c) L’épisode de Luiserne.

Dans la tradition littéraire inaugurée par le Pseudo-Turpin, une Pampelune est reconquise grâce à une manifestation céleste et il ne s’agit pas d’un cas isolé. La ville de Luiserne fait également l’objet d’un miracle. Située entre Astorgat et la Stoille, elle résiste longtemps à l’armée française avant de rendre les armes, non sans intervention merveilleuse. L’épisode de Luiserne, absent de la Chanson de Roland, dans toutes ses versions, et de la Chanson de Guillaume remonte à la légende locale qui circulait en Espagne vers 1050-1100. Recueillie par Turpin, cette dernière se retrouve, avec différentes variantes dans nombre de textes tardifs, français ou italiens, qu’il s’agisse de Gui de Bourgogne, d’Anseïs de Carthage 761 ou des Fatti de Spagna.

Dans les premiers textes, le siège de l’armée française dure quatre mois et la ville est détruite sur simple prière de Charlemagne. Willem de Briane, traduisant le latin, écrit par exemple :

‘Totes ces cités e mout des autres dount jo ne fas mencioun conquist Charles, les unes par batayle les autres saun batayle, les autres par engyn, fore soul Luserne ke seet en Vaal Vert. Cele ne pout il prendre devaunt. Au dreyn il vint e la assist e sist qatre moys, ounkes ne la pout prendre. Dount fist il sa priere a Deux e a moun Seygnour Seynt Jake a par sa priere est ele gasté si ke a jour de hoy, e un graunt gorz sourt en milu de la cité ou il avoyt neyrs peysuns762.’

Les murs s’écroulent et un trou d’eau se forme au centre de la ville dans lequel évoluent des poissons noirs. Ce détail est déjà présent dans le Karolellus :

‘Quosdam devicit multo sudore duelli,
Quosdam subiecit nullo certamine belli.
Tandem vix potuit fortem superare Lucernam,
Sed tamen edomuit post menses quatuor illam.
Nam precibus fusis ceciderunt menia lapsa
Et deserta manet etiam nunc illa Lucerna.
Hanc fluvius quidam cingebat gurgitis atri,
In quo cernuntur pisces sucrescere nigri763.’

Il disparaît cependant des versions ultérieures qui adaptent plus ou moins librement la légende.

A l’origine, le Ciel intervient parce qu’il a été sollicité par Charlemagne, comme c’était le cas dans la Chanson des Saisnes où Dieu abat les murs du bourg de saint Hubert764. Mais dans Gui de Bourgogne une partie des remparts s’écroule sans que quiconque n’ait formulé la moindre prière :

‘El point de miedi, quand li solaus leva,
Einsi com nostre Sire le volt et commanda,
Del mur de la cité I pan en craventa765.’

La requête de l’empereur à Dieu apparaît plus tard, lorsqu’un conflit éclate entre Roland et Gui qui réclament tous deux le donjon occupé par Gui766. De la sorte, l’épopée fait état d’une seconde intervention surnaturelle, laquelle a pour but de régler un différend entre les hommes. La ville disparaît dans un abîme qui se remplit d’eau :

‘Et Karles se coucha desor l’erbe en la prée,
S’a faite I orison bien faite et enparlée,
Que cele vile soit à tel fuer atornée
Que de ceus ne d’autrui ne osit mès golosée.
Dont n’eussiés vos mie demie liue alée
Que la ciez est toute en abysme coulée,
Et par desus les murs tote d’eve rasée,
Si est assés plus noire que n’est pois destrempée,
Et li mur sont vermeil come rose esmerée ;
Encor le voient cil qui vont en la contrée767.’

La chanson, commencée avec l’élection de Gui de Bourgogne, s’achève sur ce miracle et peut donc se lire comme l’avènement du règne céleste au détriment du pouvoir temporel. En effet, les héros sont menés de l’action des hommes à l’action de Dieu. Gui a été choisi et nommé roi par la génération des fils des chevaliers français et il est venu en Espagne motivé par son seul désir d’achever la tâche entreprise par les pères. Aucune apparition angélique ne le pousse à suivre les traces de ceux qui se sont engagés à libérer le chemin de saint Jacques. Cependant, malgré son enthousiasme, ses ruses guerrières demeurent inefficaces face à la résistance des Païens : le jeune Gui fait combler les fossés de la ville assiégée en vain depuis sept ans768, mais quand les Français se mettent à grimper aux murs, les défenseurs les rejettent en leur lançant des pierres769 et la victoire ne peut être remportée qu’après la chute merveilleuse des murs de fortification. De la même façon, Charlemagne désire mettre un terme à la dispute qui oppose Gui et son neveu mais il n’y parvient que grâce à la destruction miraculeuse de la cité. Les desseins des hommes ont besoin de l’aide de Dieu pour être menés à bien770.

