a/ Sorcellerie et humanité

Dans l’édition moderne des Fet des Romains, tout l’épisode de nécromancie se lit sous la rubrique : « Coment Sextus li fiuz Pompee ala a Ericto la sorciere por savoir de la bataille la fin »794. L.‑F. Flutre se conforme ici à une lecture proprement médiévale du personnage où son aspect diabolique prédomine. Erichto est désignée a priori comme sorcière et cela correspond à l’idée que l’on se fait d’elle depuis le texte de Lucain. Très connue au Moyen Age, archétype de la sorcière antique, modèle de sorcellerie795, Erichto revêt tous les atours du démoniaque dans la chronique française.

Dans la Pharsale, la situation est tout à fait différente et Erichto n’est pas précédée de sa réputation de sorcière. Certes, le poète évoque les « sorciers »796 puis leurs « ars » et « mervoilles »797 avant de préciser :

‘Sour touz les encanteres qe vous ay conte ci
Si fu dame Heuriton – ce savés vos de fi –
La metre plus sopraine qe anc de mer nasqui798.’

Mais la suprématie d’Erichto se lit comme une qualité : Nicolas de Vérone présente la « metre plus sopraine », c’est-à-dire la plus experte, réputée, renommée. L’expression est tout aussi laudative que dépréciative : il s’agit d’un superlatif exprimé dans le domaine d’un art particulier, celui de la magie799. De plus, le nom même du personnage est précédé du substantif « dame »800. De cette façon, Erichto n’appartient pas au monde infra-humain mais est une femme, née d’une femme801. Simple représentant de l’humanité parmi d’autres, la sorcière apparaît comme un individu respectable jouissant d’un certain rang social, celui d’une domina. Il n’y a rien de diabolique ni dans son essence, ni dans sa généalogie.

Cette lecture n’est pas fortuite et Nicolas de Vérone évoque à plusieurs reprises l’humanité d’Erichto, fût-ce pour souligner la laideur de la magicienne : « anc ne veïstes fame plus layde a regarder »802, « la dame liet si carme(n)s »803, « a cele fame, il804 voloit dou tot aller »805. Le fils de Pompée considère celle qui va l’aider comme un être humain. Chez Nicolas de Vérone, la relation bien particulière qui unit Sextus à Erichto est plus de l’ordre du soutien, demandé et accordé, que de celui de la « deablie »806.

C’est ce qui légitime la demande très codifiée que formule le guerrier romain ; s’adressant à Erichto, il l’apostrophe :

‘« Zantis dame », feit il, « honorable por droit,
Cortoise et ensenee, plus c’om dir ne sauroit,
Par vous est honoré cist païs, qand vos i oit :
Qar se vous ne li fustes, coneüs ne seroit ».807

Il reconnaît en elle un être noble et puissant qu’il remercie quand elle accepte de lui révéler son sort808. Ce premier échange est tout à fait comparable à celui que décrit la chronique en prose : on y peut lire la même politesse et courtoisie de Sextus, le même respect pour la puissance d’Erichto et la même acceptation de la part de la sorcière809.

En revanche, Nicolas de Vérone fait preuve d’originalité au moment de la séparation des deux personnages : une fois le fils de Pompée renseigné, les Fet des Romains ne s’attardent pas sur la fin de l’entrevue : « Sextus s’en retorna as tentes son pere. Ericto le convoia, car la nuiz fu oscure »810. Mais dans la Pharsale, une grande partie de la laisse XIII est consacrée à la façon dont le guerrier quitte la sorcière, qui ne peut plus être considérée comme telle. Sextus demande tout d’abord s’il peut partir, se pliant par là à l’exigence courtoise de demande de congé, puis Erichto le lui accorde et propose de le raccompagner pour le protéger. Sextus la remercie donc et les voilà partis ensemble. C’est ensuite Erichto qui demande congé, les hommes de Sextus la remercient à nouveau avant qu’elle ne s’en aille définitivement811. Cette construction parallèle insiste sur la similitude de statut entre les deux protagonistes. Un déplacement fondamental s’est donc opéré depuis le texte de Lucain où la sorcière maîtrisait les différents langages animaux et autres bruits de la nature :

‘Latratus habet illa canum gemitusque luporum,
Quod trepidus bubo, quod strix nocturna queruntur,
Quod strident ululantque ferae, quod sibilat anguis ;
Exprimit et planctus inlisae cautibus undae
Siluarumque sonum fractaeque tonitrua nubis.
Tot rerum vox una fuit812.’

