriel est apparu à Roland, sous les traits d’une jeune femme vêtue de blanc, et lui a révélé les desseins de Maozeris :

‘Alora Rolando cavalca fin mezo del zardino ; e levò suxo, e dixe758 : « Ay chavalere, non sa’ tu del campo de Karlo, che in questa note profonderà tuto quanto, ché Malzarixe nostro segnore ha fato fare instrumenti unde el profonderà in meza note ? » Dixe Rolando : « Per Machono nostro dio, ben me plaxe ch’el sia destructo Karlo con sova zente. »
Atanto volse el suo destrere e prixe a cavalchare inverso l’oste ; e guarda arera, e vite che la femina era departita, e non sapeva in qual parte ella fosse andata : e hera tuta vestita de biancho. Rolando quando vite la femina se feze lo segno de la sancta croxe per grande miracholo che la femina era departita. E sapiate che questa femina era l’angelo Gabrielle che anuntiavali a Rolando759.’

Dans la Spagna, c’est la Vierge qui avertit Roland du stratagème mis au point par les Païens760. Dans les deux textes italiens, le neveu de Charlemagne est donc le destinataire d’une vision angélique ou céleste. Il communique directement avec le Ciel et est le témoin privilégié de la transcendance divine.

Rien de tel ne se produit dans la chanson de geste de Nicolas de Vérone qui n’évoque pas la moindre intervention du merveilleux chrétien. L’univers dans lequel évoluent les héros de la Prise de Pampelune est résolument terrestre et ne tolère aucun miracle. Les réussites ou les revers des guerriers ne sont que le fait des hommes.

Notes
750.

Historia Karoli Magni, II, p. 14 et 16.

751.

« La primere vile ke il assist, ke cité fust, ço fu Pampiloyne ; esist entour par treis mois, unkes prendre ne la poust. Lors fist sa priere a Nostre Seignour e dist : « Beuz Sire Deus Jesu Crist pour la ky amour e pur la ky foy jo su venu en ces estranges teres e con très pur enausser seynte crestiente, doune moy a prendre ceste cité en le honur de toun noun ». Dount reprist sa priere a Mounseygour Seint Jakes e dist : « Seynt Jakes, si ço est veyr ke vus me aparustes, donet moy ke jo la preinge ». E lors par la priere Seynt Jakes li murs chayerunt e fundirunt. », Chronique de Turpin, II, p. 55, l. 93-101.

752.

Karolellus, p. 15 et 17, v. 117-132.

753.

 « Il a feit en un jour plus bontié, sans gaber

Che en cinc ans n’avons feit » reconnaît Roland aux v. 294-295.

754.

La Prise de Pampelune, v. 772.

755.

Les Fatti de Spagna, XLIII, p. 94-95.

756.

La Spagna, XXV, 15-40, vol. 2, p. 363-370.

757.

Sur cette réhabilitation dans le cycle des légendes épiques, dans l’épopée franco-italienne en général et chez Nicolas de Vérone en particulier, voir en plus des articles cités dans la note précédente H. Krauss, Epica feudale e pubblico borghese, op. cit., p. 234-239; V. Crescini, « Di Niccolò da Verona. », art. cit., p. 356-358 ; A. Limentani, « L’epica in lengue de France », art. cit., p. 367 et « Epica e racconto », art. cit., p. 426-428 ; P. Rajna, « Le origini delle famiglie padovane », art. cit., p. 171-178. 

758.

Le sujet de ces deux derniers verbes est la « femina » que Roland a vue dans le jardin alors qu’elle cueillait des roses et des fleurs.

759.

Les Fatti de Spagna, XL, p. 85-86.

760.

La Spagna,XXIV, 40-XXV, 4, vol. 2, p. 357-360.