La situation est tout à fait similaire dans les Fatti de Spagna où Lucerna, ville située à côté de La Stoille, représente un danger pour l’armée française puisque Marsile y fait étape avec une forte armée771. Nombre de chevaliers chrétiens tentent le combat. Guron de Bretagne, qui s’appelle ici Algirone772, parvient à pénétrer dans le camp ennemi mais est blessé à mort. A sa suite, Roland jure de le venger et tente l’aventure seul, suivi à distance et à son insu par Désirier. Charlemagne lui-même affronte sans succès les Sarrasins malgré l’aide apportée par la propre fille de Marsile773, tombée amoureuse de Roland. Les Païens tendent un piège à leurs adversaires et massacrent 7000 hommes dont les corps sont exposés sur les remparts de la ville774. Quelques jours plus tard, Charlemagne se promène en forêt, s’agenouille devant la statue du Christ et l’implore de faire un miracle. La foudre tombe du ciel et détruit Luiserne par le feu :

‘[Charlemagne] se partì dal campo cossì sollo, e metesse in una grande foresta che nessuno non lo posseva vedere, e butasse in oratione denaze a uno cruciffixo, e disse : « O Segnore Yesù, lo quale nasisti de la gloriosa vergene Maria e volisti morire sopra lo legno de la croxe per volere recuperare nuy miseri pecatori, pregote per la tova infenita misericordia e per la tova grande bontade, che tu presti tanta gratia che yo possa conquistare tuta la Spagnya e farla tornare al sancto Iacomo ; e che in la citade de Lucerna possa dessendere una sayta che la destruga ».
Ora oditi novo mirachollo che demostrò Cristo per la oratione de Karlo: che una fianzella dessexo de l’ayro in lo grande pallatio de la piaza, per modo che le desfeze, e no la posseveno asmorzare; e in pocha d’ora la citade fu tuta desfata e bruxata, sì che li altri muri cadeveno per lo grande fogo775.’

Ce que les hommes n’ont pu accomplir est donc réalisé par le Ciel et Luiserne, ici incendiée, reste le symbole de la résistance acharnée des Païens qui ne peut céder que face à la puissance du Dieu chrétien. La prise et l’anéantissement de la ville sont le signe du miraculeux et du merveilleux qui se retrouvent dans nombre de textes tardifs.

Mais à la différence du Padouan, Nicolas de Vérone ne mentionne pas Luiserne776 alors qu’il reprend à son compte l’héroïque personnage de Guron de Bretagne dont le nom est lié à l’épisode de la prise de la ville. Le poète franco-italien fait même de Guron le héros d’un passage entier de son épopée et le chevalier dépeint est comparable à celui des Fatti de Spagna par de nombreux aspects. Dans les deux textes, sa mort a lieu après une périlleuse expédition en territoire hostile, un combat déséquilibré et des blessures multiples. Dans les deux cas, le chevalier arrive à rejoindre le camp de Charlemagne pour y mourir non sans avoir rempli la mission qui était la sienne : révéler à l’empereur la présence des ennemis et leurs intentions dans le texte italien, rapporter la couronne de Marsile gagnée après un combat entre champions dans l’épopée franco-italienne777.

A n’en pas douter, Nicolas de Vérone connaissait la légende de Luiserne778, associée au nom et aux exploits de Guron, mais il ne fait aucune allusion à cette ville détruite par miracle. Dans la Prise de Pampelune, la reconquête de l’Espagne est le fait uniquement de l’armée de Charlemagne sans que la moindre place ne soit laissée aux interventions divines. Le trouvère omet l’étape légendaire de Luiserne parce que le monde qu’il présente est tout humain et que seule l’action des hommes mérite d’y être développée.