Résolument sauvage dans le poème latin, Erichto est au contraire totalement civilisée dans la Pharsale de Nicolas de Vérone et ses mœurs ressemblent à celles du Popolo aristocratique et bourgeois de la Cour de Nicolas Ier d’Este.

Notes
794.

Les Fet des Romains, p. 495, l. 11.

795.

F. Dubost parle du « modèle thessalien » incarné par Erichto et Médée. Voir F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, op. cit., t. II, p. 658-662.

796.

La Pharsale, v. 84.

797.

La Pharsale, v. 86 et 87.

798.

La Pharsale, v. 102-104.

799.

Les spécialistes s’accordent sur le fait que le Moyen Age ne persécuta pas les sorcières et que leur diabolisation date du XIVe siècle. La peste de 1348 ouvre la voie à la systématisation de l’accusation des sorcières et à une certaine popularisation des histoires démoniaques. Avant cette date, et depuis l’Antiquité, la magie omniprésente n’est en rien condamnée. Voir à ce sujet R. Muchembled, Magie et sorcellerie en Europe du Moyen Age à nos jours, Paris, Armand Colin, 1994, p. 99 ; G. Bechtel, La Sorcière et l’Occident : la destruction de la sorcellerie en Europe, des origines aux grands bûchers, Paris, Plon, 1997, p. 13-76 ; J. Delumeau, La Peur en Occident : XIV e -XVIII e siècles, Paris, Fayard, 1978, p. 98-99 et 232-360 ; R. Kieckhefer, Magic in the Middle Ages, Cambridge University Press, 2000 (1ère édition : 1989), p. 150-174 ; N. Weill-Parot, « Science et magie au Moyen Age », Medieval Studies. Today and tomorrow (1993-1998) , Actes du congrès de la FIDEM (Barcelone, 1999), éd. J. Hamesse, Turnhout, Brepols, 2004, p. 527-559 ; A. Varvaro, « A proposito delle credenze magiche nella letteratura medievale », Miscellanea mediaevalia, Mélanges en l’honneur de P. Ménard,Paris, Champion, t. II, p. 1446-1452 ; L. Thorndike, A History of Magic and Experimental science, New-York, Columbia University Press, 1923-1934, t. I, p. 672-696 : « L’attrait de la divination pour une partie des intellectuels chrétiens du Moyen Age » ; P. Boglioni, « L’Eglise et la divination au Moyen Age, ou les avatars d’une pastorale ambiguë », Théologiques, vol. 28, n° 1, printemps 2000, p. 37-66. Pour la fin du Moyen Age et l’époque moderne, voir J.‑P. Boudet, « La genèse médiévale de la chasse aux sorcières : jalons en vue d’une relecture », Le Mal et le diable. Leurs figures à la fin du Moyen Age, éd. N. Nabert, Paris, Beauschesne, 1996, p. 35-52. Pour des textes datant du Moyen Age, antérieurs ou postérieurs aux œuvres de Nicolas de Vérone, voir Bibliotheca Lamiarum, Documenti e immagini della stregoneria dal Medioevo all’età moderna, éd. G. Bosco, Pise-Ospedaletto, Pacini Editore, 1994 ; Henry Institoris, Jacques Sprenger, Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières), 1486, éd. A. Danet, précédé de L’inquisiteur et ses sorcières, par A. Danet, Grenoble, J. Million, coll. Atopia, 2005 ; U. Molitor, De laniis et phitonicis mulieribus, Cologne, 1489, Paris, Nourry, 1926 ; L’Imaginaire du sabbat. Edition critique des textes les plus anciens (~1430 ~ 1440) éd. M. Ostorero, A. Paravicini-Bagliani, K. Utz-Tremp, Lausanne, Cahiers lausannois d’histoire médiévale, 26, 1999.

800.

La Pharsale, v. 103.

801.

La Pharsale, v. 104.

802.

La Pharsale, v. 129.

803.

La Pharsale, v. 298.

804.

Il s’agit de Sextus.

805.

La Pharsale, v. 136.

806.

Nous empruntons ce terme à F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, op. cit.,t. II, p. 632.

807.

La Pharsale, v. 160-163.

808.

La Pharsale, v. 187 : « Grand merci, zantis dame ».

809.

Les Fet des Romains p. 498, l. 29-p. 499, l. 22.

810.

Les Fet des Romains, p. 504, l. 17-18.

811.

La Pharsale, v. 306-319.

812.

Lucain, De Bello civili, VI, v. 688-693.