Aucun des « prodiges et miracles [qui] parsèment l’action héroïque »779 du Pseudo-Turpin ne se retrouve dans l’épopée franco-italienne de Nicolas de Vérone. Pas plus que saint Jacques n’apparaît à Charlemagne ou que les murs de Pampelune ou Luiserne ne s’écroulent sur la simple prière de l’empereur, Turpin n’a de vision au moment de la mort de Roland. Dans la chronique latine, l’archevêque voit Roland emporté au paradis par saint Matthieu de même que Marsile est mené en Enfer780. A la mort de Charlemagne des prodiges ont lieu : le jour devient nuit et l’obscurité dure une semaine. Une flamme passe devant Charlemagne et les églises s’écroulent781. La prise de Grenoble est elle aussi tout à fait miraculeuse puisque Roland s’empare de la ville de la même façon que son oncle se rend maître de Pampelune :une simple prière faite à Jésus Christ suffit pour que la cité, inutilement assiégée auparavant, s’effondre782. Les premiers textes font également de Feragu un descendant de Goliath, évoquent le son du cor de Roland porté miraculeusement, et les apparitions s’y multiplient : apparition d’un mort, d’une croix rouge dans le ciel783, d’anges, de démons784. Nicolas de Vérone n’utilise aucun élément de cet arsenal merveilleux et l’absence du surnaturel est trop systématique pour qu’elle puisse être le fruit du hasard. Assurément, le poète ne voulait pas que Dieu intervienne dans les actions des hommes.

***

*

Le miraculeux et le merveilleux chrétien sont traités avec le même désintérêt dans la Prise de Pampelune et la Passion : là où Nicolas de Vérone retranscrit fidèlement une source précise, il conserve les éléments indispensables à la narration sans pour autant leur donner le relief spectaculaire qu’ils ont habituellement dans la tradition littéraire des Passions. En revanche, là où le poète ne s’inspire que d’une histoire légendaire plus ou moins adaptée785, il se distingue des autres auteurs en omettant toute intervention divine.

L’hypothèse d’une lacune entre l’Entrée d'Espagne et la Prise de Pampelune où seraient contenus, par le plus grand des hasards, tous les faits merveilleux786 semble difficilement soutenable d’autant plus que la vision angélique de Roland et la prise miraculeuse de Luiserne ne sont pas les seuls motifs de la légende manquant à la chanson de geste franco-italienne787. Le poète ne propose pas une nouvelle version du Pseudo-Turpin pour le salut de son âme, à la suite d’une vision nocturne, comme prétendent le faire l’auteur des Fatti de Spagna et le Padouan788. Il choisit au contraire de s’attacher à ce qu’il y a de plus humain dans les exploits des guerriers : Arma virumque cano 789.

Le rapport aux sources est donc traité différemment dans la Passion et dans la Prise de Pampelune. Nicolas de Vérone n’utilise pas les textes dont il s’inspire de la même façon dans les deux chansons de geste. Ici, il apparaît presque comme un nouvel évangéliste et traduit des passages entiers de Marc, Matthieu, Luc ou Jean ; là, il se propose comme continuateur de l’Entrée d'Espagne et remanieur de la matière espagnole. L’intertextualité apparaît sous deux aspects bien distincts.

Mais cette réécriture polymorphe est au service d’une vision du monde cohérente et commune aux deux épopées : le poète se fait le chantre d’un monde exclusivement terrestre d’où sont exclues toutes manifestations outrancières d’un surnaturel qu’il considère sans doute comme purement ornemental et donc inutile, non seulement à la narration, mais aussi à la constitution du sens à donner à son œuvre. L’univers dépeint par Nicolas de Vérone est une sorte de monde sans Dieu ou de monde dans lequel, pour le moins, Dieu est un Dieu caché.

Notes
761.

Anseïs de Carthage, éd. J. Alton, Tübingen, Bibliotek des litterarischen Vereins in Stuttgart, 194, 1892.

762.

Chronique de Turpin, III, p. 56, l. 131-138. Il s'agit d'une traduction littérale de la version latine: « Omnes prefatas urbes, quasdam scilicet sine pugna, quasdam cum magno bello et maxima arte Karolus tunc adquisivit preter prefatam Lucernam, urbem munitissimam, que est in valle viridi, quam capere donec ad ultimum nequivit. Novissime vero venit ad eam et obsedit eam sedit circa eam quatuor mensium spacio et fact prece Deo et sancto Iacobo ceciderunt muri eius. Et facta est deserta usque in hodiernum diem. Quidam enim gurges atri amnis in medio eius surrexit, in quo magni pisces nigri habentur », Historia Karoli Magni, III, p. 20, l. 38-47.

763.

Karolellus, p. 21, v. 183-188.

764.

La Chanson des Saisnes, v. 1727-1731.

765.

Gui de Bourgogne, v. 4178-4180.

766.

Gui de Bourgogne, v. 4273-4281.

767.

Gui de Bourgogne, v. 4288-4297.

768.

Gui de Bourgogne, v. 1533-1534, 1862-1863.

769.

Gui de Bourgogne, v. 4162-4166. Pour une étude des rapports entre la Prise de Pampelune, Gui de Bourgogne et Anseïs de Carthage voir R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., p. 83-85 et F. Castets, « Recherche sur les rapports des chansons de geste et l’épopée chevaleresque italienne », art. cit., 208-215.

770.

Au sujet des miracles qui viennent aider Gui, voir J.‑C. Vallecalle, « Les formes de la révélation surnaturelle dans les chansons de geste », art. cit., p. 65-75.

771.

Les Fatti de Spagna, XLV.

772.

Guron s’appelle, en fonction des textes Algirone ou Ghione.

773.

C’est elle qui envoie un message à Charlemagne pour le prévenir du danger que court son neveu.

774.

Marsile dit à Charlemagne que la ville est prête à se rendre. Le roi des Francs ne se méfie pas et envoie un détachement de 7000 hommes. Ils sont bien accueillis, nourris et abreuvés. C’est alors qu’ils s’endorment et sont massacrés. Les Fatti de Spagna, XLV, p. 103.

775.

Les Fatti de Spagna, XLV, p. 104.

776.

Luiserne est évoquée dans l’Entrée d'Espagne au sein d’une énumération des villes espagnoles, v. 7477.

777.

Les Fatti de Spagna, XLV, p. 98-100 ; la Prise de Pampelune, v. 2705-3867.

778.

Sur les origines et le développement de la légende de Luiserne voir H.‑M. Smyser, « The Engulfed Lucerna of the Pseudo-Turpin », Harvard Studies and notes in Philology and Literature, 15, 1933, p. 49-73 et J. Bédier, « La ville légendaire de Luiserne », art. cit., Les Légendes épiques, op. cit.,t. 3, p. 152-166.

779.

A. Moisan, Le Livre de Saint Jacques ou Codex Calixtinus de Compostelle, op. cit., p. 186 et 204.

780.

Historia Karoli Magni, XXV, p. 152 et 154, l. 1-17 ; Karolellus, p. 153 et 155, v. 1-28, Chronique de Turpin, XXV, p. 79, l. 1103-1115.

781.

Historia Karoli Magni, XXXIII, p. 190 et 192, l. 45-67 ; Karolellus, p. 153 et 155, v. 58-84 ; Chronique de Turpin, XXXII, p. 85, l. 1329-1340.

782.

Historia Karoli Magni, XXXIV, p. 194-195, l. 20-45 ; Chronique de Turpin, XXXIII, p. 85, l. 1341-1359. Cet épisode n’existe pas dans le Karolellus.

783.

Chronique de Turpin, XVI, p. 67, l. 603.

784.

Chronique de Turpin, XXXII, p. 84, l. 1300-1304.

785.

Une étude des rapports entre Fatti de Spagna, Spagna et l’épopée de Nicolas de Vérone pousse les critiques à envisager l’existence d’une source mère qui se serait aujourd’hui perdue et dont les différents récits italiens s’inspireraient plus ou moins. Voir par exemple ce qu’en dit A. Catalano dans son Introduction, vol. I, p. 65 : « I rapporti indiscutibili, ma non intimi né diretti […] null’altro dimostrano che la Prise de Pampelune, le due Spagne e il Viaggio devono essere considerati come discendenti di un capostipite del quale ognuno conserva un po’ del sangue che gli è stato trasmesso ».

786.

R. Specht explique ainsi l’absence de l’épisode de Luiserne dans la Prise de Pampelune. Pour le critique, « Nicolas de Vérone ne pouvait se passer de raconter la prise miraculeuse de Luiserne après la chute d’Astorga », et le fait qu’on ne trouve aucune trace de ce miracle dans le texte qui nous est parvenu lui sert d’argument pour étayer la thèse d’un manuscrit lacunaire. Voir R. Specht, Recherches sur Nicolas de Vérone, op. cit., note 63, p. 104.

787.

Deux manifestations traditionnelles du « merveilleux païen » (développées ci après par raison de commodités) sont également absentes du poème épique de Nicolas de Vérone alors qu’elles sont récurrentes dans les autres représentants de la matière espagnole.

788.

L’auteur italien parle de la visite d’un ange alors que le Padoaun raconte que Turpin en personne lui est apparu pour lui demander de mettre en vers sa chronique : « Una note el me vene un angelo in vixione anontiare che io devesse scrivere la dita istoria si voleva essere salvo l’anima mia », Les Fatti de Spagna,I, p. 5 ; « Une noit en dormand me vint avisee

L’arcevesque meïme, cum la carte aprestee :

Comanda moi e dist, avant sa desevree,

Que por l’amor saint Jaqes fust l’estorie rimee,

Car ma arme en seroit sempres secorue et aidee », l’Entrée d'Espagne, v. 50-54.

789.

Virgile, Enéide, éd. J. Perret, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1991, I, v. 1.